Être en deux endroits à la fois était une expérience très originale, à laquelle Sha avait eu bien du mal à s’habituer. Il s’agissait de parceller son esprit, ce qui, naturellement, nécessitait de hauts niveaux psychiques. Néanmoins, l’Ombre pouvait le faire, et, tandis qu’elle supervisait la Voie, elle accepta donc, de manière exceptionnelle, l’audience de Gurin. Elle pouvait sentir en elle le sang d’une succube. Elle était mi-démone, mais pas uniquement. L’empreinte de Miléna... Sha pouvait la sentir. Cette femme devait être son apprentie, et elle s’approcha lentement de l’Ombre. Gurin était très nerveuse, ayant visiblement conscience que, si Miléna apprenait ce qu’elle allait faire, elle se fâcherait. Elle parla ainsi à voix basse, se méfiant d’Echidna, qui était en train de se faire masturber par son serpent. Sha connaissait très bien Echidna, et savait que la vue du corps de Gurin avait du l’exciter.
*Gurin ressemble à une enfant...*
La manière dont elle se confiait, en étant timide et craintive, allant jusqu’à la supplier, lui évoquait une petite fille craintive... Ce qu’elle disait sur Miléna, en revanche, ne l’étonna pas. Sha n’eut pas à réfléchir longtemps, et leva sa tête vers Echidna.
« Laisse-nous, je te prie... »
Echidna pencha la tête lentement, se retenant de protester, et s’en alla, en profitant naturellement pour dandiner ses belles petites fesses. Sha la regarda en étant légèrement amusée, puis reporta son attention sur Gurin, et s’avança un peu. Elles étaient désormais seules, et l’Ombre ne tarda pas à lui parler. Ce que Gurin lui disait, sans vraiment la surprendre, parvenait toutefois à la troubler, car elle impliquait une erreur de sa part... Cependant, elle n’arrivait pas à se souvenir ce qu’elle avait bien pu lui faire...
« J’ai été scellée pendant plusieurs siècles... Ce fut une épreuve très douloureuse pour moi, où j’ai bien failli disparaître... Revenir en place, récupérer mon pouvoir d’antan, est quelque chose que je cherche à faire depuis que j’ai pu m’échapper de cette prison dans laquelle des Dieux rivaux m’ont mis, après avoir brûlé des milliers de mes sorcières. »
L’Ombre se retourna vers Gurin, et enchaîna assez rapidement :
« Je ne hais pas Miléna. Son esprit est plein de haine, de rage, mais la haine et la fureur ont une seule origine : la souffrance. Et la souffrance est le lot commun des sorcières. Si je la détestais au point de l’avoir rejeté, elle n’aurait jamais pu aller dans la Voie. Comprends bien, petite femme, que toutes les sorcières sont mes enfants. Beaucoup me rejettent, mais je suis comme une mère pour eux... Et une mère qui se respecte ne cesse jamais d’aimer ses enfants, même quand leur âme est aussi noire que celle de Miléna. »
Sha n’exagérait pas. Elle savait que Miléna n’était pas une bonne personne, que son esprit était perverti par la colère, par un traumatisme qu’elle avait vécu, et qui était visiblement lié à Sha... Peut-être avait-elle jadis imploré son aide ? Mais, si Sha avait alors été scellée, il était tout simplement impossible qu’elle ait pu l’aider. Elle avait du mobiliser ses ultimes forces pour parvenir à sortir de sa prison avant qu’on ne lui dérobe tous ses pouvoirs.
« Il est indéniable que Miléna me déteste... Mais je crois que, au fond d’elle-même, elle continue à voir en moi sa Déesse... Pourquoi venir ici, autrement ? Pourquoi demander mon aide ? Elle attend de moi que j’agisse comme la mère que je n’ai pas pu être jadis pour elle. Et j’attends de moi de réussir à lui montrer toute la futilité de votre quête... »
Sha parlait sans regarder Gurin, plongée dans son passé, dans ses souvenirs douloureux, ses souvenirs de flammes, de croix, de liesses populaires hurlant contre les sorcières en cage avant de les mettre sur des bûchers.
« Ne crois pas que je n’ai jamais entendu parler de vous. Les Kuro Yume... Vous suivez aveuglément votre leader dans son obsession destructrice, avec un fanatisme qui, tôt ou tard, vous détruira tous. La souffrance... Vous, petits mortels, ignorez ce que c’est... Sentir dans son cœur, dans son âme, des milliers de sorcières hurler sans arrêt à l’agonie... Voir leur souffrance, la douleur, le désespoir quand le feu calcine la chair, brûle vos cheveux, et vous fait fondre... Le revivre perpétuellement... »
L’Ombre finit par secouer la tête.
« J’ai entendu tes craintes, Gurin, mais, dans la mesure où tu as été honnête envers moi... Il serait préférable pour Miléna qu’elle ne termine pas cette Voie. Vous vous engagez dans une voie où vous réaliserez tôt ou tard que la mort est parfois la plus douce des récompenses, et qu’il existe, en ce monde, des individus dont la haine n’est pas née de la souffrance, mais leur est aussi naturelle que peut l’être pour une femme le besoin d’une caresse sur sa joue ou d’un sourire amical.... Et, le jour où vous rencontrerez ces êtres, vous comprendrez vraiment ce qu’est la souffrance. »
Sha était énigmatique, mais c’était volontaire. Ses explications, elle les réservait à Miléna, quand cette dernière aurait terminé la Voie, et demanderait à Sha ses lumières. Mais l’Ombre arriverait-elle à faire douter Miléna ? A lui montrer qu’une sorcière devait maîtriser ses passions ? Elle espérait que oui... Mais elle en doutait fortement. Il allait falloir amener Miléna à réaliser qu’elle tenait toujours à sa Déesse. C’était, pour Sha, limpide. Dans le cas contraire, Miléna ne serait jamais venue ici.
Pendant ce temps, Miléna, avec ses deux acolytes, progressait dans les profondeurs du village. Elle avait rapidement compris qu’il y avait des souterrains. Dehors, une tempête commençait à se lever, et promettait d’être forte. On sentait le sable remuer un peu partout. Le trio avançait ainsi dans des galeries sinistres, avant d’entendre de sinistres mélopées. Elles étaient prononcées dans une langue énigmatique, curieuse, et on pouvait parfois entendre des sanglots. En avançant le long des catacombes, on pouvait débarquer dans ce qui ressemblait à un immense autel sacrificiel. On pouvait voir, taillé dans la pierre, un long escalier circulaire, et, en contrebas, une immense salle avec des villageois attachés. Des hommes encapuchonnés se tenaient près d’eux, et étaient visiblement en train de les sacrifier de manière horrible, et particulièrement lente, leur ouvrant le corps à l’aide de longs poignards.
Ce fut à cet instant, alors que le trio observait cette scène, que le Guide décida de revenir.
« Voyager d’un Sentier à un autre est toujours une épreuve pour moi, se justifia-t-il. J’imagine que vous avez du reconnaître ce décor. L’Égypte antique... Elle a fait rêver tant de gens, et son histoire est auréolée de légendes, de mystères, et de brouillards... C’est une histoire millénaire, après tout. »
Le Guide était de retour, et était toujours aussi bavard.
« Vous êtes dans l’un des Sentiers les plus importants de la Voie. Celui où la Déesse, et, par extension, les sorcières, ont perdu de leur superbe, en affrontant celui qui deviendrait plus tard leur bourreau. Ce temple souterrain païen est voué à Apophis, le Dieu des forces mauvaises, dans la mythologie égyptienne. Certains cultes païens barbares estimaient qu’offrir des sacrifices à Apophis était un très bon moyen de faire intervenir ce dernier. Les éclipses solaires étaient toujours, pour les Égyptiens, la preuve matérielle que les cultistes d’Apophis étaient puissants, car ils témoignaient de la victoire d’Apophis contre Rê, le Dieu du Soleil. Une opposition assez classique, dans le fond... Vous pouvez choisir de sauver ces âmes en peine, mais elles n’ont aucune influence... Le cycle de la Malédiction est entamé. »
Une forme sombre apparut alors en contrebas. Tout en bas de cette grande grotte, là où on sacrifiait des humains, il y avait un petit porche, avec une grande porte, qui s’ouvrit alors, révélant passage à une très belle femme. Une Égyptienne superbe, une sorcière qui leva les mains, en se mettant à parler à ses fidèles. Les hommes encapuchonnés se mirent alors à se transformer, devenant de longs hommes-serpents, des Lamias, qui se mirent à dévorer les entrailles de leurs victimes. La sorcière égyptienne, de son côté, descendait lentement, d’une démarche sensuelle, les marches la menant vers une femme attachée. Elle avait étéla seule femme épargnée, afin de permettre à la sorcière de pleinement profiter de son corps. La sorcière en question alla se positionner devant le corps de la belle femme, se mettant à caresser lentement son estomac.
« Les sorcières ont acquis une grande notoriété à cette époque, même si on ne les appelait pas sous ce nom. Quand le désespoir s’abat sur vous, on finit toujours pas se tourner vers les magiciens, vers la superstition. L’époque moderne n’échappe pas non plus à cette situation. Et, en l’occurrence, l’Égypte antique sombrait progressivement, dégénérant lentement. Rappelez-vous que les Pharaons, pour préserver la pureté de leur lignée, pratiquaient entre eux l’inceste. L’inceste royal trouvait une justification religieuse, magique. Les sorcières de cette époque pensaient qu’il fallait préserver la pureté du sang des Pharaons, dans la mesure où ce sang avait des qualités magiques incontestées. Partant de là, il était préférable que, dans la mesure du possible, les Pharaons fassent l’amour avec leurs filles, se marient avec elles, et aient des enfants. »
Le Guide parlait d’une voix laconique, et, pendant ce temps, la ténébreuse sorcière, une prêtresse, caressait avec deux doigts le corps de la femme, y dessinant de curieux symboles. Elle avait prélevé ce sang sur le corps de la femme.
« C’est un rite de préparation ancien, mélange de magie et de superstition. Cette femme s’appelle Neferti, et elle veut dévorer le cœur de cette femme, vierge. Elle pensait que manger son cœur lui octroiera de plus grands pouvoirs. Neferti est liée à la clef dont vous avez besoin pour terminer cette Voie. Je ne saurais que vous suggérer de vous présenter à elle. »