J’avais beau connaître la réponse, je fus bien surpris de l’entendre en ces termes.
– Je n’ai pas encore envie de dormir à l’ombre d’un bambou, en devant affronter des lions affamés, des sauvages anthropophages et xénophobes, des serpents venimeux, sans parler des moustiques, et de toutes ces autres saloperies qu’on trouve dans la jungle. Toutes ces conneries rousseauistes sur l’état de nature, ça me sert plus de peigne-cul qu’autre chose.Vu comme ça... c’était convainquant, certes. Et lucide. Ne laissant aucune place au rêve. Et c’est pourtant le regard rêveur que je l’écoutai faire sa… démonstration.
– J’aime votre cynisme, Jane.Je m’étais déjà focalisé sur le brushing, sur l’uniforme et sur la bouche, je songeai donc à passer aux yeux pour le temps d'observation qui s'annonçait. Les observateurs les plus habiles savent lire dans un iris tous les sentiments et jusqu’au signe astrologique de la personne ; quand à moi, si je ne pouvais me vanter d’un tel talent je savais y-apprécier les coloris subtils.
Une pupille d’encre dans son halo brun sombre. Un regard que nul soleil ne sait illuminer. Je remarquai le verre de coca devant Jane et en tirai sensiblement les mêmes conclusions.
Marron rime avec cochon , même si l’on n’avait pas encore démontré l’impact réel des rimes entre caractères sur leurs associations véritables. Le plus beau dans un œil, diront certains autres, est qu’on peut y-contempler son propre reflet. Mais je ne suis pas aussi narcissique.
Je songeai à l’heure, regardai ma montre, puis la rue, puis à nouveau ma montre. Se forma alors un problème cornélien dans mon esprit : fallait-il se lever maintenant, ou attendre une minute de plus ?
– Anyway, je pense que nous devrions descendre. Ta limousine ne devrait plus tarder à arriver, maintenant.– Notre limousine Jane. » J’aspirai mon café jusqu’à sa dernière goutte.
« Eh bien, c’est parti. Je me levai et m’étirai, pas fâché de quitter le confort médiocre des chaises locales pour le doux moelleux d’une banquette de limousine. Je me rhabillai, sortis mon portefeuille et l’ouvris d’un habile mouvement de poignet, en extirpai ma
Gold Master Card et mis l’ensemble en poche pour récupérer mon sac.
« Je paye, donc. C’était le deal. Vous n’avez qu’à m’attendre à l’entrée.Replongeant ma main dans la poche pour tâter la présence de mon portefeuille et de ma carte, j’en profitai pour tâter aussi du petit spray, logé dans un compartiment intérieur. Je pris les devants d’un pas pressé, comptant sur le verre de coca pour retarder ma compagnie, et sitôt qu’elle fut hors du champ de vision dégainai mon flacon magique pour m’en parfumer la bouche en toute simplicité. Une haleine nouvellement fraîche envahit les lieux, quand moi-même fus pris d’une gaillardise soudaine qui me mena jusqu’au bar. Où je payai, somme toute comme n’importe quel blaireau, et sans que la couleur de ma carte de crédit ne me fasse moins poireauter que quiconque.
Pendant ce temps, pointa au travers de la vitrine une limousine, noire, modèle Ferrari, conduite par un bougre d’âge moyen, à la lèvre fine et sèche, au nez crochu, aux yeux perçants et au front retroussé qui lui donnaient un air rapace ; à la chevelure mi-longue dont on ne savait si elle tenait par le gel ou le gras. Il se rangea devant la terrasse, fit le tour de la voiture et s’adossa contre la portière pour nous attendre, refaisant ses manchettes, rembourrant sa casquette.
L’uniforme lui va mal. Il s’alluma une cigarette.
Une fois ma besogne accomplie je me dirigeai vers la voiture. Sorte de cocktail entre limousine et coupé, entre voiture de sport et voiture de luxe, faite pour que vitesse et puissance se mêlent au douillet d’un chaud salon. Mélange très amusant, à condition d’avoir un bon pilote. On ne rentrait pas dans une limousine pour se couvrir de ceintures de sécurité, d’où l’importance de ne pas abuser des dérapages à haute vitesse et autres manœuvres capables d’envoyer les passager au travers des vitres.
– Bonsoir Fuku. Vous allez bien ? – Moi ça va. Toi aussi ça va j’crois. Il passait Jane au scanner sans l’ombre d’une gêne, savourant longuement une bouffée de cigarette, si longue qu’on pensait qu’elle allait s’y-consumer toute entière.
Il va s’asphyxier s’il continue. Je soulevai mon sac jusqu’au niveau de son regard, le jetai à ses pieds, y-joignis ma veste. Il ramassa le tout avec délicatesse, tenta de défroisser un pli du vêtement, en vain.
– Elle aussi elle pue. Comme toi. Tout l’monde. Tels furent ses mots, tonnants comme la foudre.
Connard aigri. Il s’enquit ensuite des affaires de Jane, ouvrit la portière arrière et se dirigea vers le coffre. L’intérieur de la limousine s’agençait comme
ceci.
Une banquette à angles prenant les trois quarts de l’espace, dont la simple vue causait une irrépressible envie de s’y-vautrer. Au point que je grillai la priorité à la donzelle, m’élançant à l’intérieur pour m’accaparer le premier le coin côté conducteur. Ce ne fut que le fessier ancré au plus profond du rembourrage que je me rendis pleinement compte de toute la souffrance accumulée lors de cette harassante journée. J’émis un cri de soulagement, étendant mes bras le long des dossiers, fermant les paupières, pris d’une fourbe tentation de sieste.
Je dois résister. Je les rouvris, jaugeai l’étagère et ses différentes affaires. Des glacières contenant diverses bouteilles, des verres aux pieds aimantés, une stéréo, et même un écran de télévision pour le cas où on n’aurait rien de mieux à faire. Et sur le sol, un projecteur de lumière stroboscopique, les fameuses. Je me redressai pour observer au travers des vitres, puis me rassis, méditatif. Puis me relevai, puis me rassis.
C’est plus grand de l’intérieur !?! remarquai-je avec consternation. Aucun doute : on avait gagné un bon demi-mètre de hauteur. Etrange que ça ne m’eût jusqu'alors pas frappé.
Je restai béat quelques secondes, le temps que me revienne la présence de mon hôte, à qui j'adressai un sourire que je tentai assuré.
– Alors Jane, comment trouvez-vous la déco ?