Adamante aurait pu tenter de modifier directement l’apparence d’Elena pour plus de simplicité, mais ce n’était pas facile. On ne transformait pas aussi facilement une autre personne que soi-même, et la magicienne tenait à garder toutes ses facultés. De plus, elle connaissait bien Raiko, ayant déjà fait l’amour avec elle (ce qu’elle se gardait bien de dire à Elena), et était donc, partant de là, très largement en mesure de reproduire plus facilement le corps de la femme, son intonation, ses expressions. Elle n’avait plus qu’à espérer ne pas tomber sur une proche de Raiko, mais la chose était peu probable, tant Raiko fuyait ce genre d’endroits. La magicienne savait que Nexus était dangereuse, et, tout comme Luria, elle était partagée entre le souci de protéger la Reine, mais aussi celui, tout autant légitime, qu’elle ne soit pas trop coupée de son peuple. Elena avait beau faire sa bougonne, Adamante la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle était ravie d’être ici.
*
Elle a grandi dans un monastère, dans une petite cellule de moine... Tout ce luxe, ça n’est pas son monde. Pour elle, le Palais d’Ivoire n’est qu’une grande prison aux barreaux dorés.*
La magicienne ne voulait pas de ce fardeau pour Elena. Il était donc essentiel qu’elles organisent ce scénario, et qu’Elena puisse découvrir Nexus. De fait, tout en marchant, la jeune Reine regardait autour d’elle, ses yeux grand ouvert. Elle voyait ainsi la ville dans tout ce qu’elle avait à lui montrer. Même la nuit, Nexus était très vivante, et elles avançaient dans des quartiers assez animées, où on entendait des rires, des morceaux de chansons, des artistes de rues, des couples... Le trio longea une petite rivière avec une série d’élégants restaurants et autres auberges avec des terrasses illuminées. Des gens parlaient et buvaient bruyamment, s’esclaffant tout autant. Ici et là, il y avait des jongleurs, des cracheurs de feu, ou des musiciens.
Elena ne pouvait que sourire, sentant que ce quartier était très éloigné des sinistres bas-fonds de la ville sur lesquels elle lisait continuellement des rapports inquiétants. Luria n’avait pas envie de traumatiser la Reine, visiblement, ce qui expliquait ses choix. Elle la guida ainsi jusqu’à une auberge : «
Le Poney Fringant ». Elena lut le nom en souriant, et les trois femmes filèrent à l’intérieur. Il y avait autant de monde dedans que dehors, et Luria les guida jusqu’à une table dans un coin. Elena nota la présence d’une mezzanine en hauteur. Les servantes étaient des femmes parfois rondelettes, qui rigolaient volontiers, servant du vin à profusion, tandis que, derrière le comptoir, on tournait de la viande sur des broches.
«
Le Poney Fringant » était une auberge très agréable. Elle n’avait pas l’affluence du «
Coucher de Lune », la plus grande auberge de Nexus, mais attirait son lot de fêtards. Elena, qui allait répondre à Luria, tourna soudain la tête en entendant des coups de tambour, et avisa une longue table, au fond, où, devant une serveuse qui rougissait benoîtement, un équipage de marins s’était mis à chanter l’une de ces chansons qu’on pouvait entendre en pleine mer :
« What shall we do with a drunken saaaailor,
What shall we do with a drunken saaaaaaailor,
What shall we do with a drunken saaaaaaaailor,
Early in the mooooooooooorning !! »
Et, soudain, Elena vit l’un des marins saisir la main de la servante, et faire quelques pas avec elle. Il suffisait de voir ses joues rouges et son regard pétillant pour deviner qu’il avait bu plus que de raison.
Les marins poursuivirent ensuite sur leur élan :
« Wey–hey and up she rises,
Wey–hey and up she rises,
Wey–hey and up she rises,
Eaaaaaarly in the mooooooooorning »
Drunken Sailer était assurément l’une des musiques de marins les plus connues, et Elena, pour le coup, en avait totalement oublié la proposition de Luria. Adamante souriait d’ailleurs en la voyant remuer lentement la tête. La musique se termina ensuite, mais, maintenant que les marins étaient lancées, ils se lancèrent
a cappella dans un autre morceau, lorsque le premier d’entre eux scanda le premier vers de
Randy Dandy-O, s’exclamant d’une voix forte, en mettant son chapeau sur sa poitrine :
« Now we are ready to head for the Horn... »
Et les autres enchaînèrent ensuite d’une voix forte, grave et forte :
« WAY, HEY, ROLL AN’ GO ! »
Puis les marins poursuivirent :
« Our boots an' our clothes boys are all in the pawn,
To be rollickin' randy dandy O! »
Comme quoi, l’équipage n’avait pas besoin de musique pour électriser la foule. Et, tandis qu’ils chantaient, Adamante nota que les conversations avaient peu à peu cessé, et qu’une écrasante majorité des gens de l’auberge s’étaient levés, confirmant par là que la mer était dans l’ADN des Nexusiens. Et, quand l’équipage termina, Elena fit partie de ceux qui les applaudirent chaudement.
«
Au monastère, une fois, des marins étaient venus, confia Adamante à Luria.
Ils avaient chanté, et je me souviens encore de l’émerveillement d’Elena à ce moment. »
Visiblement, ce n’était pas une soirée très reposante qui les attendait, car, après l’improvisation des marins, le tavernier tapa joyeusement dans ses mains :
«
Musiciens ! s’exclama-t-il sur un ton particulièrement jovial.
EN PISTE, MILLE TONNERRES ! Pour nos glorieux marins revenant de la grande aventure ! -
Le navire offre la tournée générale ! » s’exclama une voix venant d’une mezzanine.
Un homme élégant et distingué, assurément le capitaine du navire, ou son propriétaire, ce qui déclencha un concert de vivats et de sifflements, et de chopes résonnant sur le bois... Puis des musiciens approchèrent alors, et se lancèrent dans
une musique endiablée.
«
J’espère que vous savez danser, Luria, car, vu comment notre jeune mousse frétille sur place, il va falloir s’y coller... »