Manifestement, il avait parfaitement assimilé les reproches qu’Andrea avait placés dans sa voix. Ceux de la déception du mensonge, mais d’autres bien plus profonds encore qu’il ne devait même pas imaginer. Savait-il au moins pourquoi elle était réellement mortifiée par son attitude ? Ce n’était pas le mensonge, pas la tromperie ni même le reste, pourtant si énervant. C’était cette défense, cette volonté constante de devoir s’éloigner avant de se rapprocher. D’être toujours dans le retrait, dans la méfiance, pour seulement tenter d’effacer les premiers doutes par la suite. Etait-il allé si loin pour ne ressentir que cette peur d’être approché ? Qu’il avance des raisons de sécurité, elle s’en fichait. Andy se doutait bien que s’il avait besoin de se protéger, c’est que les raisons étaient solides. Et, bien qu’elle ne veuille en aucun cas savoir ce qu’il faisait pour en avoir besoin, elle le regrettait. Jouer avec les gens qu’il côtoyait était-il aussi simple que de manier les cartes ou les pions dans une partie ? Andrea faillit lui poser la question. Elle en brûlait d’envie, de savoir s’il était véritablement trop aveugle pour voir l’essentiel, pour voir l’illogisme dans son rapport aux autres. Avec ses représentations à elle, la jeune femme arrivait sans se soucier de juger, sans craindre de rejeter. Son regard se faisait toujours plus lourd à mesure qu’elle se rendait compte que Law avait pris la plus longue route pour arriver à un bonheur fragile et éphémère.
Est-ce que quelqu’un l’attendait au moins, au bout ? Y avait-il une personne patiente prête à panser ses blessures comme il l’avait fait pour elle ? Celles de son corps, celles de son âme, qu’importe. Andrea doutait de cette présence, elle ne voyait pas cette chaleur commune à ceux qui ont un port d’ancrage fort en émotion. Peut-être se trompait-elle, sans doute le cachait-il aussi bien que le reste. Et pourtant, cette pensée était d’une tristesse sans nom. Parce qu’Andrea avait ce même vide, parce que seuls les bons souvenirs de quelques années d’études lui permettaient de se raccrocher à son quotidien, de revenir toujours au même point, en sécurité. Son port à elle s’était effondré voilà maintenant deux ans, et elle savait bien qu’il en découlait un état chez elle un peu étrange. Ce qui l’avait poussé à suivre Law n’importe où, ce qui l’obligeait inconsciemment à rester. Sensation aussi pure que l’alcool qui coure dans les veines, vous renverse quelques neurones au passage et fait de vous un pantin soumis entièrement aux ressentis de votre corps, aux manœuvres délirantes de votre esprit. Quelque chose dont on a pas l’habitude, exprimé avec une violence inouïe qui perce la raison, les barrières d’éducation et piétine ce qui survit encore. Son alcool, c’était la peur, la découverte, l’inconnu ou l’adrénaline. Son coma éthylique, le déversement d’émotions qui la prenait doucement à la gorge depuis quelques temps, ce soir. Quelque chose de différent à chaque instant, qui ne retombait jamais totalement. Quelque chose qui hurlerait que tout est voué au changement, et qui plongerait Andrea dans un rêve éveillé où plus rien n’a la même saveur.
En tous les cas, elle fut au moins rassurée sur un point. Car elle ne croyait pas Law aussi torve et manipulateur que cela, car il était difficile d’envisager que la surprise du dénommé Isaac était feinte. Le pauvre homme semblait perdu lorsque Law lui demanda, après avoir trainé la jeune fille à sa suite, son véritable nom. Law, donc. Andrea le répétait en boucle, alors qu’elle adressa un sourire de remerciement à ce même Isaac, un peu déstabilisé par ce qu’on lui demandait. Sans doute son premier sourire de la soirée, mais peut-être pas le dernier. Simple signe de remerciement spontané, étant donné qu’Andy était heureuse de pouvoir enfin être sûre d’une chose à propos de l’homme qui lui faisait visiter la ville par moyens interposés. Son sourire ne mourut cependant pas tout de suite, et il glissa jusqu’au visage de son interlocuteur principal, fière qu’elle était d’avoir réussi à dévoiler une première couche. De toute façon, que pouvait-elle faire de son nom réel ? La jeune femme ne connaissait ici personne, ne pouvait que le garder pour elle et en savourer le côté apparemment très précieux qui lui était attribué. Alors en retour, Andrea pouvait bien lui offrir un petit sourire de remerciement. Il suffirait, sans doute, d’autant plus que son visage n’était manifestement pas fait pour ça.
Et puis c’était trop attendrissant de voir les efforts déployés par Law pour lui prouver une vérité, au moins une. Il tenait manifestement à ce qu’elle ne se trompe pas trop sur lui, et cette constatation l’intriguait. Que pouvait-il bien trouver d’intéressant dans une gamine perdue envers laquelle ses premières intentions n’étaient pas les meilleures ? Encore cette question, redondante dans l’esprit d’Andy qui ne parvenait pas à mettre la main sur une explication plausible. Quand bien même, elle finirait sans doute par lui demander directement. Se prendre la tête ? Très peu pour elle. Après tout, la jeune fille n’y était pas allée de main morte pour lui tenir tête dans les pires moments, elle n’allait pas le faire dans les autres.
Mais eut-elle le temps de s’arrêter, de répondre, d’acquiescer ? Non, et à peine celui de sourire. Voilà que son hôte l’emmenait déjà vers une partie plus creusée de son univers, celle qu’il lui avait promis en premier lieu. Le monde du jeu, des paris, de l’argent. Les paillettes et leurs revers, bien qu’Andrea était presque sûre qu’elle n’apercevrait ce soir que la partie principale, qui fait briller les yeux en donnant envie de revenir. Essayer, encore et encore. Croire. En s’installant à la table, Andy sentit d’ailleurs nettement les relents du jeu émaner des concurrents. Le 21, hein. Oui, elle en connaissait vaguement les règles pour y avoir joué dans des heures perdues lors de vacances passées avec son frère. Mais elle laissa Law lui expliquer, histoire de ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Car il y a le jeu ludique, l’affrontement manquant de sérieux entre des individus cherchant plus l’amusement que quelconque autre profit. Et puis il y a LE jeu. Celui qui prend aux tripes, celui qui avale l’argent et le rend à sa guise. Le monde du hasard, du bluff et de l’intimidation. La stratégie, le combat. Et pourtant, pourtant Andrea ne sentit rien de tout cela lorsque son compagnon d’un soir lui fit une démonstration qu’elle suivit avec attention. Encore une fois, attendrissant de le voir tenter de lui apprendre, de lui expliquer les bases et de la faire rentrer un pied à l’intérieur du plateau de jeu. Comme un gosse, un peu. Andy dut d’ailleurs réprimer toute réflexion de sa part, et elle se contenta de lui répondre avec des yeux brillants d’excitation.
- Je veux jouer. C’est exactement ça.
Ça, ça qu’elle cherchait. Une forme de déclic, un changement total et entier qui mettait sur le tapis bien plus de choses que de simples rondelles de plastiques peintes. Merveilleux jetons de mise aux couleurs attirantes, tapis si doux au contact et ambiance si sérieuse et détendue à la fois … Andrea retrouvait des couleurs, retrouvait des sensations disparues après leur fuite du précédent casino. Puis tout à coup, quand on posa la première carte devant elle, un frisson. Qui se multiplia bien vite, comme si elle pouvait bouillir d’impatience. Elle perdait même le contrôle de ses muscles, qui dansaient ainsi le long de son dos … puis tout s’arrêta. Ce pouvoir qui l’alimentait, c’était électrifiant. Tenir les cartes, regarder son jeu. Miser, tenter de réfléchir, puis abandonner. Se laisser porter par son instinct, agir sans plus penser. A quoi cela servait-il ? Andrea devait simplement additionner, soustraire, croiser les doigts. Face à Seiji, elle perdait souvent. Faute d’audace, défaut de prise de risque. Annihilation totale de sa capacité à prendre des initiatives, la jeune femme n’avait jamais compris comment jouer vraiment. Ici, maintenant, c’était bien différent. Comme une drogue, Andrea buvait les hésitations de chacun, se délectait de sa propre incertitude, du pari qu’elle faisait parfois sur une seule carte. Et puis, la chance du débutant faisait son office, parfois, bien qu’elle ne mise jamais beaucoup, mal à l’aise de participer avec quelque chose qui n’était pas à elle. Même si Law ne lui en voudrait probablement pas …
Un 9.
Et voilà qu’il reprenait la parole. Andy pensait l’écouter d’une oreille, mais les premiers mots et surtout le ton qu’il employa suffit à la tirer de sa concentration. Un instant, les cartes dans ses mains ne signifiaient plus rien et seules comptaient les phrases qui venaient s’écouler dans son oreille sans qu’elle parvienne à en saisir le sens. L’aider ? Lui offrir quelque chose ? Il était soudainement gentil. Etrange constatation, alors qu’Andrea se souvenait encore d’une paume serrant violemment sa gorge. Et les mots se perdaient désespérément, sans prendre de logique, sans s’harmoniser entre eux pour créer quelque chose de tangible, de réel. Carte.
Un 8.
Coup de chance, coup de jeu ? Une carte, encore. Peu importait de perdre, gagner était la seule chose importante, et il lui suffisait d’avoir un quatre, ou moins. Ne pas s’arrêter maintenant, ne pas perdre. En demandant clairement une carte, encore, au croupier, Andrea sentit encore ce délicieux frisson le long de son échine. Ce qui n’avait rien de particulier ni d’exceptionnel pour tous les gens rassemblés autour de cette table allumait quelque chose dans son regard, la rendant intérieurement fébrile alors que son regard était figé dans un masque impassible que seuls ses yeux pouvait trahir, pour qui sait y lire. Incertitude, serrement au cœur, les deux pour des raisons différentes l’un de l’autre. Carte.
Un 3. Bingo.
Tournant un visage un peu interloqué vers Law, elle lui répondit enfin. Elle avait gagné son pari, même minime, de ne pas sauter au premier tour, alors elle pouvait bien prendre le temps d’enfin répondre à ce discours inattendu qui venait de lui rendre une claque, pourtant pas physique, en compensation de celle qu’Andrea lui avait administrée un peu plus tôt.
- M’aider ? Pourquoi t’en soucier, si nous ne sommes même pas originaires du même monde ?
Ce n’était pas méchanceté, juste surprise. Encore trop de découvertes sur lui. Et pour faire un premier pas et tenter d’approcher dans sa direction, la jeune femme reprit à voix basse afin que les autres ne l’entendent que peu.
- Mais puisque tu y tiens … tu le fais déjà. Ici, maintenant, le jeu, la bagarre, les menaces. Ça me fait vivre. Je crois que j’ai simplement besoin de ça, de m’évader et de profiter de tout ce que je ne connais plus. Ce qui m’arrive depuis que tu m’as adressé la parole. Parce que la source du mal, je crois que personne ne peut y remédier.
Ah, et la banque avait perdu. Mais à vrai dire, ce n’était plus trop ça qui capturait le regard d’Andrea, qui fixait le bois de la table avec un air consciencieux. Allait-il encore l’envoyer bouler ou son questionnement était-il sincère ? En tous les cas, elle venait d’avouer qu’elle n’était plus rien, et sans intérêt. Pas forcément super pertinent, à placer dans une conversation …