Il fallait se méfier des morts. Ceux qui prétendaient que les morts, parce qu’ils n’étaient plus de cet univers, n’avaient plus rien à dire, se trompaient lourdement. Les morts portaient sur vous un regard éternel, un regard biaisé par l’affect, et rien n’était pire que de les entendre parler. Les morts pouvaient parler, et leurs mots étaient durs. Ils étaient fait d’aciers, portés par le poids éternel du chagrin et de la culpabilité. Shizuka avait survécu là où des membres de la famille royale étaient morts... Pourquoi elle, et pas eux ? Pourquoi Shizuka, petite guérisseuse inutile, et pas Kagami ? Shizuka donnerait volontiers sa vie pour sauver celle de Kagami, et, si elle savait combien ce qu’elle disait pouvait être affreux, sous le coup de l’émotion, elle n’en pensait pas moins. Elle avait échappé aux tueurs en se planquant sous le lit de sa chambre, et avait été totalement incapable de servir à quoi que ce soit. Elle n’avait pu protéger personne, ni soigner qui que ce soit, et, dans sa tête, elle entendait les hurlements, les cris, l’agitation, les bruits et les chocs sourds, le bruit des épées tranchant dans la chair, les larmes et les supplications, le sang filant sous l’embrasure de la porte pour envahir progressivement sa chambre... Tout ça, elle le revoyait clairement, et ce qu’elle avait fait ensuite... Elle s’extirpant du lit, approchant ses petites mains de la porte après un temps qui lui semblait interminable, et voyant, voyant.... Toute cette mort, toute cette souffrance, le spectacle des corps ensanglantés, ses larmes ruisselant abondamment le long de son visage, des yeux qui ne pleuraient plus, tant son esprit était estomaqué par la douleur et par la stupéfaction. Shizuka n’était plus au Temple de la Lune, elle n’était plus dans cet endroit sûr et fiable, cet endroit apaisant, ce foyer protecteur pour n’importe quel Edorrassien... Elle était dans le royaume de la mort et de l’horreur, dans les terres de la cruauté et de la sauvagerie.
La voix de la Princesse jaillit alors, et Shizuka rouvrit les yeux, quittant le chaos, les corps démembrés, baignant dans leur sang, ces yeux vides fixant un point invisible, pour voir le beau visage de la Princesse Hinata, juste devant elle. Shizuka cligna des yeux à plusieurs reprises en sursautant, et rougit furieusement en comprenant qu’elle s’était encore mise en spectacle... Encore ! Cependant, les larmes étaient encore là, et elle ne put résister. Shizuka tendit ses bras, et enlaça la Princesse, venant se blottir contre son corps, en séchant ses larmes, s’enfouissant dans le creux de sa nuque.
« Pardon, Princesse, pardon... »
Elle renâcla un peu, mettant plusieurs minutes à se remettre. Ce qui l’aida à cesser de pleurer, à reprendre ses esprits. La Princesse lui demanda si elle allait mieux, et Shizuka acquiesça, hochant la tête de haut en bas.
« O-Oui, Princesse... Dé... Désolée... »
Diable ! Pour une femme simplement censée assister la Princesse, elle faisait fort ! Elle avait peur d’avoir gâché la prière de la Princesse. Or, elle savait combien il était important d’honorer les morts, de les respecter, et de toujours veiller à se montrer dignes d’eux et du regard immatériel qu’ils portaient sur vous. Il était l’heure de prendre le thé, et Shizuka suivit la Princesse. Elle lui tenait la main, ce qui la troublait un peu, car la guérisseuse, gênée, continuait à fixer ses pieds, et se retrouva assise sur un banc, à côté de la Princesse, près de l’Ange Nora. Elle craignait que l’Ange ne lui reproche sa mise en spectacle, que la Princesse ne soit juste en train d’essayer de trouver un moyen de la congédier... Avant qu’elle ne lui demande ce que ça faisait d’être amoureuse.
*Hein ?!*
Shizuka en fut tellement abasourdie qu’elle n’arriva plus à penser, et releva la tête vers la Princesse, la bouche ouverte, une lueur de surprise incrédule dans les yeux. Non, elle n’avait pas rêvé, et la Princesse dut probablement sentir son trouble, car elle lui parla de nouveau, en expliquant que c’était juste une question innocente.
« Oh... Euh... »
La guérisseuse n’était elle-même pas assez idiote pour croire à cette histoire, mais elle ne pouvait clairement pas s’imaginer que la Princesse soit en train de penser à elle. Shizuka se pinça les lèvres en réfléchissant. L’amour... Comment définir ça ? Elle ne l’avait jamais étudié à l’académie, mais elle ne pouvait pas tout simplement dire ça à la Princesse. Elle voulait une réponse, et il était du devoir de Shizuka de répondre. Elle réfléchit donc.
« Je... Euh... Comment définir l’amour... Je vous avouerais que je ne sais pas, Majesté, mais... Il n’y a pas d’explications précises là-dessus, je veux dire... »
L’amour était la plus grande force de l’Univers selon les romantiques, et avait donc des pouvoirs magiques certains. Ça, Shizuka l’avait étudié à l’académie, mais l’amour en lui-même n’avait pas été étudié. Elle avait plutôt étudié certains de ses effets, notamment ceux qui amenaient l’amour qu’une personne ressentait envers une autre à décupler ses forces. L’amour était une puissance magique surpuissante, considérée par bon nombre de personnes comme la plus puissante de toutes les forces, mais aussi comme étant la plus dangereuse, car instable, et tout simplement trop puissante pour qu’on puisse la contrôler.
« Nous étudions le phénomène amoureux comme... Comme une force magique... J’aime cette théorie selon laquelle l’amour est la force magique primaire fondamentale... La magie est liée aux sentiments, Majesté, c’est pour ça que des robots stricts ne peuvent pas s’en servir... Alors, partant de là, certains théoriciens estiment que l’amour est à la base des émotions, que ce soit la haine, la jalousie, la convoitise, la cupidité, l’orgueil... Pour eux, tout est lié à l’amour, et, partant de là, l’amour est donc perçu comme la base de la magie. Je trouve cette théorie scientifiquement peu crédible, mais... Romantique. »
Elle l’était, oui, mais réciter ses cours théoriques sur la magie datant de ses premières années d’éducation ne permettrait nullement de mieux appréhender l’amour. Elle se pinça les lèvres, et, en fermant les yeux, pensa alors à ce qu’elle ressentait tout simplement pour la Princesse, car devenir une guérisseuse pour soigner Edoras, et, à partir de là, la dernière descendante des Kaguya, avait toujours été sa plus grande inspiration.
« Je dirais, Princesse, que l’amour est un sentiment fort qu’on ressent pour une personne... Et, qu’au-delà de ça, que c’est l’amour pour la personne qu’on ressent qui vous inspire à vous surpasser. Aimer quelqu’un, c’est vouloir se surpasser pour cette personne, quitte à renier sa propre identité. On ne parvient plus à penser à quelque chose d’autre, et, plus on se sépare de cette personne, plus son contact nous manque. On ferait tout pour qu’elle vous remarque, même quand on sait que c’est vain... Car l’amour se fie des convenances sociales, il se fie de la raison, il se moque de la logique, il se rit des hésitations, il franchit toutes les barrières... Il est l’incarnation la plus pure de la liberté, et je pense qu’essayer de le définir précisément est impossible, tant il brasse des émotions contradictoires... Il nous effraie autant qu’il nous inspire, il nous repousse autant qu’il nous fascine... Alors... Je dirais que l’amour est le seul élément permettant de déterminer si nous avons une âme ou pas. »
Que de mots philosophiques dans ce qu’elle venait de dire, que de grands termes, mais Shizuka avait surtout l’impression d’avoir accumulé une série de clichés ne voulant rien dire. Elle secoua lentement la tête, puis son regard se porta vers Nora, qui se tenait à proximité. C’était limpide, maintenant... Limpide et évident.
« C’est elle, Princesse ? L’Ange Nora... C’est elle, votre muse ? »
Shizuka prit soudain conscience du caractère extrêmementdé placé de cette question, et posa une main sur sa bouche en rougissant furieusement, puis regarda alors à nouveau ses pieds.
« Pa-Pardon, Princesse, je... Je n’aurais jamais dû vous poser une... Une telle question ! Pardon !! »