Pour quelqu’un qui voulait de l’action, Andrea allait être servie. Un verre d’eau. Deux, en réalité et bien qu’on puisse très largement douter du contenu des contenants. Ces mêmes contenants qui pouvaient difficilement porter le nom de verre, ne collant pas réellement à la définition qui impose de pouvoir voir à travers. Deux verres, donc, sans doute d’une qualité irréprochable sous la crasse au vu du prix relevé ironiquement par Wodan. Si Andrea se sentit mal à l’aise de commander si chèrement ce qu’on peut avoir gratuitement les jours de pluie ? Non. Elle saisit l’un des deux morceaux peu translucides entre ses mains, et hésitait à y tremper les lèvres. Mais ici elle n’était plus chez elle, tranquillement entourée. Et sans répondre à Wodan, la jeune fille fit honneur à ce geste qui par ici pouvait sembler gracieux en le portant généreusement à son visage, engloutissant la moitié du breuvage qui avait comme un arrière-goût d’alcool. Qui dit verre mal nettoyé dit mélanges étranges en bouche. Action débordante donc, pour la jeune femme qui ne se séparait plus du verre, de peur de le voir se salir d’autant plus sur un comptoir qui pouvait avoir accueilli de nombreuses paumes pas forcément des plus propres. Relents de la bonne éducation, mixée à des pulsions de banalisation.
Perdue dans l’admiration des ondulations du liquide si inspiré en parfums qui s’éloignaient de plus en plus de sa définition propre de l’eau qu’elle avait demandée, Andrea ne remarqua pas immédiatement le regard que Wodan lui lança. Si elle l’eut vu, sans doute se serait-elle demandé pourquoi elle n’y voyait plus ce qu’elle avait pensé déceler lors de leur rencontre première. Ce n’était comme plus la même personne, et l’obscurité des ruelles joua sans doute beaucoup sur les impressions initiales d’Andy. Ce ne fut que lorsqu’elle leva la tête, souhaitant tout de même le remercier d’offrir de quoi boire à la première inconnue qui passe, qu'elle le remarqua. Elle y croisa donc ces yeux qui l’observaient, sans trop bien savoir quoi y comprendre. Avec surprise, Andrea suivit avec attention la main qui se porta jusqu’à elle. Petite appréhension qui s’efface instantanément sans trop de raison, avant même qu’il ne l’atteigne. Comme quelque chose qui soufflerait à la jeune femme que cette main n’a rien de dangereux, et bien vite Wodan le lui confirme. Cela lui permet d’ailleurs de mieux lui montrer à quel point ses prunelles s’écartent lorsqu’il reprend la parole.
Jolie ? Si elle récapitule rapidement la situation, Andrea s’entend dire par un homme qu’elle a cru violent et prêt à la faire taire de la plus innommable façon qui soit qu’elle est jolie. Bon, c’est sûr, son cerveau a du griller quelque part entre la ruelle et cet établissement. Hallucination de confort, Andy doit certainement être restée là-bas, étendue quelque part et à moitié crevée par le premier mec qui passait. C’est un scénario d’autant plus logique que de se faire complimenter par un presque inconnu au milieu d’une salle un peu glauque. Encore une fois, il la prend par surprise. Mais comment fait-il pour, à chaque instant, la bousculer dans un schéma qu’elle pensait comprendre ? Andy connait un certain nombre de personnes, et elle peut se targuer de savoir qui ils sont et ce assez rapidement. Quand on ne pense qu’avec l’esprit et que le cœur ne s’en mêle pas, il est facile de deviner comment réagira quelqu’un, ce qu’il faut dire à un autre pour en arriver là où il convient d’arriver. Et pourtant, Andrea est certaine que ce dysfonctionnement n’est pas seulement dû à cet endroit. Elle sent bien qu’ici aussi, les gens sont simples et inscrits dans des raisonnements classiques et prévisibles. Et pas lui. Pourquoi pas lui ? Trop occupée à réfléchir pour rougir comme n’importe quelle gosse l’aurait fait, Andrea se contenta d’une expression figée dans l’incompréhension. Et quand Wodan sembla déjà regretter ses paroles en regardant ailleurs, Andy leva à son tour le bras, prête à attraper ce visage et le tourner de nouveau vers elle pour y lire une explication.
Echec critique. Le claquement de la porte ramena Andy à une brutale réalité, où une foultitude de gens les entourait. Un lieu qui n’était pas celui des questionnements incessants et analyse d’une spontanéité qu’elle ne connaissait pas. Rangeant d’office ses doigts tendus, la jeune femme les ramena autour du verre crasseux et les y promena à la surface froide et un peu collante, dessinant des sillons imaginaires sur l’extérieur. Ce même claquement de porte s’accompagne rapidement du chuintement de souliers sur un parquet craquant. Des bruits qui se rapprochent, et en relevant qu’à moitié le visage pour ne pas l'exposer aux nouveaux arrivants, Andrea voit trois brutes arriver. Autant pour elle, la jeune femme avait tout intérêt à réviser son jugement de grosse brute. C’est comme ça qu’elle avait un peu plus tôt envisagé Wodan, alors que manifestement elle n’y connaissait rien. Des peaux tendues sur du muscle exposé, des regards perçants mais pas vraiment vifs d’une intelligence entière, une mâchoire pressée de s’exprimer. Et Wodan qui lui intime doucement de fuir en cas de litige. Non, pas en cas de litige. Au début de celui-ci, qui semble apparemment imminent.
Se faisant toute petite dans un coin, Andy n’acquiesce pas l’injonction de son compagnon d’un soir pas plus qu’elle ne la contredit. Et tandis que le dialogue s’instaure enfin entre les trois molosses peu engageants, Andy réfléchit. Alors comme ça, il ne lui a pas donné son vrai nom. Ou peut-être est-ce l’autre le faux. Ou les deux. Une pointe de rancœur pointe dans l’esprit de la jeune femme, qui regrette d’avoir été assez naïve pour lui livrer le sien. Sans doute n’est-il en effet pas homme de confiance. Sans doute le compliment de tout à l’heure était-il calculé, tout comme sa réaction difficilement interprétable. Sûrement qu’il se foutait royalement de sa gueule. Alors oui, se carapater quand l’occasion se présenterait lui semblait être une bonne idée. Surtout que plus l’échange avançait, plus elle se faisait une idée de la nature de l’activité de Wodan. Il était bien quelqu’un de peu fréquentable, et ses rêves de connaitre la vraie vie s’évanouissaient au fur et à mesure qu’Andy enregistrait les informations qui circulaient, tant par les mots que par les attitudes. Il n’était pas celui qu’elle avait cru vouloir rencontrer, pas quelqu’un pour elle. Andrea n’avait rien à faire ici, et elle était à présent déterminée à rentrer au plus vite chez elle. Tout ceci était d’un ridicule affligeant, alors autant s’en libérer dès à présent.
Sauf que.
Sauf que lorsque le premier coup partit, elle fut incapable de bouger. Toute l’attention était focalisée sur Wodan, que ce soit celle des trois agresseurs, celle des clients ou la sienne. Captivée par la danse qu’il interprétait en quelques mouvements, Andrea ne décollait pas, ses paumes se raffermissant autour de sa boisson. Il était impressionnant, à la fois fragile et adroit, coulant sous les attaques de ses adversaires comme l’eau sur la pierre, portant ses propres coups avec une expérience qui la figeait sur place. Plus d’une fois, elle eut peur. Evidemment. Mais pas peur du combat en lui-même, plutôt de Wodan qui libérait quelque chose auquel elle n’était pas confrontée. L’imaginer ainsi était difficile, même si elle le connaissait mal. Comme dans un état second, elle suivit l’échange, ravie que personne ne se préoccupe de sa petite personne. Andrea n’exista plus jusqu’au moment où l’autre se prit un coup.
Pas infaillible, le si compétent Wodan. Un coup, deux coups, à terre. Et là, Andy se réveille. Incroyable comme l’adrénaline fait des miracles. La jeune femme jauge en un instant la masse de muscle qui s’approche de Wodan. Elle n’a aucune chance, mais il est seul et il ne se préoccupe pas d’elle. Alors Andrea tend négligemment la jambe lorsqu’il passe à côté d’elle, ce qui suffit à lui faire perdre l’équilibre. Il ne s’y attendait pas, jackpot. En un éclair, la jeune femme abat son poing sur le comptoir, brisant ainsi le verre si admiré auparavant, se coupant au passage. Sans se soucier plus que ça de cette sensation de douleur qu’elle ne connait pas, Andrea se baisse et plante avec toute la force dont elle est capable un éclat dans la paume du gros balourd, avant de sauter à pied joints sur son dos, vidant du même coup tout l’air qu’il gardait dans les poumons. De quoi lui donner quelques secondes pour envoyer un violent coup de pied dans sa tempe avant de se baisser à nouveau.
Plus qu’une seule priorité. Wodan. Sans se préoccuper de savoir s’il a mal quelque part, elle le relève tant bien que mal et le traine rapidement jusqu’à la porte. Dieu qu’il est difficile comme opération de tenter de faire sortir un homme correctement sonné. Tant bien que mal, la porte. Plus facilement, la rue. Une rue, au hasard. La première qui vient, si tant est que les imbéciles ne pensent pas à y aller. Cela lui donnera au moins le temps de faire ce qui la démange. Et puis Wodan –ou Tyler, peu importait à présent-, ne donnait sans doute pas pour habitude de fuir. Aussi leurs poursuivants s’attendraient-ils, avec un peu de chance, à le trouver non loin de là prêt à en découdre. Andrea quant à elle, se retourne vers l’idiot fini qui lui fait à présent face avant de lui coller une claque et de hausser la voix en tentant de ne pas faire trop de bruit.
- Imbécile ! Fini de jouer au héros ? Où tu veux que je coure si c’est pour retomber sur quelqu’un de pas fréquentable ?
Soupir, gros soupir d’agacement.
- Un contre trois, tu espérais quoi ? Que je me batte pour tes beaux yeux ?
Elle lui jeta un regard noir et passablement énervé avant de radoucir la voix, enfin, et de s’enquérir de quelque chose de beaucoup plus pragmatique.
- Bon, rien de cassé ? T’as un endroit plus sûr que le derrière d’une poubelle pour te réparer ?
Et qu’on ne vienne pas lui reparler de la tendance des hommes à se mettre dans le pétrin … Ni de leur fierté à ne pas vouloir s'esquiver en cas de déséquilibre. Parce qu'elle allait regretter de ne pas avoir pris ses jambes à son coup. Et elle ne voulait pas le regretter. La poussée d'adrénaline de tout à l'heure, le calme tendu après la tempête ... délectable.