« Simple curiosité et sois franche, tu nous hais, nous les Celkhanes car nous n'avons pas pu venir te sauver étant jeune ? Si nous aurions pu intervenir à cette époque, tu penses que tu serais restée de quel côté ? Vers celui de femmes qui auraient pu te trouver une véritable famille aimante et vivant en paix où bien tu aurais souhaité rester sur Terra et commencer une nouvelle vie à Tékhos ? »
De quel côté... L’image fit sourire Mélinda, qui se mit alors à s’avancer, lentement. Visiblement, son histoire avait troublé Suki plus qu’elle n’osait se l’avouer. La vampire le comprenait, et elle n’avait rien à cacher. Son histoire était authentique, et s’éloignait des circuits manichéens que Suki connaissait : le riche esclavagiste, le bourgeois descendant d’une famille de bourgeois, et qui ne s’était jamais posée de questions sur ce qu’il faisait. Mélinda avait eu un parcours différent : née esclave, elle était finalement devenue ce qui, alors qu’elle était humaine, lui avait semblé être le pire des cauchemars, et la plus horrible des situations. Comment expliquer un tel retournement de situation ? Comment le justifier ? La Celkhane peinait à dissimuler son trouble, ce que sa question exposait. Elle faisait donc sourire Mélinda, qui se mit à marcher autour de Suki.
« Ton compliment implicite me va droit au cœur, Suki, mais sache que, à cette époque, ton bel archipel n’existait pas. J’ai plusieurs siècles d’existence. Je suis née peu de temps après la Guerre Civile d’Ashnard, si tu veux tout savoir... Quelques mois après que l’Empereur Fou ait été banni. Ton État est beaucoup plus récent. »
Caelestis avait été fondée à la suite d’un désaccord entre des Tekhanes au sujet de la politique de neutralité prônée par Tekhos. Des Celkhanes renégates avaient décidé de fonder Caelestis, un archipel volant composé de six îles, et qui, en volant dans le ciel, échappait à la loi tekhane, et à sa politique de neutralité. Quand Caelestis avait été fondée, Mélinda était déjà une esclavagiste depuis longtemps établie.
Tout en continuant à marcher, Mélinda aventura brièvement un doigt en se tenant dans le dos de Suki, caressant le pourtour de son armure, à hauteur de l’épaule.
« Et puis, les armures comme ça, même si c’est affreusement sexy, ce n’est pas pour moi. Je ne vous hais point, Suki. Si c’était le cas, je ne t’aurais jamais laissé repartir, et je t’aurais emmené, toi et Kairi, dans le plus infâme des bouges terrans qui existent. Tu ne le comprends donc pas ? »
Mélinda avait joint ses mains dans son dos, un sourire angélique sur les lèvres.
« Tu me prêtes des sentiments qui n’existent que dans ta tête, des inventions de ton esprit pour justifier la haine irrationnelle que tu me portes. Ce n’est pas de la haine que je ressens à votre égard, Suki. Au mieux, vous m’exaspérez par votre philosophie simpliste et biscornue... Au pire, vous m’effrayez par cette même philosophie absolutiste, qui vous permet de justifier toutes les exactions possibles, dès lors qu’elles sont commises au nom d’un intérêt supérieur. Vous me faites penser à l’Inquisition, prête à commettre les pires actes au monde, au nom de Dieu... Et j’ai tendance à avoir peur de ceux et celles qui veulent me détruire. »
La vampire décroisa les bras, et s’écarta un peu. Elle venait tout de même de faire une assez grosse révélation, en avouant que Suki l’effrayait... Mais, en un sens, c’était humain... Bien qu’elle ne soit pas humaine. Suki voulait la tuer, et avait les moyens de le faire.
« Que crois-tu donc, Suki, hein ? Que j’ai vraiment eu le choix ? Je n’étais pas censée finir comme je le suis... La vengeance envers mon père, c’est tout ce qu’on m’a donné. On m’a transformé en vampire pour m’insérer dans un échiquier politique, afin de supprimer l’un des derniers soutiens du Roi Fou. J’ai été désignée pour tuer mon père, et on m’a donné son harem, dans l’espoir que je me coulerais, et que ce bâtiment serait repris par les rivaux de mon père. J’avais une sainte horreur de l’esclavage quand j’ai repris ce harem. J’étais comme toi, Suki. Je voulais libérer toutes les esclaves martyrisées par la démence de mon père, dont l’esprit avait été corrompu par la folie du Roi Cramoisi. Et tu sais pourquoi j’ai décidé de reprendre son activité ? Pourquoi j’ai décidé, contre toute attente, de reprendre le flambeau ? »
C’était une question rhétorique. On pouvait sentir le ton de Mélinda s’accélérer, au fur et à mesure qu’elle parlait. Elle ne tarda pas à répondre à sa propre question, car Suki n’aurait jamais pu y répondre toute seule, et aucune de ces suppositions n’aurait été la bonne. L’avarice de Mélinda, son goût pour l’argent, sa luxure... Tout avait une raison fondamentale.
« J’étais seule... Rien de plus qu’une enfant qui avait peur du noir. J’avais passé ma vie dans une petite cellule noire avec un seau en bois pour seul meuble. Je ne voulais plus de ces haillons, je ne voulais plus de ces cellules grises... Je voulais pouvoir goûter à la joie d’un vrai lit, d’un vrai repas, à des caresses, des câlins... Mais ne vas pas croire que tout cela n’était qu’égoïsme de ma part. J’aurais pu les libérer, et, même avec ma peur d’être seule, je l’aurais fait... Mais le sort qui attendait ces pauvres hères n’était pas celui de la félicité promise. Si mon harem avait coulé, si j’avais décidé de ne pas devenir une esclavagiste, tous ces gens, ces misérables et ces esclaves, ces gens qui m’avaient soutenu alors que je croupissais dans ma cage... Ils auraient fini entre les mains de bourreaux, ils auraient été torturés par des esclavagistes cruels, ou envoyés dans des camps de travail, condamnés à travailler comme des forçats. Alors, je les ai protégés... Je leur ai offert une vie de rêve, j’ai partagé ma fortune. Les cellules ont été transformées en magnifiques chambres, avec des dorures, des broderies, je les ai parés de beaux atouts. C’est elles qui ne voulaient pas être libres, Suki. C’est elles qui m’ont demandé de les protéger. »
Mélinda s’était retournée, en la dévisageant, sans aucune réelle lueur d’agressivité dans le regard.
« Et c’est ce que je continue à faire avec leurs descendances... Quand bien même vous auriez été là à cette époque, je n’aurais jamais laissé ces femmes entre vos mains. Qu’auriez-vous fait de leurs frères ? De leurs enfants ? Vous les auriez séparés ? Envoyés où ? Dans des endroits qu’elles ne connaissent pas ? Dans les usines de Tekhos, où elles auraient respirés du soufre à longueur de journée en s’asphyxiant les poumons ? Ne me fais pas rire avec ton prétendu paradis, Suki. La terre promise n’existe pas. Caelestis est incapable de se projeter autrement que dans le conflit et dans le rapport de force. Ce n’est pas étonnant, si la plupart des esclaves que vous libérez deviennent elles-mêmes des tueuses, traquant les démons que nous sommes. Je ne vous aime pas, car votre idéologie encourage la haine et la mort, et toute idéologie qui encourage la haine de l’autre est à chier, peu importe les justifications qu’elle y trouve. »
Cette fois, la vampire avait beaucoup parlé, et se racla lentement la gorge, avant de secouer la tête.
« Et je les condamne à se prostituer, c’est un fait... Mais je pense qu’elles préfèrent ça à l’idée de devenir des tueuses comme toi. Et puis, les rares qui sont définitivement hostiles à cette idée trouvent toujours des occupations secondaires. Je suis bien connue pour abandonner très difficilement mes protégés. Je leur offre un avenir sûr, stable, radieux, et la protection de pouvoir vivre paisiblement. Tout ce qu’elles ont à faire, en contrepartie, c’est coucher avec des hommes et des femmes. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, mais chacun y trouve son plaisir. Si tu penses qu’elles sont si mal traitées que ça, Suki, tu n’as qu’à venir dans mon harem. C’est avec plaisir que j’y accepterais ta belle petite bouille. »
Était-ce une nouvelle provocation ? Ou quelque chose d’autre ? Mélinda avait passé de longues minutes à se confier, à expliquer ses choix, et à les justifier. Pour elle, tout lui semblait être logique.
« Aucun regret pour le baiser ? » conclut-elle alors.