Let's hunt! [Cirillia]

La brève altercation ne semblait guère avoir perturbé le débit de boissons, au grand soulagement de June, et les discussions avaient effectivement repris leur cours monotone. Une autre preuve flagrante que les bagarres étaient courantes dans ce genre de lieu, dans la mesure où l’assistance n’y prêt guère attention. Quoiqu’il en soit, sans l’intervention de Cirillia, le nécromancien aurait certainement commandé son repas, puis aurait été le déguster au calme dans sa chambre ou bien encore à l’extérieur de l’établissement. De son expérience, mieux valait fuir la confrontation.

La perte de contrôle, où les émotions prenant le pas sur le raisonnement, était une des premières choses à éviter à tout prix lorsqu’on pratique la nécromancie. Quelle sombre créature ou dangereuse magie pourrait se déchainer à travers June, s’il prenait soudainement ombrage de ses insultes et perdait son sang froid ? Celui-ci préféra éviter d’y songer plus que cela, et reporta son attention sur la conversation avec son hôte tandis qu’on leur apportait leur appétissante commande fumante.

« Merci. » Dit-il poliment sans interrompre l’explication de Cirillia.

Le garçon était en effet, curieux de tout. Même lorsqu’il s’agissait d’une femme dont la stature et le franc parler le déstabilisait toujours, June était encore avide d’en apprendre davantage, si bien qu’il se montra des plus attentifs à son histoire. Après tout, le jeune homme ne connaissait rien aux sorceleurs, ou à leurs pratiques, et manifestement, ce ne serait pas grâce à elle qu’il en apprendrait plus. Un début tragique, et tout à fait commun, pensa-t-il, pour un développement des plus particuliers dans la mesure où le nécromancien avait du mal à concevoir l’abandon d’un enseignement. Le savoir passait avant tout à ses yeux.

« C’est dommage de n’avoir pas terminé tout de même… » Hasarda-t-il timidement.

Néanmoins, June n’insista pas. Ce n’était ni ses choix, ni sa vie, et il ne voulait pas se montrer intrusif ou moralisateur. Se concentrant un moment sur son pot-au-feu où il piochait de temps en temps, le nécromancien se mit à réfléchir sur la manière dont il allait pouvoir aborder le sujet de sa vie. Cela ne lui semblait pas plus évident de parler de sa vie que de nouer des relations sociales avec une inconnue, encore plus lorsqu’il s’agissait d’expliquer son goût ou son initiation à la nécromancie.

« Eh bien… Comme je venais d’une famille nombreuse, on était sept et j’étais le dernier, on a tous été obligé de partir assez jeune donc… Comme j’ai toujours aimé étudier, j’ai réussi à rentrer au service de mon mentor qui m’a tout appris. »

June aimait beaucoup son mentor. Il adorait écouter ses interminables leçons de magie, raconter ses lointains souvenirs, et l’entendre revivre ses exploits passés. Tout ceci était bien loin désormais, mais il commençait à s’habituer à cette nouvelle vie de solitude forcée.

« A la base, il n’était pas vraiment un magicien, ni même un nécromancien… A vrai dire, je ne connais pas énormément sa vie, mais il a beaucoup étudié de domaines différents et surtout rassemblé beaucoup d’écrits. Et comme j’ai… Enfin il m’a toujours dit que j’avais un talent naturel, j’ai appris à maitriser la nécromancie. »

Piquant les derniers morceaux de viande son assiette, June cherchait encore une fois à mettre la main sur un détail lui échappant. Certes, il avait beaucoup travaillé pour arriver à ce stade, mais il lui avait toujours semblé que la nécromancie était un art difficile et dangereux, et pourtant, le garçon l’avait maitrisé avec tant de facilité. Peut-être était-ce simplement grâce à son sérieux et à sa rigueur en toute circonstance.

« Enfin voilà… Je ne crois pas que ce soit exceptionnel… J’ai juste beaucoup étudié depuis plusieurs années. »

« Hmmm... En réalité, tu es assez exceptionnel, June. »

Cirillia aurait pu détailler longuement les raisons qui l’avaient amené à renoncer à sa formation. D’aucuns affirmaient qu’elle avait agi par couardise, car elle était partie avant la dernière épreuve, l’Épreuve des Herbes, et son ancienne mentor, Amalia Jaever, le lui avait d’ailleurs fortement reproché quand elles s’étaient revues. Ciri’ n’avait toutefois pas abandonné par lâcheté, mais parce que, à la base, elle était venue auprès des sorceleurs pour apprendre à se battre, et à traquer des dragons. Elle avait préféré se lancer sur une piste impliquant le dragon noir, ainsi que sur d’autres études. Au cours de ses recherches et de ses quêtes sous la houlette des sorceleurs, Ciri’ avait appris qu’elle était susceptible de maîtriser une puissante magie dragonique, le Thu’um. Un comble, de la part d’une femme qui détestait les dragons, mais le Thu’um lui permettait d’absorber l’âme des dragons, augmentant ainsi ses capacités, et lui permettant éventuellement d’utiliser cet art magique ancestral, très fermé, car ne pouvant être appris que par les humains ayant du sang dragonique en eux. Ciri’ ne maîtrisait d’ailleurs nullement le Thu’um, mais elle avait surtout craint que l’Épreuve des Herbes, consistant à absorber des mutagènes, ne tue cette spécificité sanguine en elle.

Tout cela était assez long à raconter à June, et elle ne se sentait pas encore assez familière avec lui pour lui parler d’Amalia, ou encore de l’Épreuve des Herbes. Elle estimait d’ailleurs en avoir déjà dit beaucoup, et même beaucoup trop. Qui sait ? Ce jeune homme lui avait sauvé la vie, et, avec son naturel timide et efféminé, elle avait du mal à se méfier de lui. Elle précisa ensuite le fond de sa pensée suite à sa dernière réplique :

« La magie... N’est pas une force neutre, June. Ton mentor te l’a peut-être déjà expliqué. Il existe la magie élémentaire, qui, elle, est effectivement neutre, mais il existe aussi bien des disciplines magiques qui dépendent de ce que tu es. La magie blanche, par exemple... Une personne à l’âme mauvaise ne peut pas s’en servir aussi facilement qu’une personne aux intentions pures, chevaleresques, nobles... Mais, au-delà de ça, la magie influence aussi ses utilisateurs. Du moins, ce type de magies, liées à l’âme. La magie noire est ainsi une magie corruptrice, très dangereuse à manipuler. »

Elle se racla la gorge, et but encore un peu dans sa coupe. Le repas se terminait, et tout le monde avait, semble-t-il, oublié l’altercation entre Cirillia et les mercenaires. Les rixes étaient effectivement monnaie courante dans les auberges, et, dès lors qu’elles ne dégénéraient pas, faisaient partie du folklore local.

« Et la nécromancie est indéniablement une forme de magie noire. Comment fais-tu pour ne pas être corrompu par ces créatures que tu invoques ? Tu joues avec la mort, et tu n’as clairement pas, sans vouloir t’offenser, le profil d’un nécromancien. Je dois admettre que... C’est assez intrigant. »

June fixait son assiette vide. Il eut brièvement l’idée saugrenue de s’y plonger, suffoquer et finalement de s’y noyer comme si cela s’agissait d’un énorme tourbillon de sentiment mélangés et profondément noirs. Le fil de la discussion, et les questions innocentes de la sorceleuse avaient emporté son esprit dans un tourbillon de souvenirs, de regrets et de sentiments refoulés. Il eut un bref moment d’absence. Des litres et des litres d’hémoglobines envahirent sa vision, et la respiration du nécromancien s’accéléra avant qu’il ne soit brusquement ramené à la réalité.

Un soulard venait d’émettre un rôt tonitruant, provoquant un flot de rires dans l’assemblée. Le garçon se renfrogna. Il se massa la nuque, gêné de son absence, mais alors qu’il s’apprêta à répondre à Cirillia, il se ravisa au dernier moment. Qui était-elle pour que June lui raconte sa vie, après tout ? Chacun pouvait avoir ses petits secrets, et le nécromancien ne tenait pas réellement à partager son passé ou même sa manière de gérer sa magie, ses catalyses, son crâne…

« C’est… Beaucoup de discipline et de rigueur. Je m’interdis beaucoup de choses… Je reste seul, je médite, je ne bois pas et j’évite de m’emporter. Puis j’évite autant que possible les sorts risqués. »

En définitive, la vie de June semblait bien ennuyeuse, et c’était effectivement le cas. Le garçon menait une vie de religieuse, sans excès ni joie, et certainement très encadrée. Il se mit à triturer nerveusement un morceau de pain laissé là, et but longuement la boisson qu’il avait commandé. En somme, il ne voulait pas en révéler davantage, surtout envers une femme dont il ne connaissait presque rien. Autant changer de sujet, estima-t-il mentalement.

Le regard fuyant, June cherchait désespérément un autre sujet de discussion avec la jeune femme. Seulement, il ne connaissait guère cette dernière, pire encore, le garçon ne se sentait toujours pas à l’aise en sa présence. N’avait-elle pas démontré un comportement imprévisible ? Lui-même ne comprenait pas son changement d’attitude à son propos, si bien que le nécromancien avait du mal à se détendre ou à entamer une conversation normale. Et de toute manière, il ne connaissait qu’un seul sujet commun.

« Et sinon pour le marais… Tu avais un plan en tête ? Si tu veux toujours qu’on continue ensemble bien sûr, ce serait toujours plus sûr. » Commença-t-il, hésitant.
June comptait pourtant résoudre cette affaire coûte que coûte. Que Cirillia l’accompagne ou non, il allait y retourner, et la seule manière d’aborder le problème semblait de s’enfoncer dans le marécage, au cœur de la magie noire.
« Je pensais qu’on devrait peut-être ignorer la majorité des créatures et… Plutôt essayer de viser la source de tout ça. De toute façon, ils vont continuer à apparaitre et on risque d’être submergé. On pourrait peut-être trouver quelque chose pour dissimuler notre présence… Enfin ce sont des idées comme ça. »

C’était également une manière de réfléchir à haute voix. Le jeune homme rassemblait ses idées, bien trop souvent balayées par le comportement erratique de la sorceleuse, et cela lui permettait de mettre les choses bout à bout. Il fixa pensivement son verre, mais de son point de vue, il n’y avait pas trente-six solutions : ils allaient devoir s’enfoncer au cœur du marais et couper la magie noire à sa source.

Beaucoup de discipline… Cirillia restait toujours autant sceptique. Mais, après tout, elle avait déjà connu des mages qui pouvaient recourir à la magie noire sans perdre leur âme. Il y avait cette Archimage ashnardienne, Samara, que Cirillia avait eu l’occasion de rencontrer par l’intermédiaire de la Princesse de Sylvandell. Une démone redoutable, manipulant bien des arcanes magiques, y compris la magie noire, mais sans que cela ne semble la rendre folle. Alors, peut-être que la discipline fonctionnait, en effet, mais ça n’empêchait pas Ciri’ de rester sceptique. Ceci étant dit, elle n’avait sur la magie que des connaissances basiques. June, de son côté, semblait plutôt gêné à en dire davantage sur lui-même, et, tandis que l’auberge prenait un tour plus grivois (les rôts étaient fréquents, et donnaient souvent lieu à d’obscurs concours de rôts, surtout quand il y avait des nains à bord), il revint sur le sujet de leur quête, et sur son plan.

Ciri’ avait eu le temps d’y réfléchir, bien sûr. Ses yeux se froncèrent légèrement, tandis qu’elle ravala une question plutôt intime qu’elle aurait pu poser à June, afin de se concentrer sur la situation actuelle.

« Ce que nous savons, c’est qu’il y a une manifestation de barghests dans la région. Ce sont des créatures qui ont beaucoup inspiré les folklores et les contes, mais, ce qui est vrai sur eux, c’est que ce sont des manifestations de magie noire. Ensuite… Les interprétations varient. Pour certains, les barghests sont les chiens de garde de la Chasse Sauvage. Pour d’autres, ils sont un châtiment divin, et interviennent dans des régions sinistrées pour réparer des crimes ayant même offensé les Dieux. Une deuxième interprétation qui m’a toujours laissé sceptique, car si c’était le cas, il y aurait des barghests partout… »

Elle se tut pendant quelques secondes, réfléchissant silencieusement, puis reprit ensuite :

« Abigail est impliquée dans cette histoire, mais j’ignore encore en quoi. Ce qu’il faut aussi savoir, c’est que les ékinoppes que nous avons affronté ont pour particularité de pousser là où il y a eu des cadavres enterrés sans tombes. »

Autrement dit, il y avait probablement, dans les profondeurs du lac, des choses sinistres.

« Ceci étant dit, il est possible que la sorcière ait elle-même choisi d’enterrer beaucoup de créatures dans le lac afin de protéger son habitation à l’aide des ékinoppes. Après tout, ils ne nous ont attaqué que quand nous sommes entrés dans l’habitation. »

En enterrant des chats, des chiens errants, des monstres, des rats ou des souris dans un même endroit, on créait un charnier favorable à la pousse des ékinoppyres.

« Et puis, il y a les apparitions des barghests… Ces cercles, ces sceaux, comme si quelqu’un les invoquait. Peut-être Abigail, mais… Je ne sais pas. »

Que faire ? Quelle stratégie adopter ? Pour l’instant, Cirillia avançait un peu à l’aveugle, cherchant des indices, mais sans grand succès pour le moment. C’était, après tout, comme ça qu’une enquête fonctionnait. On tâtonnait toujours au début, recherchant des indices, des explications, pour pouvoir ensuite progresser, une fois que les indices permettaient d’échafauder des pistes.

« On peut continuer chacun de notre côté, ou enquêter ensemble. Personnellement, la seconde option ne me dérange pas, tu es plutôt doué. Pour l’heure, je compte continuer à explorer les apparitions des barghests, à interroger les locaux, et à essayer de comprendre leur fonctionnement, ce que les barghests veulent… »

Répondre à ces questions constituerait déjà une première étape vers la résolution de la situation actuelle.

« Et toi, alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

June était un piètre menteur, ça ne faisait aucun doute. Lui-même le savait parfaitement et, à voir l’air suspicieux de Cirillia, elle devait s’en être aperçu après l’excuse peu convaincante du nécromancien. Certes, la discipline et la rigueur ont fait partie intégrante de son apprentissage, mais pour maintenir un esprit sain, d’autres éléments sont entrés en compte dans son cas. Et il n’était pas prêt à discuter de ces nécessités passés avec une étrangère.
Même s’ils parvenaient à discuter calmement, à défaut de paisiblement maintenant que le concours de rôts était entamé, June ne parvenait toujours pas à faire pleinement confiance à la sorceleuse. Elle lui paraissait si imprévisible, et parfois incompréhensible qu’il ne parvenait pas à cerner véritablement ses intentions. D’autant plus qu’il n’avait jamais eu de fréquentations féminines jusqu’à alors, et il n’était certainement pas prêt de les comprendre manifestement.

« Tu as l’air de connaitre cette Abigail… Mais elle est peut-être perdue. » Hasarda-t-il, essayant de se concentrer sur les théories de sa collègue malgré le bruit croissant dans l’auberge.

La sorcière pouvait être une proche connaissance de Cirillia, mais comment aurait-il pu le savoir ? En tout cas, il n’aimait guère l’idée de mêler l’affectif avec un contrat, et pourtant, June n’insista pas sur le coup. Autant considérer les choses sous un angle pratique. En l’occurrence, ils auraient sans doute besoin de s’infiltrer dans le marais prochainement, et échapper aux éventuels yeux inquisiteurs serait sans aucun doute des plus utile.

« Je pensais faire quelques préparatifs pratiques. Ces attaques ont l’air planifié, alors je me disais que je pourrais peut-être préparer quelque chose pour éviter qu’on puisse nous repérer avec-… »

Le nécromancien fut brusquement interrompu quand la porte de l’auberge s’ouvrit à la volée, le faisant sursauter. S’il n’était pas d’un naturel nerveux, June n’y aurait sans doute pas prêté attention, d’autant que la moitié de l’assistance faisait tellement de boucan que presque personne ne tourna la tête. Une femme d’âge moyen, aux cheveux noirs épais et aux vêtements rapiécés, venait d’entrer brusquement et titubait à présent dans l’entrée, tendant ses mains étrangement noueuses et terminés par des ongles abimés.
Bien évidemment, de nombreuses personnes avaient suffisamment bu pour ne plus marcher droit, si bien que l’inconnue passa presque inaperçu. Si ce n’est pour June qui remarqua immédiatement son teint blafard, suant, et carrément maladif. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, prenant une teinte jaune de mauvaise augure, et la femme chancelait comme si elle ne voyait plus rien ou cherchait ses appuis. Quelques têtes se tournèrent vers elle pour lancer quelques blagues grivoises, mais celle-ci ne semblait même pas les entendre.

June n’écoutait plus réellement la sorceleuse. Son attention était fixée sur cette inconnue dont il émanait une forte puanteur, et pire encore, une aura suintant la magie noire. Elle trébucha finalement, et s’effondra à genoux sur le sol en se tenant le ventre comme si des spasmes l’agitait, le visage crispé dans une expression douloureuse. Au début, June et ceux l’ayant remarqué, crurent que l’inconnue allait vomir et plusieurs s’écartèrent pour ne pas être arrosé par un éventuel jet.

« Je crois que… Quelque chose va sortir, euh… » Commença June en jetant un œil vers Cirillia avant de revenir à la femme crasseuse.

Ce fut plus ou moins ce qu’il se produit. Tout le corps de l’inconnue se contracta subitement dans un violent spasme, et elle ouvrit grand la bouche, face contre le sol, à s’en décrocher la mâchoire. June entendit les répugnants craquements osseux des mandibules qui s’écartaient plus qu’il n’était naturellement possible. Seulement rien ne sortit finalement de cette bouche béante, sinon un peu de bave. Dans l’assemblée, plus personne ne disait mot, et même le concours de rôts s’arrêta momentanément pour être remplacé par des murmures inquiets échangés à voix basse.
Les yeux de la femme semblaient exorbités, et on entendit un répugnant bruit de succion provenant de son corps quand ils donnèrent l’impression de littéralement… grossir. Ses globes oculaires enflèrent rapidement comme deux œufs vitreux et pourris, avant d’exploser, déversant un liquide noirâtre sur le sol sous le regard dégoûté des personnes présentes. Sa gorge se mit à enfler de la même manière, plusieurs bosses s’y formant en grossissant au point d’exploser pour déverser un liquide similaire qui ne ressemblait en rien à du sang.

La situation ne fit qu’en empirer lorsque ce liquide noir, au lieu de se répandre normalement, se mit à se solidifier, créant des racines mouvantes sur le sol qui partaient du corps inerte de la femme, désormais morte. Un vent de panique souffla brusquement dans la salle. Chacun cherchait à s’écarter de cette horreur mouvante qui commençait à s’agiter comme autant de serpents maléfiques au sol, et essayait visiblement de se rapprocher des êtres vivants. Ces monstrueux filaments pulsaient en se déplaçant, et enflait même à vue d’œil au fur et à mesure que le cadavre de l’inconnue s’affalait, vidé de l’intérieur.
Les créatures semblaient tout à fait aspirer les fluides du corps pour se créer elles-mêmes un aspect plus solide et plus souple de la taille d’un gros serpent. Elles commençaient même à former une bouche qui s’ouvrait à la manière d’une étoile, de multiples mâchoires pourvus de dents qui cherchèrent à atteindre les clients de la taverne. June bondit de son siège et chercha immédiatement à attraper l’une des torches murales servant à éclairer la taverne.

« Il faut arrêter ça avant qu’elles n’en touchent d’autres… Aide-moi à les brûler ! » Lança-t-il dans la panique à Cirillia.

« J’ignore totalement qui est cette femme, June, et je ne l’ai jamais vu, mais je sais que les sorcières ont la même réputation que les sorceleurs... Et probablement aussi que les nécromanciens. »

Autrement dit, des parias, des pestiférés, des gens mal vus, mais vers qui on revenait toujours. Pour les sorciers, ils avaient souffert du développement de l’Ordre Immaculé et de la professionnalisation de la magie, avec le développement d’écoles, d’académies, d’instituts et d’universités. Les individus n’ayant pas de diplômes, et n’appartenant pas à un ordre religieux, étaient mal vus. On accusait les sorciers d’être des menteurs, de maudire la population, d’empoisonner les villageois, de les tromper pour mieux les utiliser ensuite. Tout ça était très souvent mensonger, et était utilisé par l’Ordre Immaculé pour ostraciser ceux qu’on appelait jadis « chamans », « sages », « guérisseurs »... Ils siégeaient alors au centre des villages, et étaient respectés, réputés, formant ainsi des rivaux potentiels pour d’autres sages, comme les prêtres et les sœurs guérisseuses.

Cirillia devait continuer à enquêter, à découvrir qui invoquait les barghests. Elle n’excluait toujours pas un phénomène naturel, quelque chose lié aux énergies magiques et aux forces négatives qui se trouvaient ici. Aucune possibilité n’était à exclure, même si une autre hypothèse pouvait aussi être une attaque d’un nécromancien, d’un redoutable mage noir. Si c’était le cas, ceci expliquait la disparition d’Abigail. La sorcière était-elle liée à ces attaques ? Ou avait-elle cherché à les contrer ? Cirillia y songeait encore lorsque June, en train de parler, se tut brusquement en fixant une silhouette à l’entrée.

Intriguée, la sorceleuse tourna également la tête, et vit une femme qui semblait assez déboussolée. Dehors, la pluie s’était mise à tomber, et la femme, trempée jusqu’aux os, portant une robe décharnée, se tenait à l’entrée, fixant l’assemblée de ses yeux hagards. Des pugilistes continuaient à se battre, d’autres jouaient au gwent, un ménestrel dansait dans un coin... Et Cirillia sentit aussi quelque chose de particulier émaner de cette femme, quelque chose de dangereux.

La mystérieuse femme fit alors un pas en avant. Elle semblait cadavérique, livide, et s’écroula alors sur le sol. Les clients à proximité tournèrent la tête, et, ensuite... Ciri’ vit, avec stupéfaction, le corps de la femme se mettre à se transformer, des craquements sinistres jaillissant de son corps, comme si quelqu’un s’amusait à briser ses os.

« Bon sang... ! »

La bouche de la femme s’ouvrit démesurément, sa mâchoire se brisant, et plusieurs des clients bondirent sur place, l’un tombant de son tabouret, en voyant du sang noir jaillir de la femme abondamment, formant une flaque recouvrant le sol.

« Bordel de merde !
 -  Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?! »

Cirillia se releva à son tour, en voyant des filaments noirs se mettre à remuer.

*Qu’est-ce que ce truc ?*

Peu à peu, les filaments formèrent des sortes de redoutables serpents, avec une bouche tentaculaire, qui s’ouvrit sur place. Un véritable trou à la place d’une bouche, sans langue, tandis que les espèces de tentacules s’élevèrent dans les airs. Le villageois tombé au sol se mit à reculer, paniqué, en voyant le tentacule s’approcher. Il allait lui tomber sur le visage... Quand des flammes jaillirent, et frappèrent le serpent à la tête, le faisant reculer sur place.

Cirillia venait d’agir, et se tourna vers un autre serpent. Si June avait pris une torche, Cirillia, elle, avait une arme bien plus efficace, et fit rapidement avec ses doigts un Signe dans les airs. Des flammèches crépitèrent le long de ses doigts gantés, puis elle souffla dessus, lançant le redoutable signe d’Igni sur un autre serpent noir, l’enflammant sur place. Cirillia se positionna ensuite devant le villageois, et son épée trancha la tête d’un serpent. Las, le corps du monstre se reconstruisit lentement.

« Reculez ! hurla Cirillia. Utilisez les torches ! »

Pour l’heure, Ciri’ repoussait les serpents, mais elle avait l’impression que ces derniers continuaient à venir du corps de la femme tuée... Qui devait servir, sans aucun doute, d’hôte.

Cette journée allait de mal en pis. June avait espéré s’octroyer un moment de repos, bien au chaud à l’intérieur de l’auberge pour une fois, mais le marais n’en avait manifestement pas terminé avec eux. Le village était pourtant situé à l’écart de ce nid à problèmes, même si la magie noire et les barghests s’était manifestée dans un périmètre important, et le garçon n’aurait imaginé voir ça à cet endroit. Ça, mais qu’est-ce que c’était au juste ? Lorsqu’il vit le corps de la défunte femme enfler de l’intérieur, expulsant cette monstruosité, une idée lui était bien venu en tête.

Mais June ne voulait pas en parler. Pas tout de suite, et d’ailleurs, ce n’était guère le moment de discuter. Cette immonde manifestation était visiblement de type parasitaire, et il ne fallait pas être un prodige de la magie pour comprendre que si l’une de ces choses parvenaient à atteindre un client… Ce ne serait certainement pas beau à voir.  L’heure était à l’action. Le nécromancien parvint à décrocher l’une des petites torches décoratives du mur, mais il comprit rapidement que ce ne serait pas suffisant.

*Il faut cramer ce cadavre mais… Ah, je sais !*

Quelques vétérans aguerris s’étaient ressaisis, et parvinrent à repousser quelques-uns de ces répugnants serpents à l’aide de bougie ou de torches mais le feu n’était jamais assez puissant pour en venir à bout. Et créer un incendie dans cette auberge bondée n’était pas non plus une solution. Quoique, on devrai peut-être en arriver à cette extrémité, pensa June… Voyant que Cirilia se débrouillait plutôt bien, le garçon se précipita sur l’une des table voisines pour attraper une bouteille d’alcool trainant là.
Le nécromancie pria secrètement pour que son stratagème fonctionne, et il ne perdit pas un instant pour aller déverser le contenu de la bouteille sur le cadavre infecté. Avant d’y balancer une bougie. La femme était tellement trempée que l’effet ne fut pas immédiat, mais le plancher imbibé d’alcool parvint finalement à s’enflammer sous elle. D’atroces hurlements montèrent de la matière noire qui pulsait partout sur le cadavre enflammé, comme si ses choses répugnantes étaient en vie et hurlaient de douleur.. Les cris furent si aigus qu’ils vrillaient les tympans, rappelant celui d’une Banshee.

Un vent de panique supplémentaire souffla sur les villageois, surtout ceux n’ayant absolument aucune expérience du combat. Quelques-uns filèrent à l’extérieur pour fuir l’horrible bruit, beaucoup crurent que le geste de June avait empiré la situation. Heureusement, le feu se communiqua à plusieurs serpents, et ceux-ci flambèrent également, tandis que le hurlement mourrait peu à peu. Mais ce n’était pas terminé. Plusieurs de ces choses s’étaient déjà détachées de leur hôte, et se faufilaient à une vitesse étonnante à la poursuite des personnes présentes.

« Attention, là !... » cria June à l’adresse d’un des bagarreurs précédents.

Trop tard. Cirilia était trop occupée de son côté, et ce type, qui n’était visiblement pas une lumière, tenta de découper un serpent avec sa hache. Il y parvint, mais l’arme ne ralentit qu’à peine la monstruosité qui se reconstitua à la vitesse de l’éclair, et s’enroula aussi rapidement sur le poignet de l’homme. La plupart des villageois avait fui sans demander leur reste malgré la pluie drue, et les seuls restants étaient des mercenaires ou des soldats en permission qui assistèrent impuissant à ce spectacle.
L’homme hurla quand le serpent le mordit au niveau de l’avant bras. Au lieu de s’enrouler autour de son membre, la créature sembla disparaitre à l’intérieur de la chair en se rétractant comme si elle était aspirée. Les veines du mercenaire devinrent d’un noir d’encre. Celui-ci avait cessé de hurler et restait simplement debout, hagard, tandis que la substance se propageait à l’intérieur de son organisme, colorant ses veines saillantes de la même couleur. Les deux derniers serpents survivants s’enroulèrent autour de ses jambes, s’infiltrant dans la chair de leur nouvel hôte sous le regard hébété du groupe de mercenaire.

June connaissait la suite. Cette monstruosité allait se nourrir de l’homme, croitre, probablement sous une forme plus dangereuse encore, et au final, la situation allait certainement leur échapper. Il n’avait quelques secondes pour agir, avant qu’elles ne prennent totalement le contrôle. L’homme était de toute manière, condamné. Le garçon saisit une chaise et, profitant du moment de flottement, il poussa de toute ses forces le mercenaire infecté, le déséquilibrant vers la cheminée. Celui n’était plus vraiment conscient, et le parasite n’avait pas encore le contrôle complet si bien que la manœuvre fonctionna parfaitement.
L’homme bascula dans le foyer de l’imposante cheminée, et prit feu aussitôt. Le hurlement fut bien pire encore. Plusieurs personnes se bouchèrent les oreilles tant le cri était atroce. Non seulement, il mêlait la vocifération suraigüe des créatures, mais aussi le gémissement désespéré d’une personne en train de brûler. Le mercenaire parasité remua, cherchant à s’extirper du brasier, mais June le maintenant de tout son poids à l’intérieur de la cheminée. L’un des répugnants tentacules remonta le long du dossier de la chaise, filant vers le poignet du nécromancien mais curieusement, il ne trouva aucune prise sur la chair et fut repoussé dans le feu.

Le défunt finit par rendre l’âme, et s’écroula dans les flammes. June lâcha la chaise par-dessus, vérifiant que le corps continuait à se consumer et les restes du parasite avec. Il se frotta machinalement la main. La salle était enfin libérée bien que dans un état de chaos indescriptible.

« Je crois que… euh… C’est fini… » Commença-t-il avant que sa voix ne s’éteigne.

Les hommes restant, encore sous le choc de l’évènement, avaient tous le regard fixé sur lui. Après tout, une pure manifestation de magie noire avait eu lieu devant leurs yeux, et un nécromancien venait de brûler vif l’un de leurs collègues. Bien entendu, ce geste avait sauvé la vie de tous, mais manifestement, ils hésitaient encore sur la conduite à tenir. June connaissait cette situation. On cherchait à comprendre, à se remettre du choc, et surtout à trouver un responsable. Et il se sentait d’un coup, tout désigné pour remplir ce rôle.

Ce cadavre infectieux était redoutable, et Cirillia peinait à l’approcher, repoussant les serpents noirs. Ces créatures infernales faisaient furieusement vibrer son médaillon. Une très forte magie noire était à l’œuvre ici, et Ciri’ réussit à enflammer un autre serpent avant qu’il ne s’en prenne à quelqu’un. June arriva alors au moment le plus opportun. Tandis que des excroissances se formaient le long du corps de la femme, signe que d’autres serpents allaient jaillir, June renversa sur celle-ci le contenu d’une bouteille d’alcool, et jeta ensuite une bougie dessus. Rapidement, le feu s’éleva dans les airs, s’accompagnant d’une atroce puanteur, tandis que le corps se mit à se contorsionner sur place. Cirillia, qui venait de trancher un autre serpent, entendit soudain la femme hurler. Un cri surnaturel, suraigu, qui la mit à genoux, l’ancienne sorceleuse venant couvrir ses oreilles de ses mains pour faire taire les hurlements.

*Quel cri, bon sang !*

Un cri rappelant celui des noctules, ou d’une Banshee. Le corps de la femme contaminée s’agitait nerveusement sur place, et, pendant ce temps, Ciri’ vit avec horreur un serpent attaquer l’un des mercenaires. Elle se tortilla sur place, tentant de récupérer son épée, en voyant le corps de l’homme se recouvrir de traits et de tâches noires. Il s’agita sur place, et ses yeux se recouvrirent d’une couleur noire comme l’ébène. Au même moment, June poussa l’homme du pied, et l’envoya valser dans la cheminée. De terribles hurlements agitèrent le corps de l’homme, qui se tortilla dans les flammes.

Cirillia, elle, reprit ses esprits, et se redressa lentement, l’esprit encore empreint de confusion. Elle essuya son nez du revers de la manche, constatant que, sous le hurlement de la femme morte, elle avait saigné. Les mercenaires, quant à eux, s’étaient regroupés. Hagards, surpris, confus, ils fixaient le corps qui était en train de flamber dans la cheminée, tandis que June, retrouvant sa nervosité, annonça que la situation était terminée.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?
 -  C’est ce nécromancien et cette sorceleuse ! Vous avez attiré ces choses ici !
 -  Arrêtez vos conneries ! rétorqua Ciri’. Nous n’étions clairement pas les cibles de cette chose, et je... »

De terribles aboiements retentirent alors dehors. Cirillia s’arrêta sur place, comme tous les autres habitants de l’auberge, qui regardèrent nerveusement la porte de l’auberge. Un éclair déchira le ciel, illuminant les fenêtres de l’auberge. Pendant quelques secondes, il n’y avait rien de plus à entendre que le clapotis de l’eau tombant sur le toit de l’auberge. Puis le médaillon de Cirillia s’agita de nouveau, rejetant ainsi la présence de simples chiens.

Un nouveau grondement résonna, puis la panique s’agita alors dans la foule :

« Les barghests !! »

Une coïncidence un peu trop forte pour Ciri’... Les fenêtres explosèrent brusquement, tandis que du feu vert se mit à recouvrir l’auberge. Dans la grand-rue, les barghests venaient d’arriver. La meute était menée par un énorme chien, plus gros que les autres, et, derrière ses pattes, des flammes vertes illuminaient le sol. Il ouvrit encore la gueule, et cracha une boule de feu verdâtre qui incendia une autre maison, puis les barghests chargèrent en aboyant furieusement.

L’attention se détourna immédiatement de Cirillia et de June. La guerrière regarda brièvement le jeune nécromancien, le temps de confirmer ce qui, maintenant, relevait de l’évidence même :

« C’est une attaque en règle de ce village... »

Ce genre de situation était toujours aussi frustrante. June avait l’habitude, au fil de ses contrats, de ne récolter aucun remerciement, et même de recevoir des accusations sans fondements. Mais ça ne lui faisait jamais plaisir pour autant. Il accomplissait toujours ses missions avec minutie, essayant d’engendrer le moins de dégâts possibles avec les créatures dangereuses, et il aurait souhaité recevoir de temps en temps un peu de reconnaissance.

Oh, pas grand-chose, un simple merci lui aurait suffit. Tout plutôt que se retrouver face à face avec des mercenaires agressifs et véhéments après leur avoir sauvé la vie. Au moins, le garçon n’était pas le seul accusé. Mais Cirillia n’eut même pas l’occasion de les défendre plus longuement, qu’un nouveau problème les attendait. Le tonnerre roula au loin, faisant vibrer les murs de la taverne illuminés par un brusque éclair.

*Ils sont nombreux cette fois…*

L’orage précédait les barghests et, au vu des nombreux aboiements, ils étaient venus en nombre. June jeta un coup d’œil par une fenêtre constellée de gouttes d’eau pour voir un énorme chien mener la troupe, et enflammer d’une boule de feu vert le toit de la taverne. A l’intérieur, c’était la panique. L’incendie crépitait à l’étage, et l’énorme créature continuait enflammer les toits les uns après les autres, tandis que la meute ravageait tout ce qu’elle pouvait trouver.
Dans la confusion, plusieurs villageois et soldats tentèrent de sortir de la taverne, mais en vain. June n’eut même pas le temps de les prévenir qu’ils furent taillés en pièce par les barghests qui couraient en tout sens, à l’affut de proies vulnérables. Cirillia avait raison, estima June, le piège était bien trop organisé pour être une simple attaque chaotique de monstres. Rester à l’intérieur revenait à finir brûler, et sortir signifiait affronter une horde de monstres en surnombres.

Cette fois, des mercenaires tentèrent leur chance malgré les avertissements. June ne s’en occupait plus, ni n’écoutait les murmures paniqués de la foule. S’il voulait s’en sortir, et le village avec, il allait falloir employer les grands moyens. Dehors, les mercenaires se faisaient embarquer un par un, malgré une résistance un peu plus organisé, et démembrés une fois isolés dans d’atroces hurlements. Le bruit de l’orage, les hurlements des hommes mêlés à ceux des monstres et le crépitement de l’incendie donnait à un aspect sinistre et irréel à cette scène.

« C’est vous qui savez gérer les monstres, faites quelque chose ! » Hurla un villageois à l’adresse de la sorceleuse.

June s’était isolé du chaos ambiant. Il poussa quelques tables pour faire de la place, et commença à tracer un cercle sur le plancher à la craie noire. Cette fois, le nécromancien était décidé : il en avait marre de se retenir, marre de risquer sa vie, pour éviter de choquer quelques ingrats peureux. Il disposa son pentacle, traça ses runes et s’assit finalement au milieu du cercle, en tailleur. Le tout était de rester concentré malgré le boucan qui agitait la taverne en proie aux flammes et le temps était compté.
Tant pis si on le qualifiait de monstre après ça. Le cercle magique commença à s’illuminer, une lumière verdâtre en fit ressortir intensément les contours tracés, enveloppant June de cette même clarté étrange. Même ceux qui n’avaient aucune connaissance magique pouvant sentir que quelque chose se passait, et plusieurs personnes se tournèrent avec appréhension vers le jeune homme. Celui-ci ferma les yeux, tandis qu’une puissance magie noire flottait dans l’air, faisant hurler de plus belle les barghests à l’extérieur.

L’esprit de June était ailleurs. Sa magie envahit une bonne partie du village, et surtout son objectif premier, à savoir le cimetière au pied de l’église où reposait quantité de cadavres. L’air était encore plus chargé de sorcellerie qu’auparavant. Bientôt une clameur se fit entendre par-dessus les hurlements des monstres et le grondement de l’orage, quand les morts commencèrent à sortir du sol sous l’impulsion du nécromancien.
Certains n’étaient qu’à l’état de squelettes, d’autres étaient encore un peu plus frais, mais bientôt une véritable petit armée de morts se mit à arpenter les rues du village. June se concentra, essayant d’ignorer les interrogations inquiètes à son propos, puis laa situation commença rapidement à s’inverser. Les cadavres, immunisés à la fatigue ou aux blessures, se jetèrent férocement sur les créatures qui, bien que plus puissantes, fatiguèrent les uns après les autres sous le surnombre écrasant.

Ce ne fut pas cinq ou six, mais vingt, peut-être trente mort-vivants qui envahirent les rues, s’attaquant aux cibles que June leur désignait silencieusement. Ils étouffaient les monstres sous leur poids, les griffant, mordant, les poignardant avec des objets pointures ou même des ossements dans une vision totalement cauchemardesque.
Dans l’auberge, le nécromancien était complètement déconnecté de la réalité. Exercer un contrôle sur autant de serviteurs demandait une concentration sans faille, mais pompait aussi énormément d’énergie. Heureusement, les barghests furent peu à peu éliminés après un violent combat, décimant une bonne moitié des cadavres, ne laissant que leur énorme meneur qui enflammait brutalement ceux qui tentaient de l’approcher.

*Celui-ci va poser problème…* Pensa June.

Créatures folkloriques, les barghests avaient autant d’origines que de légendes les évoquant. On disait souvent d’eux qu’ils étaient les chiens de garde de la terrible Chasse Sauvage. D’autres disaient des barghests qu’ils étaient des esprits frappeurs, des fantômes vengeurs apparaissant après les pogroms, les carnages, et qui sévissaient sur les champs de bataille. Ce qui était sûr, c’est qu’il s’agissait de créatures magiques. Cirillia se rua rapidement dehors, en compagnie des autres mercenaires. Un homme avec une massive hache, probablement originaire de tribus barbares, vu sa longue chevelure et son torse nu, la devançait, et, dès qu’il sortit, Ciri’ vit un barghest bondir sur sa droite. L’homme hurla tandis que les crocs du monstre se plantèrent dans son cou, faisant jaillir le sang du malheureux. Ciri’ s’arrêta sur place, en prenant rapidement conscience qu’elle n’avait pas intérêt à les négliger. Au cours de sa formation de sorceleuse, elle avait entendu parler de ce genre de créatures. Les sorceleurs les traitaient dans une catégorie à part, comme les couvins, les koshcheys, ou encore les striges.

Par conséquent, plutôt que de se jeter inutilement dans la bataille, Cirillia se dépêcha de sortir l’un des élixirs qu’elle tenait à sa ceinture. Fort heureusement, elle avait peu bu, de sorte que son sang ne présentait pas trop de toxicité. Au vu de la rapidité des barghests, elle opta rapidement pour un Blizzard, un élixir très connu des sorceleurs, qui améliorait toutes les capacités de combat, les réflexes et la vitesse. Un élixir indispensable, avec une toxicité sanguine moyenne. Elle l’ouvrit, et en but le contenu, pendant que, dehors, des hurlements retentaient. Elle entendit vaguement un type lui parler, pendant qu’elle fermait les yeux. Une forte migraine traversa son crâne, tandis que ses veines se mirent à ressortir pendant quelques secondes… Puis Ciri’ rouvrit les yeux. Ses pupilles se dilatèrent pendant quelques secondes, puis elle sortit précipitamment.

Dehors, le chaos. Les maisons brûlaient, et les gens hurlaient. Cirillia vit un cheval passer devant elle, délesté de son porteur. Des corps gisaient au sol, éventrés, les barghests les dévorant, tandis que des gens hurlaient, des mères tenant leurs enfants. Les mercenaires se livraient à une bataille désordonnée contre ces créatures infernales. Un barghest occupé à arracher l’intestin d’un homme se retourna brusquement en voyant Cirillia. Sa gueule immonde était remplie de veines, ses dents rouges de sang. Il fronça les yeux, et aboya furieusement, avant de bondir vers elle. Encore une fois, avec une rapidité terrible.

Ciri’ avait eu le temps de sortir sa lame. Elle les portait dans le dos, à la manière des sorceleurs, et tournoya sur place. Le chien la frôla, et l’épée frappa au vif, se plantant dans la chair du monstre. Une épée en argent, faite pour les monstres. Le barghest hurla en retombant au sol. N’importe quel chien aurait été tué sur le coup. Mais le monstre, à peine sur le sol, bondit à nouveau vers elle. Inversement, une telle rapidité aurait surpris n’importe quel humain, fût-il le plus expérimenté au monde. Mais les sens de Cirillia étaient exacerbés, et son pied se tendit en avant, frappant le chien au ventre, le clouant au sol. Ciri’ attaqua encore, et hurla de rage en plantant sa lame dans le ventre du monstre, le transperçant de part en part. Les pattes de la bête s’agitèrent nerveusement en l’air pendant quelques secondes, puis la guerrière retira son épée, et se retourna brusquement.

Déjà, un autre chien infernal bondissait sur elle. Impossible de l’éviter, mais elle mit sa lame sur le devant. La gueule du monstre se fracassa dessus, il s’effondra sur elle, et planta ses griffes en elle. Cirillia, sans son armure, était vulnérable, et les griffes percèrent sa peau. La douleur éclata en elle, mais ne l’empêcha pas de former avec ses doigts le signe d’Aard. Une onde de choc jaillit de sa paume, repoussant la bête infernale sur plusieurs monstres, laissant le temps à Cirillia de se relever. Fort heureusement, sa constitution s’était renforcée de manière définitive depuis le jour où elle avait ingéré l’âme d’un Dragon, mais, même malgré ça, la douleur était présente.

*’Fais chier…*

Le barghest secoua la tête, visiblement un peu secoué par l’utilisation d’Aard. Entre-temps, l’une des tours de guet du village s’enflamma, condamnant les quelques archers situés dessus. À l’entrée du village, l’Alpha continuait à guider sa meute. Cirillia perçut alors d’autres perturbations magiques, et vit alors, derrière elle, une improbable horde de zombies s’élancer vers les monstres.

« Hein ?! »

Elle regarda alors l’auberge, et vit une intense lueur verte en échapper. Une terrible magie s’échappait de celle-ci, une magie noire, interdite… De la nécromancie !

*June…*

Visiblement, le jeune nécromancien avait décidé de sortir le grand jeu, déployant une magie terrible, et manifestement très efficace. Cirillia reprit ses assauts, aidés par ces improbables alliés. Sa lame fusa, et elle décapita sans aucun doute au passage plusieurs zombies, rebutée par leur odeur, et par l’utilisation de ce sortilège contre-nature. Difficile de dire si June avait bien fait ou non. Maintenant qu’il avait utilisé un tel sortilège, il ne serait plus le bienvenu ici.

Quoi qu’il en soit, et toute considération morale mise à part, les renforts fournis par les zombies permirent de repousser les barghests. La meute se retrouva ainsi résumée à une seule bête, l’Alpha, qui enflamma les quelques zombies venant l’attaquer. L’Alpha hurla alors rageusement, et souffla une gerbe de feu vers Ciri’. Celle-ci avait eu l’occasion de former le signe de Quen, de sorte que les flammes se heurtèrent à son bouclier magique, et elle se rapprocha ainsi de la bête. Le barghest se cambra sur ses pattes, et bondit vers elle, ses flammes s’enveloppant d’un rideau de flammes.

*Impossible de songer à l’attaquer dans ces conditions…*

Cirillia bondit sur le côté, évitant son attaque, et toucha le sol avec sa main, recourant désormais au signe d’Yrden. Elle créa ainsi son propre sceau, délimité par des lueurs violettes. Yrden affaiblissait les individus passant dans le sceau en atténuant leurs défenses et protections magiques. Les flammes recouvrant la fourrure de l’Alpha disparurent donc, et Cirillia se redressa. La Bête s’élança vers elle, et elle bondit en hauteur, évitant la charge. Plutôt que de tenter un improbable coup avec son épée, elle récupéra son arbalète à répétition, qui se trouvait dans son dos, et qu’elle pouvait amener dans sa main à l’aide d’une ficelle qu’il suffisait de tirer.

Tout en roulant sur le sol pour se réceptionner après son saut, elle pointa l’arbalète vers le monstre. Elle était alors agenouillée sur le sol, et décocha plusieurs carreaux qui se fichèrent dans le flanc du barghest, le faisant hurler rageusement.

Yrden commençait hélas déjà à se dissiper, témoignant du manque d’expérience de Cirillia en matière magique. Un nain arriva alors sur la droite du barghest, et abattit sa lourde hache sur lui. Le barghest évita l’attaque en bondissant sur le côté, et un archer décocha une flèche qui se planta entre les deux yeux du monstre. Un coup qui le sonna pendant quelques secondes, laissant le temps au nain de brandir sa hache pour tenter de l’abattre sur le monstre…

…Quand un nouveau barghest jaillit brusquement à côté de l’Alpha, et égorgea le nain. L’archer décocha une nouvelle flèche, mais celle-ci se heurta à un bouclier magique, tandis que Ciri’ sentit son médaillon vibrer comme jamais auparavant. Autour d’elle, elle vit des barghests supplémentaires arriver depuis la porte du village, entourant une silhouette sombre tenant un bâton fait de bois à la main.

« Qui… Qui est-ce ?! » s’exclama l’archer.

Le nécromancien leva brusquement la main, et les zombies invoqués par June explosèrent les uns après les autres, ou s’effondrèrent sur place. Ciri’ saisit sa chance, car le nécromancien, qui psalmodiait dans une obscure langue étrange, était proche d’elle. Elle brandit son épée, et chercha à l’abattre en visant sa tête… Mais le nécromancien se tourna brusquement vers elle, et une puissante onde de choc frappa Cirillia, et la souleva comme un fétu de paille.

Celle-ci lâcha son épée en hurlant, et s’envola sur plusieurs mètres, traversant la fenêtre d’une maison en feu pour terminer sa course contre une table en bois, qu’elle brisa au passage.

Autour de l’Alpha, les barghests se mirent à hurler, tandis que le nécromancien faisait face aux villageois et aux mercenaires désemparés.

« Votre présence est une souillure, entama le nécromancien. Partez d’ici. Abandonnez vos maisons. Quittez ces terres. Maintenant. Ou je reviendrai. Et je vous détruirai tous. »

Puis l’homme frappa avec son bâton sur le sol, ce qui généra un vortex derrière lui. Un Portail que les barghests utilisèrent pour partir, tandis que le nécromancien jaugea les survivants de son attaque d’un dernier regard, avant de s’en aller à son tour.

Ce sortilège s’avéra bien plus coûteux qu’il ne l’aurait imaginé. Dans l’urgence du moment, June avait opté pour un rituel très étendu, capable d’atteindre le cimetière situé à plusieurs maisons de la taverne, faute de pouvoir s’y rendre en personne. Le tout dans une totale précipitation. Le nécromancien eut un léger vertige sitôt le sort lancé, et mais il se força à rester alerte. Il n’était pas encore complètement épuisé, et le garçon espérait bien que son armée de mort-vivants serait largement suffisante pour résoudre la situation.
Le feu continuait néanmoins à se répandre à toute allure. L’air devenait irrespirable, si bien que June se résolut à en sortir, malgré le chaos sanglant qui régnait dehors. Il se mit à tousser, tâtonnant à travers l’atmosphère enfumé à la recherche de son sac de voyage qu’il empoigna avant de se précipiter vers la sortie. Le garçon se heurta plusieurs fois au mobilier renversé mais il parvint tant bien que mal à émerger à l’extérieur, sur la place du village devenu un véritable champ de bataille.

Les mercenaires et les soldats couraient en tout sens, cherchant à comprendre la logique de cet affrontement où des créatures cauchemardesques se battaient entre elles. De simples villageois terrorisés s’enfuyaient pour fuir les barghests hurlant, eux-mêmes submergés les uns après les autres par des mort-vivants. Les défenseurs avaient du mal à choisir quelles cibles viser.
Pour June, c’était la première véritable bataille rangée, et il hésita un instant sur la conduite à tenir, plaqué contre le mur de l’auberge. Les hurlements des monstres se mêlaient aux cris d’agonies humains, et les éclairs, le grondement de l’orage rendait la vision encore plus apocalyptique. Au moins, le nécromancien eut la satisfaction de voir que le nombre de barghests diminuaient rapidement grâce à ses propres serviteurs répugnants.

L’espoir était peut-être permis pour sauver ce village, estima-t-il. Il chercha à diriger sa horde de zombies un peu plus correctement, les disciplinant par la pensée pour mieux organiser leur offensive. Cela paya, et bien vite il ne resta plus que l’énorme créature, leur leader. June vit Cirillia et d’autres volontaires monter à l’assaut du monstre, il chercha aussitôt un moyen de les aider. Ces mort-vivants s’avérèrent bien vite inefficace contre une telle bête, si bien qu’il cherche rapidement à se mettre à l’abri pour concocter un sortilège plus puissant.
Hélas, dans un tel chaos, il était difficile de trouver un coin épargné. June l’apprit à ses dépends quand un mercenaire, propulsé par l’onde de choc du monstre, le heurta de plein fouet, l’envoyant s’écraser dans un tas de cageots à légumes. Entre les choux brûlés, et les brocolis ruinés, le nécromancien mit quelques instants pour reprendre ses esprits, mais il était trop tard quand d’autres barghests firent soudainement leur apparition.

*D’où ils viennent encore ?... Et qu’est-ce que cette présence ?...*

Une oppressante aura de ténèbres s’avançait dans le village. Malgré son inconfort, le jeune homme demeura au milieu de ses cageots, préférant observer le magicien apparaitre au milieu du massacre. Un nécromancien à n’en douter, celui-là même qui contrôlait ses monstres. June vit Cirillia faire un véritable vol plané après son attaque manqué, et il hésita sincèrement à intervenir.
Mais les affrontements entre mages sont toujours extrêmement délicats. Non seulement, il ne connaissait pas les capacités de celui-ci, mais il avait déjà une armée de barghests à disposition, quand June n’avait rien préparé en plus d’être fatigué. La sorceleuse avait été salement éjectée, et il espérait sincèrement que ce n’était pas trop grave, mais il se força à observer en cachette. Contre toute l’attente, le nécromancien ennemie lança un ultimatum menaçant avant de simplement s’en aller par un portail magique, lui et son armée de monstres.

En un sens, June fut vraiment soulagé. L’autre nécromancien devait forcément se douter de quelque chose à son propos, mais il avait évité le pire pour lui, à savoir un affrontement en mauvaise posture. Le village retrouva un semblant de calme tandis que les habitants et les mercenaires commencèrent à errer au hasard, comptant leurs morts. Quant à June, il se redressa tant bien que mal, et couru aussitôt vers la maison où Cirillia avait été éjectée.

« Cirillia ?! » June enjamba le rebord de la fenêtre où la sorceleuse était passée. « Vous m’entendez ?... »

Aucune réponse. A force de chercher dans la pièce qui commençait elle aussi à brûler, le nécromancien aperçut finalement une botte émerger des débris d’une table fracassée. La sorceleuse devait être sonnée par le choc. June déblaya autant que possible un maximum de débris pour dégager la femme évanouie avant que la maison ne termine de flamber complètement.
Malheureusement, June n’avait pas réellement la carrure requise pour tirer un poids mort. Si bien qu’il fut littéralement obligé de trainer Cirillia à bout de bras hors du bâtiment. Elle semblait grommeler, mais dans le boucan ambiant, rien n’était moins sûr. Le jeune homme récupéra l’épée de la sorceleuse, la remettant dans son fourreau, et la hissa à moitié sur son dos pour l’emmener. Ses jambes trainaient sur le sol, mais il était bien incapable de la porter entièrement.

Le choc était rude pour les habitants. Non seulement à cause des ruines de leurs maisons, à cause des morts, mais aussi parce qu’ils commençaient juste à comprendre le désastre du sort de June. Déjà, le prêtre de la paroisse criait au sacrilège diabolique face aux tombes retournées, et le nécromancien sut qu’il n’avait pas du tout intérêt à rester là. Fort heureusement, il n’eut pas à trainer Cirillia longtemps quand son cheval revint tranquillement vers eux.
Que ce soit en ayant reconnu sa maitresse, ou son acolyte, l’animal demeura docile tandis que June galéra pour hisser la sorceleuse sur la selle comme un sac de grain. Adieu la nuit paisible dans le confort d’une chambre. L’orage sec laissa à nouveau la place à une pluie drue. Le nécromancien ne perdit pas de temps pour rejoindre la route, conduisant le cheval de Cirillia par la bride sans savoir réellement où aller.

Désormais, le plus important était de trouver un endroit sec et loin du village. Tout en marchant, June commença à déprimer. L’échec était cuisant, difficile à accepter. La seule réussite à ses yeux, est qu’il savait désormais à quoi ils auraient à faire, ce qui était moins un élément positif dans ce désastre. June serait sans doute banni de la région toute entière après ce sortilège interdit. La pluie lui dégoulinait dessus, le trempant jusqu’aux os, et cette fois-ci, il eut vraiment le sentiment d’être complètement seul. A ce instant, tout ce qu’il demandait, c’était un peu de sommeil.

« Tôt ou tard, ça aurait dû arriver... Les nécromanciens sont encore plus honnis que les sorceleurs. »

June s’était arrêté dans une grotte, tandis que, dehors, l’orage s’était abattu sur la région. Il était de base dangereux de circuler de nuit dans les forêts de Terra, mais, quand des barghests circulaient, et que la magie noire infestait les lieux, la cavalcade de June tenait du suicide. Les prédateurs et les monstres sortaient massivement la nuit. June avait choisi de s’abriter dans une grotte, fort heureusement vide, tandis que Cirillia avait progressivement repris ses esprits. Elle avait réussi à former le Signe d’Igni pour allumer un modeste feu de camp, et les deux aventuriers se tenaient là, devant les flammes. Las, le vol plané de Cirillia dans la maison en feu l’avait quand même blessé.

Toutefois, elle sentait que June était un peu troublé par ce qui venait de se passer. En invoquant les zombies, il s’était définitivement aliéné la population locale, ce qui ne surprenait pas l’ancienne sorceleuse. Même pour elle, c’était un sort très impressionnant. Elle lui expliqua donc qu’il était inutile de se morfondre, et reprit ensuite, sur un ton plus naturel :

« Tu vas devoir m’aider, June. »

Bien qu’ils soient partis en catimini, le cheval de Cirillia avait suivi cette dernière, et il portait avec lui ses sacoches. Elle en avait récupéré une, sortant du matériel médical de première nécessité. Elle avait bu un élixir d’Hirondelle pour cicatriser davantage ses plaies, mais il allait tout de même falloir faire quelques bandages, et appliquer des onguents médicaux, dans des zones inaccessibles pour elle. La femme retira donc une partie de ses vêtements, et demanda à June d’appliquer l’onguent dans son dos, pour y poser ensuite les bandages.

Fort heureusement, le vol plané de Cirillia n’avait pas entraîné de déchirures trop profondes, ni trop importantes. Il n’y avait donc pas de points de suture à faire. Encore une fois, sa constitution dragonique lui avait sauvé la vie, ou, en tout le cas, lui avait évité de profondes lésions. Le jeune homme s’appliqua donc, et, au contact de l’onguent sur ses plaies, Cirillia soupira légèrement. Les bandages se posèrent ensuite, et elle le remercia doucement. June s’écarta ensuite, et Ciri’ laissa passer plusieurs secondes, yeux clos, avant de reprendre :

« Ça ira mieux ce matin, je cicatrise plutôt bien. Pour le reste... Je crois qu’après cette démonstration, le nécromancien va obtenir ce qu’il veut. Les villageois vont foutre le camp. Techniquement, mon contrat est donc terminé. »

Cirillia avait une mentalité de sorceleurs. Contrairement aux ordres chevaleresques ou de paladins, elle ne se battait pas gratuitement, et ne suivait certainement pas un quelconque idéal de vertu visant à protéger les pauvres humains contre les monstres. La pratique avait démontré que les situations manichéennes étaient rares. Qui sait pourquoi ce nécromancien était là ? Elle ignorait ses motivations, mais elle soupçonnait les villageois de ne pas être si innocents que ça. Mais, dans les faits, surtout, elle n’en avait pas grand-chose à faire.

Elle regarda encore June.

« Et toi ? Ce que tu as fait tantôt, avec les zombies... C’était aussi flippant qu’impressionnant. Mais tu n’as aucune obligation de risquer ta vie pour des gens qui te méprisent, et continueront à te mépriser ensuite. Moi, j’agis parce qu’on me paie, mais, vu que le village deviendra bientôt un village-fantôme... »

Pour elle, il ne faisait aucun doute qu’un exode allait avoir lieu. Après sa démonstration de force, le mystérieux nécromancien avait démontré qu’il ne fallait pas le sous-estimer, et qu’il était prêt à revenir. En soi, le fait qu’il n’ait pas massacré tout le monde ce soir était troublant. Pourquoi ne pas les achever alors qu’il en avait eu l’occasion ?

*Sans doute espère-t-il que les survivants vont se répandre dans les autres villages locaux, et qu’ils encourageront également les autres à fuir...*

La politique de la terreur. Mais, pour répandre la terreur, il fallait bien laisser des survivants pour pouvoir la colporter.

La fuite sous l’orage avait été éprouvante pour June. La pluie tombait sans discontinuer, le trempant jusqu’au os, et le sentier avait commencé à se transformer en bourbier. Les alentours étant plongé dans l’obscurité, il était difficile de repérer quoi que ce soit, surtout un abri, et le garçon ne pouvait allumer aucune torche grâce à la pluie. Pour ne rien arranger, le nécromancien s’était senti observé tout le long du chemin.
Comme un sentiment malsain, dérangeant, d’être suivi par un intrus à la lisière des bois. Vu les circonstances, June s’était attendu à une embuscade soudaine, mais étrangement, il ne s’était rien passé, et il n’était pas parvenu non plus à repérer son espion. C’est à la faveur d’un éclair qu’il aperçut la grotte. Dégoulinant, boueux, il avait orienté le cheval de Cirillia vers l’abri bienvenu, restant tout de même en alerte au cas où la grotte serait occupée.

Ce n’était pas le cas, une chance, et le nécromancien put s’offrir un bref répit. La monture se coucha dans un coin, lui permettant d’installer Cirillia contre son flanc chaud, et il put enfin prendre un peu de temps pour lui-même. June grelottait. Il faisait froid dans la grotte, et la première fois qu’il fit, fut de retirer ses vêtements trempés, les étaler dans un coin et se sécher avec un mouchoir. Mieux valait avoir froid sec que mouillé. Le garçon se sécha du mieux qu’il put avant d’enfiler sa seule paire d’habits de rechange.

*Heureusement qu’elle dort.* Pensa-t-il en s’habillant.

Cirillia se réveilla peu après ça, tandis que le garçon s’acharnait à essayer de se sécher ses longues cheveux. Le petit feu de camp qu’elle créa, fut le bienvenu. June se sentit déprimé. Rien n’avait fonctionné comme il s’y attendait, et toute cette histoire demeurait un échec sur toute la ligne. Il n’avait plus envie de réfléchir, pas ce soir en tout cas, la lassitude et la fatigue étant bien trop forte à ce moment-là.

Encore une fois, le nécromancien allait devoir jouer les médecins. Cirillia se délaissa d’une partie de ses fringues, mais le jeune homme était si épuisé qu’il n’éprouva plus la moindre gêne. Cependant, June s’interrogea. Comment était-ce possible que cette femme soit si légèrement blessée après un tel vol plané ? Il retint ses interrogations, et s’appliqua plutôt à enduire les blessures de la sorceleuse avec l’onguent médical, puis plaça avec précaution les bandages.
Les affirmations de Cirillia étaient légitimes, et il les partageait bien plus qu’elle ne l’imaginait. June était fatigué de cette situation. La seule raison qui pourrait le pousser à continue, serait une fierté personnelle après cet échec. Mais quel intérêt de risquer sa vie pour une fierté mal placée ? Ce n’était pas une manière logique d’agir, ce n’était en tout cas, pas sa façon de faire, lui qui était si pragmatique.

« Je jette l’éponge. » Dit-il après un long silence. « Même si je le voulais, c’est impossible de continuer. Ils vont sans doute fuir, et les autorités vont en être informées. Je me retrouverai coincé entre ce nécromancien et les soldats… Ce serait risquer ma vie pour rien. »
June poussa un profond soupir, presque de frustration, et ajouta comme pour se rassurer. « Ils vont sans doute se confronter, et je m’en fiche… Je ne leur dois rien. »

La nuit tombait, tout comme la pluie qui n’avait pas cessé. June se cala contre la paroi inconfortable, et essaya de se aller au sommeil, ou du moins de se détendre. Il était certes épuisé, mais après tout ces évènements, le garçon allait sans doute avoir du mal à dormir. D’autant plus qu’il faisait froid dans cette grotte, et que le feu avait du mal à réchauffer la roche glacée.

« D’ailleurs, tu ne voulais pas retrouver la sorcière ? » Songea-t-il soudainement.

Au moins, June n’était pas l’un de ces idéalistes chevaleresques prêts à se battre envers et contre tout. Vu le caractère très inhabituel de ce nécromancien, Cirillia aurait pu le craindre, mais, comme elle, il n’avait plus aucune raison de se battre. En fait, et à bien y réfléchir, Ciri’ ignorait quelles étaient ses motivations. Ils s’étaient rencontrés par hasard, et s’étaient retrouvés ensemble dans cette histoire. Est-ce qu’il avait un maître, un mentor qui lui avait dit d’enquêter sur cette région ? Ou un client comme elle ? Quoi qu’il en soit, après son coup d’éclat en réveillant les morts, il était désormais persona non grata sur place. Les prêtres locaux n’hésiteraient d’ailleurs pas à l’accuser d’être responsable de l’apparition du nécromancien. Mieux valait un bouc-émissaire pour réunir les fidèles plutôt qu’admettre ses propres torts. Ainsi allait la vie, et l’ancienne sorceleuse était bien placée pour le savoir, vu que les sorceleurs avaient justement été accusés par certaines mouvances religieuses d’être à l’origine du développement des monstres, de la paupérisation de bon nombre de villes, au point de provoquer des soulèvements et des insurrections populaires.

Son corps se rétablissait vite grâce à l’Hirondelle, mais elle ne sortirait pas ce soir. La nuit était trop dangereuse, et elle préférait attendre l’aube pour reprendre sa route, qui l’amènerait sûrement à se séparer du nécromancien. Face à elle, June répéta qu’il ne devait rien aux villageois. Ciri’ hocha doucement la tête, sans répliquer, ne voyant d’ailleurs rien de bien utile à dire. Elle observait le ronflement des flammes, quand June lui demanda si elle ne souhaitait pas revoir la sorcière.

« Oh, elle… »

La femme haussa les épaules.

« Je pense qu’elle a dû enquêter sur ce nécromancien, oui… Mais, honnêtement, je ne la connais pas. Son sort m’est indifférent. Peut-être est-elle morte, peut-être qu’elle collabore avec lui, ou peut-être qu’elle a tout simplement foutu le camp. En ce qui me concerne, cette quête est terminée. Je n’ai plus de commanditaire. Demain, je reprendrais ma route. »

Cirillia avait après tout d’autres quêtes plus importantes, comme se venger du dragon noir. Elle observa encore les flammes pendant de longues secondes, perdue dans ses pensées. Le feu… Un élément dont elle avait longtemps été effrayé, vu que son enfance avait été ruinée dans les flammes. Les sorceleurs lui avaient appris à lutter contre sa phobie, contre sa peur du feu, et, depuis lors, elle maîtrisait le Signe d’Igni.

Un grondement déchira le ciel. Les éléments se déchaînaient. Une tempête qui allait durer une bonne partie de la nuit. Mais, au-delà du sort de la sorcière, c’était quelque chose d’autre qui intriguait Cirillia, et qui l’amena à poser une nouvelle question à June :

« Pourquoi tu m’as sauvé, June ? Pourquoi m’avoir libéré de cette maison détruite, et m’avoir emmené avec toi ? »

June avait beau ressasser les évènements de ces derniers jours, et leurs conséquences, il ne voyait aucune justification acceptable pour continuer son enquête. Lutter contre un autre nécromancien promettait d’être rude, et où était l’intérêt de se lancer dans une telle entreprise quand au bout du compte, rien ne l’attendait ? Si ce n’est davantage de problèmes. A l’heure actuelle, il avait déjà tout intérêt à quitter la région avant d’être recherché et accusé à tort des actes de l’autre mage.
Tout ceci ne le concernait plus, cela aurait été pure bêtise de poursuivre. June retira ses bottes détrempées avec un soupir fatigué, et étira ses jambes jusqu’au feu pour sécher ses pieds. Avec une tempête pareille, le sommeil promettait d’être agité. Chacun coup de tonnerre résonnait fortement entre les parois de la grotte, et rien de les abritait de la lumière violente des éclairs.

Le nécromancien hocha la tête après la réponse de Cirillia. Cela lui semblait dommage pour la sorcière, et il compatissait tout de même un peu pour son sort, mais ce n’était pas non plus son problème. June n’avait donc rien à redire sur ce point. D’ailleurs, la logique de la sorceleuse était sans faille, et il ne pouvait définitivement pas lui donner tort sur sa vision des choses. Autant oublier cette histoire une bonne fois, pensa-t-il.

*J’ai hâte de rentrer chez moi en fin de compte, retrouver le calme…*

Quant à sa seconde question, elle le prit de cours. June remua nerveusement ses orteils devant le feu de camp. Il n’avait pas réellement réfléchit à son geste quand il avait été secourir la sorceleuse de la maison à demi-écroulée. Encore moins quand il l’avait carrément ramené avec lui ici. Le garçon marqua une longue pause, cherchant à répondre sans s’embarrasser davantage.

« Je ne sais pas… Je… Ça m’a paru normal. Je veux dire… On avait décidé de continuer en équipe alors… » Commença-t-il, gêné. « Je ne pouvais pas te laisser mourir avec cette maison… Elle allait s’écrouler donc… Et puis ensuite, eh bien… Les gens auraient aussi pu t’accuser à tort comme moi alors autant partir plutôt que rester et risquer pire. »

Ce qui était aussi complètement vrai. Ils étaient arrivés ensemble au village, et les sorceleurs n’avaient pas meilleur presse que les nécromanciens. Autant dire que personne n’aurait levé le petit doigt pour sauver Cirillia, ou l’aurait lynché à la première occasion sans l’intervention discrète de June. Mais il commençait aussi à apprécier la jeune femme. C’était peut-être simplement parce qu’elle était tout aussi pestiférée que lui, mais le nécromancien aimait aussi sa façon d’être, sa logique de raisonnement. Au moins, il n’avait pas besoin de cacher ses méthodes avec elle.

« C’est juste que ça m’a paru la chose à faire… Je pouvais au moins sauver quelqu’un qui n’allait pas me considérer comme un monstre. »

June haussa les épaules en conclusion. Il n’avait jamais complètement à l’aise avec la sorceleuse, surtout parce qu’elle était une femme, mais c’était tout de même moins catastrophique que d’habitude. C’est avec une certaine surprise que le garçon ressentit un peu de tristesse à l’idée qu’ils allaient désormais suivre des chemins séparés. Au final, il se sentait atrocement seul. Cela lui avait simplement fait du bien de pouvoir échanger normalement avec une autre personne, même si ça n'aura été que temporaire.