En fait, ce n’était pas une finalité pour Andrea que de s’intéresser aux vêtements dans la boutique du dénommé Jalil. Ce n’était pas son côté « fille » qui ressortait, ni une ancienne habitude à se pâmer devant les couleurs et les formes d’une boutique aussi chatoyante et attractive que celle-ci. Non, car Andrea était arrivée au Japon durant sa scolarité, ce qui lui avait valu la découverte de l’uniforme. Ce tissu informe qui en rend plus d’une complexée par ce qui n’a pas lieu d’être. Cette absence de singularité, dans un océan d’écoliers ou de lycéens tristement identiques. Une mare de jupes ou de pantalons bleus et blancs était devenue son quotidien, et à la maison la jeune fille le gardait souvent jusqu’à l’heure de se mettre au lit. Le week end, une seule tenue revenait régulièrement sur son corps, simplement pour avoir le temps de laver complètement son trousseau d’uniformes. Cette culture n’était pas la sienne, et Andy ne s’était jamais réellement faite à cet habit qu’elle portait pourtant souvent, et plutôt bien. Ayant eu la chance d’avoir un physique assez agréable, la jeune fille n’avait jamais souffert d’une jupe trop courte, des chaussettes montantes qui moulaient des jambes parfois un peu trop potelées, quand le corps change. Cette idée d’uniformiser une classe de la société l’avait tout d’abord beaucoup intriguée, puis finalement Andy s’était lassée. Ce costume, à peine un déguisement, était pour elle plus une prison de tissu qu’autre chose. On ne lui laissait pas exprimer ses envies, ses impulsions. A l’école, pas de fantaisie. Elle en amenait déjà suffisamment avec ses cheveux, blonds d’origine, sa grande taille et ses yeux immenses. Elle était et resterait l’étrangère au sein d’un pays toujours amical, mais suffisamment fermé pour vous réserver un accueil des plus singuliers.
N’ayant que peu d’amies, sans doute du fait de plusieurs facteurs se rejoignant, Andrea n’allait jamais faire les boutiques avec des filles de son âge. Plus d’une fois, elle avait enviée ce groupe d’adolescentes hystériques devant des vitrines bariolées, à l’idée de faire des essayages et de devoir prendre des choix au moins aussi draconiens que celui de choisir telle ou telle paire de chaussure. Pas de connivence pour choisir une robe d’anniversaire, pas de chuchotements à propos de tel ou tel garçon, pas d’entraide pour raccourcir une jupe toujours trop longue lorsque les années lycées s’installaient ... Bien sûr, Andrea en avait souffert. Et, bien qu’on lui ait souvent servi de multiples excuses pour ne pas trop l’approcher, Andy savait bien. Elle était trop différente et attirait d’avantage les garçons que leurs congénères féminines, ce qui avait bien évidemment le don de les énerver. Son visage d’ange lui attirait autant de compliments, pas toujours très distingués, que d’insultes ou de rumeurs. Pire, l’indifférence qu’elle avait appris à endosser face à ces réactions puériles et blessantes n’avait fait qu’exagérer la chose, ses détracteurs s’étant attendus à un peu plus de faiblesse de sa part. Alors l’amitié, le partage de goûts et les après-midis entiers passés à choisir des vêtements, Andrea ne connaissait pas. Son monde, c’était l’uniforme strict et pesant de sa scolarité.
Pourquoi alors porter ce déguisement de lycéenne était resté une habitude, même après la fin de ses études ? Parce que la jeune femme n’avait pas envie de choisir seule, de s’habiller simplement pour le plaisir de le faire. Si personne ne la regardait et appréciait, alors ça n’avait plus d’importance. De plus, Seiji aimait bien à la voir encore comme une adolescente qu’elle n’était plus, et appréciait particulièrement la tenue qu’elle ne quittait que rarement. Elle était ridicule ? Oui, parfaitement. Mais on ne lui avait pas laissé la chance de ne pas l’être. Tendre la main à quelqu’un qui représente tout ce que l’on veut fuir et tout ce qui dérange n’est évidemment pas facile, et il serait bien sot d’en tenir rigueur à des enfants, en groupe qui plus est. Il aurait peut-être fallu que le père d’Andy fasse un effort et l’accompagne au moins une fois dans un magasin pour son anniversaire, au lieu de la couvrir d’argent de poche dont elle ne pouvait pas faire grand-chose, seule. Alors non, à la différence de bien d’autres femmes de son âge, Andrea n’y connaissait rien en vêtements. Seul son bon goût pourrait la guider dans ses choix, et éventuellement une ou deux approbations de Law, qu’il ne semblait pourtant pas être prêt à donner au vu de sa désinvolture totale. La jeune femme sentait bien qu’elle avait carte blanche ... et elle allait en profiter un peu. La première chose qu’elle fit fut d’extirper de la poche de son pantalon actuel une pince à cheveux légèrement abîmée par le temps. Relevant sa crinière indisciplinée et à présent totalement sèche, elle la replia et vint l’attacher derrière son crâne afin de la laisser flotter, avec moins de liberté tout de même. Simplement pour se mettre à l’aise et découvrir avec facilité le monde de couleurs qui l’entourait.
Après des essayages accompagnés de grands sourires de sa part à elle comme de celle du vendeur, appréciateur, Andy avait fixé son choix. De nombreux allers retours avaient été nécessaires entre la cabine et les rayonnages, et la jeune femme occultait totalement le monde extérieur, même celui qui l’attendait, la regardant de loin. Elle fut merveilleusement guidée et assistée dans ses choix par l’homme-tigre qui l’avait, au début, un peu impressionnée. Il se trouvait être en réalité une personne très agréable à côtoyer, discret et maladroit mais extrêmement judicieux dans ses remarques. Orientée par des goûts qu’elle n’avait pas vraiment dans ce domaine, Andrea réussit tout de même à se trouver satisfaite des tenues qu’elle avait dégagées. La première était d’avantage pour les couleurs et les formes, pour le simple plaisir de se trouver jolie. Ses longues jambes se trouvaient alors recouvertes d’un tissu rouge et orangé, formant de larges pans bouffants retenus à la cheville par un petit nœud qu’elle pouvait défaire afin de laisser flotter les pans de l’habit. Là-dessus, elle avait choisi un haut à manches longues d’un rouge plus foncé, tirant sur le grenat. Les formes étaient un peu asymétriques, et là-dedans Andrea se trouvait si pleine de vie qu’elle se reconnaissait à peine. Bien loin du simple jean et de la chemise qu’elle arborait quelques instants plus tôt, la jeune femme venait de transformer complètement son image. Encore un peu déstabilisée par ce qu’elle voyait dans le miroir, Andy hésita longuement avant de se décider là-dessus, mais décida finalement de prendre le tout, cela lui redonnant un aspect vivant qui lui manquait cruellement.
Puis son choix se porta sur une tenue bien plus pratique. Un t-shirt gris sombre, aux manches assez courtes, simple et avec un col rond qui encadrait ses épaules. Avec, un short marron vint orner ses cuisses. Avec les bottes noires légèrement montantes mais sans talon qu’elle avait remise après leur douche, seul habit venant de chez elle qu’elle portait encore, la jeune femme avait l’air prête à courir un sprint ou se fondre dans n’importe quel endroit. Parfaitement adapté à une vie qu’elle devinait exempte de sécurité totale, cet ensemble retint tout de suite son attention et fut immédiatement adopté. La suite ne fut pas aussi simple, étant donné qu’Andrea trouvait tout sublime mais ne s’imaginait pas porter d’aussi belles et voyantes tenues. Elle plutôt discrète et n’aimant pas se faire remarquer physiquement trouvait déjà que le pantalon aux couleurs chaudes était une exception ... Aussi reprit-elle des habitudes plus simples. Un pantalon noir, sans grandes fioritures si ce n’était quelques poches bien utiles, lui donnant une aisance de mouvement satisfaisante tout en épousant d’assez près sa peau. Avec, elle hésita longuement et décida donc de prendre deux hauts, l’un aux manches longues et d’une couleur bleutée qui rappelait ses yeux, sur lequel elle s’était permise un léger décolleté. Sur l’autre, c’était un vert très doux qui primait, avec une longueur intermédiaire et adaptable selon la saison. Satisfaite, Andrea garda cette dernière tenue, avec le contraste bleu et noir qu’elle aimait beaucoup, avant de se décider pour une veste assez chaude, noire doublée de rouge à l’intérieur et pourtant assez mince et légère à porter. Il ne faisait pas si froid que cela, mais sans une couche supplémentaire il était assez inconscient de sortir dehors sans plus de formalités. Une fois parée, Andrea ne décollait pas son regard de la silhouette que lui renvoyait le miroir. Elle s’y trouvait presque jolie, chose d’une extrême rareté chez la jeune fille. Sans doute l’effervescence de pouvoir se permettre de tels achats, ou la sensation d’être si bien entourée dans un domaine qu’elle ne connaissait absolument pas auparavant. Un de plus.
Si Andrea se sentit mal à l’aise d’être la seule à dépenser un argent qui n’était pas le sien ? Normalement, oui. Mais là, trop heureuse qu’elle fût, cette idée ne l’effleurait même pas. Et alors qu’elle s’apprêtait à récupérer les sacs bien chargés, qui contenaient également ses anciens vêtements, l’homme-tigre lui expliqua qu’il n’allait pas lui donner cette peine et que tout serait disponible à domicile. Le rêve de toute jeune femme ... Encore plus pour Andrea qui n’avait en temps normal aucune attirance envers ce genre d’activités. Ce fut donc les bras complètements libres qu’elle ressortit de la boutique, toute pimpante et un grand sourire naïf sur le visage. Il y avait trop de découvertes, trop de nouvelles choses pour la faire s’en départir pour l’instant. D’autant plus que, alors qu’un peu plus tôt il l’avait laissée libre de tout mouvement, Law la prenait de nouveau contre lui, pour l’emmener à présent bien loin de la place principale. Andrea se doutait un peu qu’ils se dirigeaient vers le temple dont Law lui avait parlé, et c’est avec une curiosité mêlée d’un peu d’appréhension conséquente à l’aspect religieux que prenait la balade qu’elle le suivit, s’autorisant pourtant quelque chose qui lui paraissait proprement indispensable. Se serrant un peu plus contre son bras, elle lui souffla avec une satisfaction enfantine :
- Merci pour tout. C’est ... je n’en ai pas l’habitude, et j’avais bien besoin de nouveaux vêtements.
Il sembla balayer le sérieux de ses remerciements d’un silence, ce qu’elle apprécia, avant de confirmer son impression première. Le bâtiment devant eux était manifestement le lieu de culte où il comptait se rendre, et avec toute la prévenance dont il est utile de faire cas dans ces moments, il la laissa décider d’entrer ou non. Et accompagna cela d’un baiser posé à la naissance de ses cheveux. Andrea le laissa entrer devant, et hésitait encore. L’histoire du Dieu auquel il faut faire des sacrifices, ce n’était pas trop son truc. Déjà que l’idée de Dieu en elle-même est assez difficile à accepter pour une jeune femme qui n’en a vu aucune manifestation dans la pourriture qu’est l’homme, mais alors admettre qu’il y en a plusieurs et qu’ils sont réellement présents dans ce monde étrange ... Toutefois, elle entrera. D’un pas hésitant et bien après Law, mais elle entrera. Franchissant avec un respect teinté de prévenance l’alcôve qui invite les fidèles à découvrir plus avant le temple, Andrea se dirigea bien vite contre un mur juste à côté de l’entrée. Hors de question de s’aventurer plus loin, encore moins de participer à un culte dont elle ne sait pas grand-chose. Mais cela l’intéresse, puisque Law est concerné. C’est donc en tentant de conserver l’esprit ouvert qu’Andy laisse voguer son regard sur le bâtiment arrondi, le cercle étant le symbole de la divinité, quelle qu’elle soit, suppose la jeune femme. Ce lieu froid et vide lui donnera tout de même un frisson non retenu, devant le carrelage qui non seulement avait l’air glacial mais qui dégageait également et réellement une impression de froid venu d’ailleurs. Peu rassurée, Andy se colla un peu plus contre le mur, comme si elle voulait s’y fondre. Un peu comme les statues qui en sortaient.
Ou pas exactement, mais quelque chose du genre. La jeune femme ne grimaça pas devant les têtes peu rassurantes des reptiles -elle ne se serait pas aventurée à parler de lézard géant-. Enfin, presque pas. Seule sa gorge se noua brièvement, l’obligeant à déglutir un peu plus fort que prévu. Heureusement, tout le monde sauf elle était concentré sagement sur leur rite et leur prière. Dont Law. Un peu plus loin, l’homme qu’elle apprenait à connaitre était sérieux, le visage fermé en un mutisme et une concentration propre au culte que l’on peut vouer à une quelconque divinité. Elle arriva alors qu’il versait quelque chose dans la gueule menaçante d’une des statues fixées au mur. Andrea réalisa alors deux choses. La première, elle ne voulait pas savoir ce qu’était ce quelque chose. La seconde, crisper ses mains contre le mur froid n’allait pas la détendre, loin de là. En fait, la jeune femme s’était presque attendue à voir le serpent, ou quoi que ce fut, déglutir. C’était étonnant comme les artistes de ce monde revenaient aux valeurs fondamentales du réalisme, alors que sur Terre on y préférait de loin l’art moderne. Pas si mauvais, finalement, ce qu’elle avait quitté. On n’avait pas idée de rendre des grosses bêtes aussi dangereusement réelles. Regrettant presque d’être entrée, Andrea hésitait à faire un pas sur le côté et se retourner pour patienter dehors. Mais, alors que ses jambes commençaient à se dire que c’était effectivement une bonne idée, celui qu’elle attendait se redressa et se dirigea vers elle.
Sans dire un mot, respectueuse du moment sans doute important qu’avait dû être pour Law cette prière, la jeune femme attendit de retrouver le marché pour reprendre un rythme cardiaque stable. Pas forcément impressionnable, l’aspect religieux et extrêmement sérieux des regards reptiliens l’avait quelque peu ébranlée. Pas assez, cependant, pour qu’elle ne retrouve pas l’émerveillement premier une fois les pieds de nouveau en contact avec les dalles de la place, lesquelles étaient jonchées, comme dans tous les marchés, de feuilles de salade, d’un ou deux fruits qui étaient tombés d’un étal ... Bref, la vie. Bien loin de quelque chose qu’elle ne pouvait qu’observer sans comprendre, peu sûre d’en ressortir totalement assurée. Alors qu’il parlait, Andy buvait ses paroles tout en ne pouvant s’empêcher d’ouvrir des yeux attentifs, se retournant parfois sur une babiole dont elle ne devinait pas l’utilité, sur une friandise qui semblait délicieuse ... Mais ne perdait pas un mot de ce que Law racontait. Ce par quoi il était passé pour arriver en haut de son empire, le nettoyage qu’il se devait d’opérer sans aucune pitié s’il voulait conserver son pouvoir et sa vie, les choix qui n’en étaient pas forcément ... Son cœur à elle se serrait, consciente que ce n’était pas si évident de se hisser sur un trône instable, friable. D’autant plus qu’il lui confiait tout avec une facilité déconcertante, cherchant parfois la manière de s’exprimer, mais toujours avec assurance et simplicité. Ce qu’elle admira, et apprécia à une valeur dont il n’avait sans doute pas idée. Lorsqu’il eut fini, elle ne répondit pas en de grands discours. Ils étaient inutiles, d’autant plus que la seule chose qu’elle pensait vraiment se résumait en peu de mots.
- Je suis rassurée de n’avoir pas à compter outre mesure sur la chance pour te voir revenir. Je préfère largement te faire confiance, c’est beaucoup plus sûr. Et j’ai toute confiance, tu es encore plus fort que je ne pensais. Y’a-t-il quelque chose qui t’atteindra, un jour ? Une faille dans cette armure inébranlable ...
C’était plus des questions de rhétorique, et la jeune femme n’attendait pas de véritable réponse. Pourtant, c’était clair que la moindre faiblesse serait exploitée contre lui, et elle en priait presque pour qu’il n’y ait rien qui l’atteigne jamais. Andrea ne pouvait s’empêcher d’être inquiète. Quand on vient d’un monde sécuritaire et où la mort est quelque chose de grave et réellement traqué et puni, on ne peut s’habituer à la violence partout, à l’empire sombre et sinueux qui s’infiltre dans une ville qui ne le soupçonne pas toujours. Etre plongée au cœur de ce monde d’affrontements et de danger n’était pas si facile que cela à accepter, quand on avait quelqu’un à qui se raccrocher, quelqu’un à attendre. Puis, quand le silence s’installa, il se fit pesant sur le cœur de la jeune femme. Lui se confiait si facilement à elle qu’Andy se sentait mal à l’aise, avec ses secrets et ses doutes. Et tout d’un coup, le marché n’eut plus aucune importance. Le prenant sans rien dire par la main, elle l’entraina légèrement à l’écart. Au lieu du centre de la place, ils occupaient à présent un bord, là où les oreilles indiscrètes ne pouvaient pas réellement les écouter sans rien en laisser paraitre. Et dans une grande inspiration, Andrea décida qu’il était venu le moment de faire sortir un peu d’elle, à travers ses lèvres incertaines. Même si cela pouvait faire très mal, il n’y avait plus aucune hésitation à avoir. Même si l’endroit n’était pas le plus adéquat, le moment l’était. Et puis, il était évident que Law attendait quelque chose d’elle. Même s’il ne la forcerait jamais, elle le savait. La seule solution était donc de s’obliger elle-même à commencer à rebondir, doucement d’abord. Puis plus franchement.
- Je crois que, si je suis ta logique, j’ai quelqu’un à étriper. Le problème c’est que chez moi ce n’est pas quelque chose que l’on fait aussi facilement ...
Ça, c’était l’introduction. Une simple phrase qui l’obligeait à continuer. Car si elle s’arrêtait, il demanderait des précisions. C’était un peu son travail à elle de le devancer et de prendre un peu sur elle pour continuer. Même si chaque mot lui arrachait la bouche, même si les mots semblaient poison sur ses lèvres au fur et à mesure qu’ils les franchissaient avec difficulté.
- Je t’avais parlé d’une dette. Un poids, qui me pèse chaque jour depuis deux ans. Qui s’est allégé hier soir. C’est une histoire de famille ... Mais je crois qu’il va falloir que je commence par le début du commencement.
Cela paraissait même plutôt logique, pour qu’il comprenne. Et puis, comme ça elle pourrait toujours s’arrêter en route ... Non, Andrea ne voulait pas accepter de limiter ce moment si plein d’importance, tout à coup. Se confier à quelqu’un qu’elle connaissait si peu ... Et pourtant, Law comptait plus pour elle en deux jours à peine que tous ceux qu’elle avait rencontrés auparavant dans sa petite vie tranquille.
- Tu as remarqué que ma langue d’origine est le finlandais. J’y ai vécu plusieurs années avec mes parents, mais je suis arrivée au Japon avec mon père à mes dix ans, au divorce de mes parents. Et mon demi-frère. Seiji, né d’une précédente union, m’attendait là-bas.
Son ton était lourd, son visage se fermait. Mettre des mots sur quelque chose qui la faisait autant souffrir lui était difficile. Même après deux ans, surtout après deux ans. Elle s’était habituée à ne pas ressentir, et les émotions qui affluaient depuis la veille rendaient le mélange difficile. Car les souvenirs, au lieu de glisser sur elle comme des gouttes d’eau sur une pierre, lui entaillaient à présent le cœur. Comme autant d’aiguilles acérées chauffées au fer rouge, Andrea ne put s’empêcher de refermer ses bras autour de ses épaules. Comme pour se protéger, et ne rien laisser filtrer. Puis elle se reprit. Il était impératif de s’ouvrir maintenant, alors qu’on le lui proposait. Sinon elle ne le ferait jamais. Sinon la douleur reviendrait, recommencerait, et l’empêcherait totalement de faire revenir la part d’Andrea qui existait encore au fond de ses yeux fantomatiques. Un cercle vicieux qui la détruisait avant de lui faire espérer, et de la reconstruire.
- C’était ... ma deuxième moitié. Quelqu’un de formidable, qui prenait soin de moi, remplaçant l’affection que mon père distillait dans les bras d’une nouvelle venue. Des années merveilleuses, malgré la barrière difficile de la langue et des coutumes. Il ... me protégeait.
Son regard se ternit un peu, le dernier mot s’étrangla dans sa gorge. Un voile passa, et Andrea, sans le savoir, était dans sa douloureuse et lointaine souffrance belle à en pleurer. Son visage se figeait dans une expression très lointaine, celle qu’elle avait eue ce jour-là. Comme si son esprit débloquait le temps qu’elle avait essayé d’arrêter, pour revenir deux ans auparavant. Mais ce n’était pas vraiment le moment de relever la tragique beauté que cela lui conférait, aussi n’est-il pas utile de s’attarder sur la finesse cruelle de ses lèvres, tordues en une grimace qu’elle voulait camoufler tant bien que mal.
- Et j’ai eu dix-sept ans. Le jour de mon anniversaire, Seiji a ... changé. C’était pitoyable. Je crois que je n’aurais peut-être pas dû le laisser croire, pas l’encourager ... Je ne sais pas bien ce que j’ai fait, mais tout a basculé.
Andrea se sentait misérable, à ne pas mettre les bons mots, à ne pas expliquer, prévenir à quel point elle avait été actrice de cet instant oh combien regretté.
- Imagine deux minutes une personne de confiance, une salle vide dans laquelle aucun invité ni gâteau d’anniversaire ne t’attend. Un homme, une femme.
La voix se perdit de nouveau. Andrea fit un énorme effort pour prendre sur elle, ne pas craquer. Son visage se ferma un peu plus, sa mâchoire se serrant sous la douleur et la persévérance. Ne pas se rendre ridicule, essayer de ne pas paraitre pitoyable et de tomber dans le drame.
- Il a brisé quelque chose, qui m’a permis pendant deux ans de supporter qu’il recommence. Si je découvre tant de choses avec toi, c’est que depuis lors j’avais tout enfermé quelque part. Pas de larmes, pas de cris. Une façon pour moi de lui payer ce que je lui devais pour son amour, pour ses soins, pour sa protection. Tu comprendras que je n’ai pas vraiment l’habitude de la tendresse et de la retenue. D’autant plus que pour oublier et tout faire passer, il m’a suffi d’ouvrir les jambes. Encore, et encore. Me donner au premier qui passait pour me permettre de ne pas rentrer chez moi, un soir de plus. Essayer de se perdre ailleurs. Ce n’était rien que de donner cette ... chose.
Elle désigna son propre corps d’une moue dégoûtée et distante. A présent, son esprit se replongeait dans son fonctionnement. Les mécanismes de défense qu’elle avait façonnés pour se protéger. Qui normalement doivent rester inconscients, mais qui à présent lui apparaissaient clairement, déchirant sa logique, réunifiant deux entités qui ne se côtoyaient plus. Une frontière se brisait et un nouveau monde renaissait à l’intérieur d’une frêle jeune femme, qui tenait à peine sur ses jambes.
On peut trouver la culpabilité d’Andy ridicule, puisqu’il était évident qu’elle n’y était pour rien. De même, on peut s’étonner de son envie de trouver des excuses à Seiji, de le justifier, d’expliquer qu’elle avait sa part de responsabilité et que c’était plus un crime à deux auteurs qu’à un seul. Mais quand on est réduit à moins qu’un être humain, à moins qu’un animal ou qu’une poupée de chair, que reste-t-il à part la sensation d’exister, au moins pour une personne ? Alors que tout le monde s’éloignerait de celle dont on connaitrait le passé tourmenté, au moins le bourreau prend-il soin de sa victime. Il la chérit, l’entretient, la détruit puis la reconstruit pour s’en amuser encore. C’est la seule silhouette à accepter entièrement la réalité. Andrea était persuadée que personne ne pourrait prendre ce qu’elle était vraiment, tout savoir sur sa bien pitoyable existence, et la chérir tout de même. Au moins, Seiji savait. Il l’accompagnait, lui susurrait ce qu’elle voulait entendre. Il avait toujours été là pour elle, contre une bien maigre rétribution. D’ailleurs, Andy n’arrivait plus, après deux ans de traitement éhonté et manipulateur, à voir l’horrible et cruelle réalité de sa condition. Soupirant en retenant des larmes qui n’avaient pas lieu d’être, Andrea jeta un regard sur le marché qui les narguait de loin. Ses paroles passaient pour celle d’une martyre, c’était ridicule de se faire plaindre de cette manière. La jeune femme avait l’impression de faire passer Seiji pour le méchant et l’unique responsable de l’histoire, alors même qu’elle ne se rendait pas vraiment compte que c’était le cas.
- Mais ... ça va. Je suis toujours là, et puis je t’ai maintenant.
Et elle jeta vers lui un regard teinté d’humidité, alors que ses lèvres s’étiraient dans un maigre sourire, un peu tremblotant. Elle ne savait plus bien si elle avait besoin de son visage à lui pour arriver à fondre en larmes ou pour parvenir à y résister. En tous les cas, c’était devenu un indispensable. A peu près autant que celui de retourner chez elle si elle trouvait une once de pitié dans le regard de Law. Il suffisait d’un instant et elle ferait demi-tour. Seiji devait l’attendre, encore une fois. Et il était si lointain mais si proche qu’y retourner ne serait pas grand-chose. De plus en plus, l’idée germait alors qu’un silence s’installait, palpable, rempli d’une tension que la jeune femme faisait naître de ses muscles tremblotants.
On aurait dit un chaton abandonné sous la pluie, le poil triste et le regard suppliant.