Il n’y a pas de hasard, tout est inéluctable.
En soi, pourtant, toute chose parait fruit du hasard, d’un coup de chance ou de malchance, d’un chemin prit les yeux bandés, comme on pourrait en prendre bien d’autre. A la naissance même de l’homme, c’est le hasard qui décide en fonction de quoi le nouveau-né sera celui qu’il est. Pourquoi ces cheveux blonds, pourquoi ces longues jambes et ces formes un peu trop discrètes ? Tout est affaire de génétique, et pourtant nombreux seront ceux à dire qu’un autre moment, qu’un autre lieu peut-être, auraient pu conditionner les choses différemment. Si Andrea était là, ce n’était à priori qu’une succession d’événement dont l’ordre d’enchainement était soumis aux imprévus du destin. Un homme, une femme, un désir qui nait et une volonté d’enfanter, rien de plus. Qui aurait pu savoir que le beau bébé aurait évolué de cette façon, qui pouvait prévoir la suite des événements en ce qui la concernait ? Personne, pas même les Parques qu’on associe pourtant à la destinée humaine sans la moindre hésitation. Une route est déterminée par des choix, puisqu’à chaque décision la personne qui la prend efface en un rien de temps toutes les autres possibilités, faisant mourir dans l’œuf un millier de propositions qui auraient peut-être mieux convenues, peut-être moins. Une simple pensée peut d’ores et déjà être un choix, si on la laisse murir, grandir, si on la laisse nous envelopper tout entier pour décider de la suite de notre cheminement personnel.
Et le plus drôle, c’est de savoir que les choix ne sont pas libres. Qu’ils sont eux aussi prédéfinis en fonction de beaucoup de choses, qu’un individu verra forcément son panel de futurs réduits par sa façon de penser, par son éducation, par l’environnement qui l’a conditionné à penser ainsi, à agir de telle façon. Au final, tout se rapporte à la naissance qui trace déjà un futur évident où la part n’est pas faite au hasard ou aux suppositions bancales. Il serait bien trop incertain de laisser le monde tourner avec des « peut-être » constants, des hésitations et des possibilités infinies à chaque seconde, aussi tout est-il savamment déterminé, mené par les règles de logique et de prédisposition. On ne peut laisser chaque être humain abandonné aux possibilités que son esprit façonnerait à chaque seconde. Le fait est que la liberté de choisir n’est qu’une illusion, et que tout suit un cours logique en fonction des choix orientés de chacun. Et quiconque souhaite vérifier cette affirmation ne le pourra jamais, à moins de montrer que remonter le cours du temps est chose possible et qu’à ce moment-là, il agirait différemment de ce qui était prévu pour lui. Impossible, donc, et c’est là que toute cette théorie prend tout son sens, car elle ne peut être ni affirmée ni infirmée, un peu comme la croyance que l’on aurait en un Dieu, l’existence de vie en dehors de notre galaxie, les vérités indéfectibles dans certaines sciences qui se veulent d’une exactitude fondée sur les suppositions et les hypothèses. On pourra dire ce que l’on veut, le hasard est tout autant un indispensable à notre survie morale et au bon développement de toute personne qui croit en la liberté et en la possibilité d’un autre déroulement qu’il est nuisible à notre bonne compréhension des choses et de la logique de tout ce qui survient autour de nous.
Au final, la notion de hasard est uniquement liée à l’incapacité à appréhender complètement certains phénomènes dans leur complexité naturelle, et donc à les prévoir infailliblement. C’est la réponse apportée lorsque l’on ne saisit pas la logique du monde, lorsque quelqu’un ne sait pas pourquoi telle ou telle chose survient, alors que ce n’est que l’assemblage de deux faits qui se rencontrent dans un même temps et un même espace, formant ce qu’on appelle communément le hasard. Mais ces deux événements se sont retrouvés non par coïncidence mais par nécessité. Il fallait qu’ils se rejoignent pour créer cette conséquence, qui en entrainera une autre, puis une autre, dessinant alors un superbe éventail de causalités qui s’allient pour former un être, et ce qu’il doit être. Le rôle qu’il aura à jouer dans la grande mascarade humaine, ce qui va le déterminer et le définir. Par exemple, si Andrea a vécu l’humiliation pendant deux ans, avec un profond traumatisme, c’était dans le but de renaitre dans cette ville inconnue et inquiétante, de rencontrer un homme qui lui apprendrait qu’il n’y a pas que la passivité comme aptitude de vie, que l’on peut devenir acteur de son existence. Dans aucun autre contexte la jeune femme n’aurait pu découvrir cette vérité pourtant à présent indispensable et essentielle. C’était ce qui la faisait être elle et l’avait amenée à cet état de fait, à cette position de nouvelle venue à Nexus, cette Andrea revisitée en mieux, cette jeune femme qui n’avait plus grand-chose à voir avec la précédente.
Le hasard, ni rien de ce qui vient du hasard ne peut être la cause des choses qui sont nécessairement et toujours, ou des choses qui arrivent dans la plupart des cas. En d’autres mots, le hasard ne peut provenir que du hasard, qui est lui-même une invention humaine pour se rassurer et combler ses inquiétudes, son imagination, ses questions. Réponse miracle, sorte de Joker bien pratique à sortir en toute circonstance, c’est le laissez-passer immédiat que l’on sort pour se diriger vers une pseudo explication tout en s’éloignant de la trop inaccessible vérité. Et en venant ici au moment où elle en avait le plus besoin, sous la houlette du hasard qui l’avait amenée sans s’en rendre compte à franchir une faille étrange la faisant passer dans une réalité parallèle et autre que la sienne, Andrea comprenait. Maintenant elle le savait, arrêtait de s’en remettre aux coïncidences ou aux hésitations. Elle devait venir à Nexus, elle devait rencontrer Law. Sinon, Andy aurait fini par se détruire toute seule et sous peu, son corps étant trop fatigué pour soutenir toute la souffrance morale qu’elle refusait d’admettre, trop épuisé pour supporter les mensonges qu’elle se faisait à elle-même et la dose de tristesse et de rage qu’elle contenait tant bien que mal derrière la barrière de ses émotions. Les souvenirs de l’esprit sont une chose, tout comme leurs ressentis, mais il existe indubitablement une mémoire corporelle, qui encaisse les émotions que l’esprit rejette, puisque rien ne se perd totalement. Et Andrea était ... non, avait été proche de la rupture. Mais c’était alors normal qu’elle soit à présent là, assise sur une chaine en plein Nexus, sur une terrasse à la vue imprenable. Il n’y a pas de hasard, tout est inéluctable.
Et donc être ici, maintenant, ne relevait sans doute pas non plus de la coïncidence. Andrea commençait seulement à percevoir toute l’étendue de l’esprit de Law, qui se déployait bien au-delà de ce qu’elle pouvait en voir, bien plus loin de ce que son imagination appréhendait. Trop de temps passé à oublier le monde et voilà que la jeune femme était devenue incapable de le comprendre avec quelques longueurs d’avance. Alors qu’il parle, elle se sent satisfaite d’avoir comblé ses attentes en termes de réponse. Elle ne l’a pas fait pour cela, mais savoir qu’elle ne le déçoit pas lui permet tout de même de soupirer intérieurement de soulagement, assurée de n’être pas totalement à une place qui ne lui conviendrait en aucun point. Il lui expliquait l’importance d’être maître de son esprit et de ses pensées, de pouvoir contrôler les futilités et utiliser seulement le primordial sentiment de n’avoir rien à gagner, rien à perdre. Oui, tenir à la vie, en somme. Affronter la mort simplement pour la survie, n’avoir de cesse que de continuer à exister, que de garder cette présence sur terre que l’on chérit parfois tant. Gagner, c’était continuer comme avant, la tête sur les épaules. C’était remporter le droit de vivre, tout simplement. Rien de plus, rien de moins. Sauf que ... sauf que.
- Tenir à la vie, oui. La vie pour la vie, pour le simple plaisir de sentir l’air qui s’engouffre, ressort, entendre ma poitrine se soulever à chaque seconde. Mais tu te trompes sur un point. J’ai beau savoir que je n’ai pas à me retourner pour vérifier que tout va bien, dans l’absolu, tu passes avant. Parce que c’est cette condition essentielle qui fait que je tiens autant à la vie. C’est d’avoir quelqu’un pour y croire. Sans toutefois m’avilir ou donner une notion de dépendance à mon existence. Tu as créé le désir d’avancer, mais ce besoin reste secondaire par rapport à l’importance de ta présence.
Ouais, ce n’était pas forcément très intelligent de sa part, et cela gâchait un peu son « je n’ai rien à perdre » puisque, justement, elle pouvait le perdre lui. Mais avoir peur pour Law était ridicule, et elle le savait pertinemment aussi cela lui permettait-il de s’en détacher. Elle se promit de ne jamais avoir de peur pitoyable, d’anxiété inutile ou de préoccupations stupides alors que son esprit avait bien assez à penser. Mais, et cela lui rappelait vaguement le premier coup qu’elle ait jamais porté à quelqu’un, la veille au soir dans ce bar où son pied avait fait la rencontre d’une tempe impressionnante, ce n'est pas si simple. Là où elle avait fait mal, où elle avait cherché la douleur. C’était pour Law qu’elle avait fait ça, sur une impulsion. Et cela la minait de se rendre compte que, même avant de le savoir, elle s’était jetée dans cette existence. Il n’y a pas de hasard, hein ...
- Alors tu as intérêt à ne jamais me donner une raison de regarder en arrière.
Ajouta-t-elle d’un ton grave tandis que leurs assiettes arrivaient, à moitié remplies seulement. Et, alors que le serveur apparemment hors course niveau combat semblait confier quelque chose à son client, Andrea se saisit de ses couverts et commença à picorer avec appétit le contenu de son assiette. Tandis qu’il reprend, lui expliquant une situation qui ne fait que confirmer ce qu’elle pensait auparavant. Tout était prévu, calculé, minuté. Andrea se demanda si elle était la seule inconnue, la seule variable dans le monde bien réglé et si prévisible de son interlocuteur. Et même, est-ce qu’elle pouvait se définir comme variable ? Etait-elle vraiment sûre qu’il ne la perçait pas à jour en un regard, de ses yeux aiguisés et vifs ? D’un coup, la jeune femme laissa s’insinuer ce doute en elle et se promit, plus tard, de tenter de le réfuter de manière claire et incontournable. Il explique, encore, ce qu’ils font là, qui sont les gens précédemment cités ou du moins quel rôle ils prennent face à lui, et continue son petit jeu. Lui poser des questions, savoir ce qu’elle ferait, connaitre son avis et son point de vue sur les choses. Si Andrea se sentait indéniablement plus sûre d’elle au fil du temps, elle demeurait bien ignorante face à lui, sans aucune notion de stratégie, de combat ou de logique dans un monde qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures. Comment aurait-elle pu savoir, comment pouvait-elle se faire une idée précise et juste de la situation ? Sans nul doute, les mots qui sortiraient de ses lèvres ne seraient que bêtise et maladresse. Et Andrea s’en voulait déjà pour cela, bien que pour l’instant rien n’ait pu franchir la barrière de sa pensée.
Mais à bien y réfléchir, n’était-ce pas cela son atout ? Celui de ne rien savoir, d’être une grande ignorante devant l’éternel et de n’avoir qu’à livrer le fruit d’une réflexion qui ne prenait appui sur aucun préjugé, sur aucune certitude ? Sans doute. Car c’est également une force de porter un regard détaché de toute connaissance sur le monde afin de pouvoir le comprendre plus simplement, sans avoir au préalable à se détacher de tout ce que l’on sait. Elle se sentait alors là, virevoltant d’ignorance et de savoir mêlés, pleine de ce pouvoir qu’un œil neuf et détaché peut amener, mais consciente dans le même temps de son extrême faiblesse, de ses failles et la part d’ombre qui planait encore dans son dos, menaçant de l’engloutir à chaque minute. Il ne restait plus qu’à réfléchir, à penser. Un court moment lui suffit, pendant lequel il se passa pourtant beaucoup de chose sous son crâne. Elle voyait les trois hommes, l’esclave, elle et Law. Prendre en compte le reste, également. Les militaires, qui pouvaient s’interposer. Le décor, qui facilitait la fuite, et le marché en contrebas qui aidait quelqu’un voulant se dissimuler dans une foule. Les risques, enfin. Celui de malencontreusement échouer quelques mètres plus bas, celui d’avoir à faire à des hommes réactifs et entrainés plutôt qu’aux adolescents maladroits qu’ils pouvaient tout aussi bien être. Trop d’informations, trop de détails qui se perdaient. Et pourtant, quelque part, une petite lumière brillait dans l’esprit d’Andrea. Peu claire, pourtant, elle signifiait clairement ne pas être la meilleure. Mais à ce stade, ce fut le seul raisonnement que la jeune femme pouvait élaborer. Alors autant se jeter à l’eau, et c’est ce qu’Andy fit en se penchant légèrement en avant pour expliquer ce qu’elle voyait devant les yeux, grâce à son imagination.
- Ce n’est très certainement pas ce que tu ferais toi, mais de mon point de vue ... Il pourrait être intéressant de majorer l’effet de surprise, principal atout dans la situation au vu de la défaveur du nombre, du moins si l’on ne prend pas en compte qu’ils n’ont sans doute aucune chance contre toi. Quelle que soit la situation.
Oui, ne sachant rien des adversaires la jeune femme ne pouvait compter que sur la surprise pour établir un semblant de stratégie. Mais comment venir semer l’interrogation, la curiosité de ces hommes pour qu’ils acceptent de baisser leur garde ? En repensant aux propos de Law, elle se souvint qu’elle devait se mettre à sa place. Elle. Et là se trouvait sans doute la solution qu’elle cherchait, dans son raisonnement. Il fallait attirer l’attention sans attirer la méfiance. Dans ce but, rien de mieux que ...
- Et pour ça, je pense que je me servirai d’une variable qui, souvent, est une marque de faiblesse. Le cœur des hommes sait être faible quand on peut l’atteindre ou le stimuler. Il suffirait peut-être qu’une femme y aille en toute innocence. Si l’on y réfléchit, elle détourne l’attention autant qu’elle peut cacher une silhouette qui s’avance à un ou deux de ces trois hommes. D’autant plus si elle joue le registre de la séduction.
C’était la méthode douce, certes. Celle qui créerait le moins de remous, la plus discrète aussi, sans doute. Une situation créée de toute pièce qui permettrait au moins de ne pas y aller de front, alors qu’on ne savait rien sur les adversaires, leur force de frappe et leur volonté de rester en vie qui, souvent, majorait la précédente qualité.
- Si on imagine que cette femme, qui immobilise le regard de deux des hommes qui seraient susceptible de voir venir l’attaque, peut également prendre part à l’assaut une fois lancé ... C’est sans doute la meilleure façon d’accentuer la surprise et l’imprévu. De se donner un avantage. Mais il y a le contexte qui ne facilite pas la chose. Mais là encore, la femme peut très bien convaincre ces trois hommes de la suivre un peu plus loin, étant donné que leur repas est sur le point de se terminer.
Ça se tenait, c’était quelque chose d’assez logique pour quelqu’un qui n’a aucune autre expérience du combat et de l’affrontement qu’un coup de pied balancé au milieu d’un bar. Encore une fois, c’était le fruit de son expérience et de son caractère qui se confrontait violemment à la réalité d’un monde inconnu qu’elle devait appréhender en des questions purement théoriques ... du moins pour l’instant. Reprenant enfin la parole pour finir sur la dernière question de Law, Andrea se garda de privilégier toute forme de punition. Le concept d’esclavage était encore quelque chose qui lui échappait, bien qu’elle apprécie le fait que ceux de Law n’aient pas parus malheureux ou maltraités.
- Et l’esclave, si je me base sur les maigres connaissances que j’en ai, n’est plus douée de raison et ne devrai pas souffrir d’un acte qui n’est pas de son fait. Tu la récupères, selon moi, sans particulièrement lui faire de mal ni de bien.
Sur ce, Andrea se tut enfin et resta attentive aux réactions de son compagnon. S’il voulait agir et récupérer son bien, il allait falloir s’activer ... Aussi profita-t-elle du peut-être peu de temps qui lui restait pour boire une autre gorgée d’eau, tandis qu’en parlant elle avait fait consciencieusement baisser le contenu de son assiette. Et si la femme pouvait être elle ? Oui. D'autant que jouer une comédie était un de ses plus grands points forts. Deux ans d'expérience et d'entraînement assidu, chaque jour et surtout sans aucune pause dans un rôle d'actrice qui lui avait collé à la peau.