Maintenant que la Princesse dormait, Shizuka laissait ses esprits vagabonder. D’ici quelques semaines, elle saurait enfin où elle irait terminer sa formation. Théoriquement, Shizuka était déjà une guérisseuse, car elle avait reçu l’ultime examen de son académie. Elle l’avait même réussi avec brio, terminant parmi les premières de la formation (en réalité, Shizuka était la guérisseuse la plus talentueuse de sa promotion, mais elle ne voulait pas l’admettre, par question d’humilité). Cependant, il restait encore une ultime épreuve, avant de pouvoir avoir son diplôme, et ouvrir son propre cabinet dans les États tekhans : faire un pèlerinage. Une formation à distance auprès d’autres académies sûres, dans des endroits en paix de Terra, comme Nexus, Meisa, ou même Novac. Shizuka devait formuler sa liste de vœux, en sachant qu’elle serait prise n’importe où, vu ses hauts résultats. Le choix premier des cadettes était toujours Dreamland. L’Archipel de Novac attirait bien des convoitises, car c’était un paradis technologique, un environnement à la pointe de la technologie tekhane. Un endroit isolé, mais dont on parlait fréquemment, Novac faisant toujours les actualités scientifiques et militaires, puisque ses laboratoires de haut niveau travaillaient sur la guerre contre les Formiens.
Où irait-elle ? Elle pensait aller à Novac, non pas pour l’attrait des nanotechnologies, mais parce qu’elle considérait que c’était l’endroit le plus proche d’Edoras, et le moins dangereux. Shizuka éprouvait une sorte de peur infantile à l’idée de se rendre dans un royaume dirigé par les mâles. Certes, il y avait une Reine à Nexus, mais les cours de géopolitique que Shizuka avait suivi lui avait permis de savoir que la Reine Ivory était jeune, et que le pouvoir était détenu entre les mains d’un Conseil régent composé de nobles et de puissants bourgeois. Quant à Meisa, c’était l’éloignement géographique qui lui faisait peur. En effet, si elle ovulait aller à Meisa, elle devrait d’abord faire une halte à Nexus, afin d’avoir une correspondance qui l’emmènerait à Meisa. De plus, Meisa était assez proche d’Ashnard. L’académie avait également des liens avec les Ashnardiens, mais Shizuka n’avait pas spécialement envie de finir dans un Empire dictatorial tyrannique régi par des démons.
*Minea m’a dit que Novac ne m’apporterait rien...*
Minea était l’une des profs de l’académie, une jeune femme qui avait pris Shizuka sous son aile, et lui avait expliqué que ses capacités de guérisseuse étaient intimement liées à la magie. Pour les Tekhans, la magie était une force complexe, dont les capacités des individus étaient régies par la transmission des gènes d’une génération à l’autre. Il était probable que l’une des aïeules de Shizuka ait été une puissante mage. Meisa lui semblait être l’endroit le plus indiqué, car c’était un royaume hautement lié à la magie. Shizuka avait un profond respect envers Minea, mais Meisa lui faisait peur. Ce choix la taraudait depuis maintenant une semaine ! Quel endroit choisir ? Où aller ?!
Elle soupira alors... Avant d’entendre du bruit venant du lit. Shizuka s’était assise sur un confortable fauteuil, et se redressa brusquement. Elle constata rapidement que le rêve de la Princesse devenait un sinistre cauchemar, car elle se tordait dans le lit, se recroquevillant en poussant des petits gémissements que Shizuka prit assez rapidement pour des sanglots.
*Elle doit sûrement encore rêver de ce fameux jour... Je suis bien égoïste pour m’inquiéter d’un problème aussi futile que savoir où aller, quand elle a eu une telle enfance...*
Shizuka connaissait l’histoire, naturellement. C’était son pays. Edoras avait toujours essayé d’être comme une sorte de passerelle entre Tekhos et le reste du monde, notamment en considérant les mâles comme des hommes, susceptibles d’avoir les mêmes droits que les femmes. Une telle approche allait à contre-courant de l’opinion majoritaire à Tekhos, qui considérait, études scientifiques et historiques à l’appui, que les mâles étaient naturellement plus enclins à la violence, et qu’une société ne pouvait sereinement perdurer et prospérer que sous l’égide des femmes. Ces théories conduisaient à la théorie du sexe unique, une sorte d’eugénisme qui voulait que les mâles disparaissent au profit des femmes. Edoras avait pris le contre-courant de cette approche, en instaurant un régime égalitaire, et en considérant l’homme comme une personne juridique à part entière, ayant la même capacité juridique qu’une femme... Ce qui revenait à en faire son égal.
Et puis, il y avait eu le complot. Orchestré par le frère de la Princesse qui tremblait devant Shizuka. Une chose horrible. Shin, dont le nom était considéré comme une infamie à Edoras, avait voulu prendre le pouvoir par la force, quand il avait appris qu’Edoras ne changerait jamais la règle constitutionnelle décrétant qu’un homme était, par nature, écarté de la succession royale. Le complot avait été sanglant. Un massacre avait eu lieu au Temple de la Lune, le palais royal. Shizuka était alors toute petite, mais elle n’avait pas oublié... Les gens hurlant dans la rue, la panique, le peuple massé devant les portes du Temple, se demandant s’il restait encore un membre de la famille royale... Les rumeurs qui circulaient... Un coup d’État mené par les Ashnardiens ? Aujourd’hui encore, certaines estimaient qu’on ne leur avait pas tout dit sur ce massacre, que Shin n’aurait pas pu agir seul.
Shizuka sortit de ses pensées en entendant la douce voix d’Hinata. Elle était dissimulée presque intégralement sous la couette, et Shizuka pouvait deviner la souffrance, ses yeux rougis... Mais sa magie, son entraînement, ne pouvaient rien contre ce genre de blessures. Hinata lui désigna du doigt un meuble, en lui demandant d’alle rlui chercher sa peluche.
« Oui, Princesse... » répondit Shizuka en s’écartant.
Elle était nerveuse, agitée. Elle ne savait pas où se mettre : comment soulager les tourments de Shizuka ? Comment l’encourager à aller mieux ? Comment lui dire que ce qu’elle vivait n’était rien ? Qu’elle n’avait rien à craindre ? Shizuka en était incapable. À chaque fois qu’elle essayait de se rappeler cette nuit... Elle se revoyait, sous son lit, médusée, entendant les bruits, avant que sa tutrice n’entre, et ne meure sous ses yeux. C’était ce qui l’avait décidé à devenir guérisseuse, à s’endurcir. Si elle avait été plus forte... Si elle avait mieux maîtrisé son don, Shizuka aurait pu la soigner... Elle, la plus gentille d’entre toutes, elle, qui ne méritait pas de mourir... Elle secoua la tête en sentant l’amertume et la tristesse l’envahir, et ouvrit le placard.
Le poids dans son cœur s’alourdit quand elle vit la photo de Kagami, l’ancienne sœur d’Hinata. On disait que Shin l’avait tué en l’empalant sur son épée... Comment un homme pouvait-il à ce point perdre la raison au point de massacrer les siens ? Cette vision émut tellement Shizuka qu’elle resta devant le meuble pendant une dizaine de secondes, les yeux embués. Elle se frotta les yeux, essayant de chasser ses larmes. Elle était émotive, mais également très empathique. Elle pouvait sentir la douleur de la Princesse, ce qui accrut son respect pour elle. Comment cette femme avait-elle fait pour ne pas perdre la raison ?
Shizuka lui remit la peluche, et s’assit face à elle, n’osant pas l’extirper du lit, croisant ses mains en les regardant béatement.
« Tu as des sœurs, Shunya ? »
La question la fit sursauter. Elle releva la tête vers la Princesse, se mordillant les lèvres.
« Je... J’ai une sœur, oui... C’est elle qui est destinée à diriger la famille quand l’heure sera venue... »
Shizuka en parlait peu, car elle n’était guère concernée. Quand on avait su que Shizuka avait des pouvoirs magiques, ses mères l’avaient naturellement conduite à l’académie du Temple, afin qu’elle y reçoive une formation appropriée. Elle avait eu un peu peur, au début, mais ses mères étaient souvent venues la voir, et elle avait passé parfois un certain temps au manoir familial.
« Elle s’appelle Chisame... Elle est beaucoup plus affirmée que moi, alors il est tout à fait logique que ce soit elle qui dirige l’atelier de mes mères... »
Les Shunya tiraient leur fortune d’un bel atelier de tisserand, très riche, qui employait une cinquantaine de personnes, au cœur d’Edoras. Shizuka se mit à respirer, sentant son cœur se calmer, et se décida alors, en se mordillant presque les lèvres sous l’effet de la gêne, à poser une question :
« Co... Comment vous sentez-vous, Princesse ? »