Sha avait presque oublié à quel point Bastet était... Une gamine. Elle n’en avait pas que l’apparence, mais aussi le comportement. Dire qu’elle était plus vieille que tout l’Olympe... Pour autant, Bastet avait raison sur plusieurs points. Elle était très proche de Sha, et c’était assez réciproque. Comme l’Ombre, elle faisait partie des très anciennes générations de divinités, et, même si elle était plus jeune encore que Sha, elle n’en restait pas une longue amie. Sha ne l’avait néanmoins pas revu depuis longtemps, et esquissa donc un léger sourire lorsque Bastet s’impatienta devant le fait qu’elle la vouvoie. Tendant la main, Sha lui tapota affectueusement la tête.
« Soit... »
L’Ombre disparut alors, et il s’écoula quelques secondes avant qu’un portail ne se forme, et qu’une nouvelle femme apparaisse. Il s’agissait de Sha, mais dans sa forme humaine, cette fois. Sa longue chevelure noire descendait le long de ses épaules, et elle portait son long manteau. Rien en-dessous, juste une simple culotte. On voyait ainsi dans l’ouverture du manteau, les formes de ses seins, et sa belle peau. L’Ombre se rapprocha de Bastet, et la prit dans ses bras, lui faisant le câlin qu’elle réclamait.
« Notre dernière rencontre remontait à longtemps, petite Déesse se justifia-t-elle, avant de l’embrasser sur le front. Mais je suis sincèrement heureuse de te revoir. »
Sha était un reliquat des temps anciens, qui méprisait généralement les autres Dieux. Son aversion pour les Dieux grecs était forte, tout comme pour les Dieux égyptiens. Inceste, crises entre Dieux, ils étaient tout simplement ridicules, une espèce de sinistre farce. Sous le règne des Dieux grecs, les monothéismes avaient éclaté, se répandant comme des traînées de poudres, balayant les anciens cultes et les vieilles religions. Les druides avaient disparu, les Asgardiens s’étaient effondrés, l’Olympe avait été détruit... Un beau gâchis. Pendant que les Athéniens sombraient progressivement dans la bâtardise intellectuelle, et étaient submergés par les Romains, les Dieux grecs n’avaient rien trouvé de mieux à faire que continuer à se chipoter entre eu, et de transférer leur panthéon chez les Romains, changeant au passage leurs noms. Ils étaient indignes d’être des Dieux, tout simplement.
Elle s’écarta ensuite de Bastet, et alla près de Kiriko et de Bitia. Contrairement à Kiriko, Bitia était dans le doute, et la phrase de Kiriko à l’intention de Bitia avait légèrement effrayé cette dernière. Légèrement, car elle avait d’autres soucis en tête que les propos d’une espèce de fanatique orgueilleuse. Elle parlait avec plusieurs des gardes de l’expédition, qui étaient également préoccupés. Une alliance entre les clans du désert était rarissime, et se faisait généralement en prévision d’une menace plus grande. Quand les Ashnardiens avaient amené leurs troupes ici, afin de s’emparer de Balterossa, les Balterossois avaient envoyé des délégations rencontrer les clans, afin de les fédérer sous l’autorité balterossienne, et ainsi bénéficier de leur assistance dans la guerre qui avait éclaté contre Ashnard. Balterossa avait pu remporter la victoire, résistant au siège de l’Empire, et c’était avant tout grâce à l’union des clans. Une véritable armée végétait dans ce désert, puissante, solide, mais très désunie.
*Il faut deux raisons pour amener les clans à s’allier : un meneur, et une menace.*
A l’époque de l’invasion ashnardienne, le meneur avait été un héros de guerre, celui qui avait tenu les remparts de la ville lors de la première guerre ashnardienne, quand les Ashnardiens n’avaient envoyé que de « faibles » régiments pour prendre Balterossa. Tao Tie avait été le nom de cet héros de guerre, ce général balterossois, qui avait ensuite, pour remporter la seconde guerre, été voir les clans. L’histoire était connue. Balterossa était une cité libre, qui commerçait et guerroyait traditionnellement avec d’autres cités libres de la région, notamment Celapaleis. Lors de la seconde guerre, les cités libres avaient du s’unir, et, si une troisième guerre couvait, les cités libres devraient à nouveau mettre en parenthèse leurs petites querelles pour s’unir encore.
*Est-ce ce cela, la menace ? L’Empire d’Ashnard qui revient ?*
Toute à ses pensées, elle remarqua alors que Sha lui avait fait une place à sa gauche sur un chariot, Kiriko étant naturellement à droite. Revenant à des pensées plus prosaïques, Bitia alla la rejoindre, nerveuse. Sha tourna son regard vers Kiriko, puis vers son ventre. Elle attendait toujours de Kiriko une réponse à l’offre qu’elle lui avait faite. Une offre extrêmement généreuse, mais qui troublait Kiriko et ses convictions. Servir Sha était l’unique but de la vie de Kiriko. Dire qu’elle aimait sa Déesse était en-deçà de la vérité ; elle l’adorait, elle l’adulait et la vénérait, avec une espèce d’idolâtrie fanatique. Sha s’était souvent demandée jusqu’où Kiriko serait prête à aller par amour pour elle. Sacrifier des enfants ? Tuer l’innocent ? C’était enthousiasmant, mais aussi un peu effrayant. Le culte de Sha avait souffert du fanatisme ambiant des Européens, de cette chasse aux sorcières hystérique, de ces Inquisiteurs fanatiques, de ces sociétés gangrénées par la folie religieuse. Oui, Sha se méfiait du fanatisme religieux, même quand il la servait. Jusqu’où Kiriko irait-elle dans son adoration pour Sha ? Irait-elle jusqu’à tuer des sorcières qui étaient en proie au doute ?
*Il faudra un jour que j’arrive à lui faire comprendre les vertus de la tempérance... Mais je crois que ce sera difficile...*
Perdue dans ses pensées, Sha observait à tour de rôle ses deux sorcières. Elle avait aidé Bitia à devenir la femme qu’elle était maintenant. Balterossa n’était pas une cité aux moeurs tekhanes. Le sexe féminin n’avait pas un rôle très important ici. En lui donnant ses pouvoirs magiques, Bitia avait pu s’élever dans la société, avoir une maison, et même une famille. Même si elle était tombée amoureuse d’un homme, Sha ne lui en tenait pas rigueur. Elle était sexiste, mais pas totalement obtuse.
Bastet finit par parler à Kiriko.
« Tu sais... Tu ne devrait pas lui en vouloir ainsi... Outre le fait d'être la protectrice des femmes et des enfants de ma communauté, je suis aussi la déesse des accouchements... Ce qui n'est malheureusement pas une des attributions de Sha. Si je n'était pas intervenue pour les sauver, elle et son enfant, Bitia aurait fait une fausse couche, et serait probablement morte elle aussi. Si tu l'a considère véritablement comme une sœur, tu devrais plutôt me remercier de lui avoir éviter la mort de son bébé... et lui pardonner. Pour ma part, cela ne me dérange pas que Bitia soit fidèle autant envers moi que Sha. Après tout, elle est une des rares divinités que j'apprécies pleinement. »
Ce fut à ce moment que Sha décida d’intervenir. Elle attrapa doucement la main de Kiriko dans la sienne, et lui fit un léger sourire, qu’elle voulait rassurant, avant d’expliquer :
« Tu sais, Kiriko, ta dévotion envers moi est grande, mais on ne peut pas imposer aux autres une telle... Fidélité. La liberté est quelque chose que je chéris, et les doutes en sont l’expression. Je comprends tout à fait que Bitia puisse douter de mes capacités, car, même si je suis forte, mes Attributs ne sont pas pour autant illimités. »
Bitia rougit légèrement, et, en baissa la tête, s’expliqua :
« Je... J’ai toujours voulu avoir un enfant... Malheureusement... Enfanter est difficile pour moi, et Bastet est l’une des divinités centrales de Balterossa. La fécondité a toujours été un problème de notre cité, ce qui fait que nous vénérons beaucoup les divinités liées à la procréation. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai cessé d’utiliser ma magie. Je continue à servir notre Déesse tous les jours... »
Sha lui sourit légèrement. Sous sa forme humaine, elle était généralement bien moins impressionnante.
« Ne t’en fais pas, je ne suis pas venue jusqu’ici pour te faire un procès inquisitorial, plaisanta-t-elle. Je suis venue jusqu’ici... Hum, nous verrons ça plus tard. Nous approchons de Bubastis. »
Le bouclier magique entourant la ville et sa région apparaissait en effet, ressemblant à une espèce de dôme translucide. Le convoi s’y engageait, sans craindre de nouvelles attaques