Reconnaissance et courant d'air [Thibault]

Il avait coursé la terranide une bonne partie de la journée, quelque part au sud des terres dévolues à Nexus. La garce en question, une neko, avait comprit que le salut était dans la fuite. Habile, la chatte à taille humaine avait fait courir Cato à travers champs dès qu'elle l'avait reperé qui approchait d'elle. Le borgne l'avait aperçue un peu plus tôt dans la matinée, la reconnaissant comme esclave en fuite pour le retour de laquelle son maître offrait une belle récompense. Sicarius ne pouvait décemment pas passer à côté d'une pareille opportunité et s'était mis en tête de capturer la neko pour la ramener à sa vie de servitude mais les choses avaient tourné différemment de ce à quoi il s'attendait.

La neko était agile et rapide, habituée à fatiguer ses poursuivants en les faisant tourner en bourrique lors des poursuites qu'elle parvenait à engager. Seulement, la terranide n'avait pas prévu que son agresseur défiguré par une menaçante cicatrice pouvait compter sur une endurance hors-du-commun. Alors leur "affrontement" s'était mué en une sorte de jeu de dupes qui n'avait cessé d'agacer Cato, de le pousser à bout. Si d'aventure il parvenait à mettre la main sur la chatte -et il n'envisageait pas d'échouer- elle passerait un sale quart d'heure entre ses doigts. Afin de maximiser ses chances de réussite, Cato avait fini par changer de technique et avait entreprit une approche plus furtive du problème. Calme et camouflé, l'ex-soldat avait trompé avec force patience et précautions la vigilance de la terranide qui s'était réfugiée dans les ruines d'un corps de ferme. Cato avait avancé à pas de loups, lentement, précautionneusement. Arrivé à une poignée de main de sa victime, le mercenaire s'était élancé pour lui fondre dessus comme un oiseau de proie. Mais il s'était passé quelque chose, un évènement des plus inattendus.
Comme si une formidable poigne l'avait retenu, le mercenaire s'était senti comme absorbé dans le sol. Une sorte d'ouverture ("un portail" avait-il eu le temps de penser) l'avait finalement englouti et la puissance de cette singularité dimensionnelle l'avait proprement assommé durant le voyage.

Quand il s'était réveillé, le changement de décor avait été des plus singuliers. Allongé face contre le bitume, Cato s'était relevé en se massant la nuque et en proférant quelques jurons en regardant alentours. D'étranges structures se dressaient ce qui lui semblait être les quais d'un port industriel, comme en témoignaient les hautes rangées de containers qui obstruaient sa vue sur la droite. Sur les quais s'élevaient les grues qui déchargeaient ces immenses pavés de tôle, et plus bas clapotait l'eau salie qui léchait la pierre des docks. L'aspect du port était le plus curieux. Bien qu'il faisait nuit, Cato pouvait comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Ce port semblait être celui de quelques villes tekhanes, la technologie en moins. Et ni Nexus ni Ashnard n'avaient de pareilles installations, pas dans ce style du moins. Au loin, les lumières de la ville brillaient.
Oui, mais laquelle, de ville ?

Cato, bien décidé à percer ce mystère et mû par sa curiosité d'éclaireur militaire, se décida à se diriger vers la cité qu'il apercevait au loin. La main sur le revolver à énergie qui reposait à sa ceinture, il entreprit donc de rallier la cité en espérant y trouver de plus amples informations.

C’était une journée comme une autre. Une journée banale, une journée ordinaire. Mais ça ne veut en aucun cas dire que c’est une journée ennuyeuse. Parce qu’il existe dans ce monde (et dans les autres aussi) des personnes à qui il n’arrive pratiquement jamais de passer une journée ennuyeuse. C’est le cas de Thibault. Pour lui, chaque nouvelle journée est une promesse de surprises.

Et aujourd’hui ne faisait pas exception à cette règle. Notre Esprit curieux, toujours dans son périple terrien, errait sans but, simplement à la recherche de nouveauté. Il n’avait pas pris forme humaine. Non, ça lui semblait être une mauvaise idée. Pourquoi ? Il n’aurait pas su le dire. Et il n’avait pas non plus envie de le dire. Il n’aimait pas se casser la tête, surtout pour des choses sans importance.

Ce qui avait de l’importance, c’était le monde extérieur. Terra, la Terre, tout ça était si passionnant que Thibault savait qu’il n’y aurait jamais de fin à sa recherche de connaissances. Il ne saurait jamais tout. Mais ça lui était égal. Tant qu’il pouvait apprendre, peu lui importait que ce soit sans fin. Il avait sûrement l’éternité devant lui, alors pourquoi ne pas en profiter ?

La surprise du jour était un homme. Humain, à première vue. Il passa un portail de Terra et arriva sur Terre. Thibault s’approcha de lui. Un détail l’interpella immédiatement : l’homme avait les cheveux blancs. Ce n’était pas courant. C’était plutôt beau. Le jeune Esprit rangea cette information dans un coin de son « cerveau », ainsi que les cicatrices qu’il voyait là où les vêtements ne couvraient pas la peau. Etrange, très étrange. Très intéressant.

L’homme se réveilla. Alors qu’il se relevait en jurant et en regardant autour de lui, l’observateur put voir la cicatrice qui barrait son œil gauche, ou plutôt son absence d’œil gauche. Il vit aussi l’objet intriguant dans la main de l’inconnu. Ça ressemblait vaguement aux « armes à feu » qu’il avait pu voir çà et là, mais c’était différent. Décidément, il y avait tout un tas de trucs qui attisaient sa curiosité !

-Bonjour ! lança-t-il, toujours sous sa forme originelle donc invisible. C’est la première fois que vous venez sur Terre ?

Fort heureusement, le port était vide. Pas que cela aurait dérangé le borgne outre mesure que d'avoir à composer avec la population locale, mais il était probable que la rencontre avec le mercenaire aurait mal tourné. Aussi agressif que vindicatif, Cato Sicarius n'était pas à mettre sur le chemin de citoyens ordinaires. Il évoluait donc sur les docks désert de l'installation industrielle, les larges pans de sa cape de voyage rabattue sur lui tandis qu'il se déplaçait silencieusement entre les hangars et autres immenses grues de levage qui devaient décharger les tankers et autres moyens de transport maritime. Aux aguets -Sicarius l'était constamment - l'homme avançait en vérifiant chaque recoin et dressant l'oreille au moindre bruit. Sous sa cape, il gardait la main en permanence sur la crosse de son arme à feu au cas où il aurait à réagir en cas de soucis.

Malgré toutes ses précautions et la mise en alerte de ses sens, la voix sortie du néant le surprit. Le borgne ne prit pas la peine de le montrer et effectua un très prompt volte-face en dégainant son arme pour la pointer sur la direction estimée de la provenance des mots, sa main libre portée entre temps sur le manche de l'épée qu'il portait sur le dos. Si il ne tira pas, ce fut simplement parce qu'il n'y avait absolument aucune cible. Rien, même pas une ombre suspecte entre deux échafaudages métalliques ! En signe d'étonnement, l'oeil unique de Sicarius s'écarquilla et ses lèvres se serrèrent. Rien de plus, bien que le trouble s'était jeté sur lui. Par réflexe, le borgne fit jouer les puissants muscles de ses jambes pour bondir superbement de côté afin d'aller se mettre dos à un bâtiment avant de s'accroupir. Hors de question de se laisser prendre par derrière, surtout qu'il venait de se faire voir d'une personne qu'il n'avait pas encore été capable de repérer ! Il lui faudrait tout de même bouger à un moment, bien que Cato espérait que "la voix" fasse avant lui un mouvement qui trahisse sa position. Qu'il puisse l'aligner et lui faire passer l'envie de passer dans le dos du dernier des Walking Corpses.

La réaction de l’homme fut des plus amusantes. Sitôt qu’il entendit la voix qui s’adressait à lui, il se tourna vers son origine supposée et pointa son arme…vers rien du tout. Et de toute façon, Thibault s’était déplacé. Il ne pouvait pas, sous cette forme, rester immobile. Sérieusement, qui a déjà vu un courant d’air s’arrêter et rester sur place ?

Tout ce que l’inconnu pouvait sentir, c’était le vent. Tout ce qu’il pouvait entendre, le vent aussi. Mais il ne pouvait rien voir. Le vent est invisible, tout le monde sait ça, même les Terrans. Et d’ailleurs, ce Terran-là passerait certainement pour un fou si quelqu’un le voyait, parce que d’un point de vue extérieur il avait peur du vent. Le pauvre homme bondit pour se mettre dos à un mur, dans une position défensive très stratégique.

Le jeune courant d’air vint agiter les cheveux de l’homme. Avec un peu de chance ce dernier comprendrait qu’il n’y avait pas de menace et poserait son arme. Dans le cas contraire, ça ne changerait pas grand-chose puisqu’il ne pourrait pas blesser Thibault. Et justement, le jeune homme prit forme humaine. Il était à deux mètres à gauche de l’inconnu, souriant, mains bien en évidence pour montrer qu’il ne voulait pas de mal.

-Vous n’avez pas répondu à ma question, mais ça ne fait rien. Vous pouvez baisser  votre arme.

Dans le cas où le coup de feu partirait quand même, la balle traverserait Thibault. C’était toujours comme ça. Toute balle dirigée vers lui était inévitablement une balle perdue puisqu’il n’était matériel qu’en faisant un effort de volonté.

C'était une histoire à rendre dingue l'homme pourtant raisonnable et mesuré qu'il était. Rien, il ne percevait absolument rien ! Le borgne avait des sens bien supérieurs à la plupart des hommes et avait apprit avec le temps à en tirer le meilleur parti et cela lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises par le passé. Là, il avait compté sur eux pour débusquer l'auteur des paroles qu'il avait entendues venant de derrière lui. Posté comme pour supporter une attaque qui ne semblait pas vouloir venir, Cato avait usé de son ouïe des plus fines pour tenter de percevoir un son. N'importe lequel. Il avait fait chou-blanc et s'était rabattu sur la vue, son oeil unique fouillant le paysage à proximité en espérant accrocher une forme singulière, une couleur trop vive, un mouvement inopiné... Là encore, rien ne s'était manifesté à part la légère brise teintée d'iode qui passait nonchalemment sur le port en lui agitant les cheveux.

Prêt à bouger -il le faudrait bien, après tout !- Cato se décida à esquisser une action lorsqu'une personne se matérialisa à moins de trois mètres sur sa gauche. "Matérialiser" était, au grand dam du borgne, le terme le plus adéquat pour qualifier l'apparition qui s'était fait depuis le néant de ce coin du quai qu'il arpentait depuis son arrivée. Bien plus surpris qu'il n'avait coutume de l'être, Sicarius tourna la tête vers l'inconnu et ouvrit un oeil presque rond d'étonnement avant de réagir comme à son habitude. Avant que le type n'ai terminé sa tirade, le mercenaire avait brandit le canon de son arme et l'avait fait hurler de deux détonations qui claquèrent superbement dans l'air du soir. Les tirs avaient été faits rapidement mais plutôt bien calibrés : un arracha une partie du visage du type, l'autre lui perça un trou dans l'estomac... Sans que cela n'ait un seul effet, les munitions passant au travers du petit mec sans sembler l'inquiéter.

L'oeil de Sicarius resta planté sur celui de l'inconnu tandis qu'il se résignait à abaisser le canon encore fumant du Vanguard. Inutile de gâcher davantage de balles. Sa main restée disponible s'était posée sur la poignée de son épée mais Cato avait l'intuition que la lame vibratoire ne serait pas d'une plus grande aide ici. Contrarié, le borgne fit claquer sa langue contre son palais. Ce fut d'une voix emprunte d'un léger agacement qu'il s'adressa alors à l'homme.

- Tu es qui, merdeux ? T'es quoi ?

Finalement, il quitta sa posture défensive pour se redresser sur ses deux jambes et faire un peu plus dignement face à l'inconnu qu'il ne lâchait pas de l'oeil.

- Et j'suis où, là ?

Blam blam. Tels avaient été, à peu de choses près, les bruits entendus par Thibault avant même qu’il ne termine sa phrase. Il soupira. L’homme qui venait de lui tirer dessus avait agi par incompréhension de la situation. C’était malheureux, mais c’était ainsi. Ce devait être un soldat bien entraîné. Il réagissait en un quart de seconde, et il réagissait comme un soldat. Ce qui expliquait en partie, si c’était bien le cas, les cicatrices et l’œil manquant.

Et une question désagréable... Enfin, posée sur un ton désagréable, avec un mot désagréable pour désigner le jeune homme, qui n’appréciait pas trop mais continua malgré tout de sourire amicalement avec une rapide révérence de politesse.

-On m’appelle généralement le Cavalier du Vent. De toute façon, personne ne retient jamais mon prénom, alors maintenant je ne le donne plus. Et ce que je suis… C’est un secret que je ne révèle pas aux gens qui essayent de me tuer. Et vous ? Vous avez un nom, j’imagine.

Le reproche n’était pas dissimulé. À quoi bon ? La franchise était à compter au nombre des qualités (ou défaut, c’est à voir) de Thibault. Mentir ne servait pas à grand-chose. Ne rien dire marchait tout aussi bien, et les mauvais menteurs y trouvaient eux aussi leur compte.

L’autre avait baissé, visiblement à regret, son arme et se redressait. Il était maintenant debout, et posa une autre question, portant cette fois-ci sur le lieu. Le sourire de son interlocuteur s’élargit. Il croisa les bras.

-Vous allez être surpris. Vous venez de Terra, n’est-ce pas ? Eh bien vous êtes dans un monde parallèle appelé la Terre. La ville, là-bas, c’est Seikusu. Une ville très liée à Terra, on y trouve un nombre incalculable de portails qui permettent de passer s’un monde à l’autre. Comme celui que vous avez traversé, d’ailleurs. C’était volontaire ?

Si ses balles n'avaient pas transpersé l'inconnu de part en part sans lui faire de mal, Cato n'aurait pas accordé une grande attention à son étrange vis-à-vis. Déjà parce que le borgne n'était pas homme à faire la conversation (trop parler finissait par l'emmerder et le poussait à mettre un point final aux échanges) et ensuite parce que con à lunettes serait crevé depuis deux bonnes minutes déjà, Cato penché sur lui pour lui faire les poches en espérant y trouver quelque chose d'intéressant. Malheureusement, le mercenaire semblait ne rien avoir à opposer à l'étrange courant d'air et se devait bien de composer avec son bavardage et ses manières à la con.
Il se présenta comme étant le "Cavalier du Vent", sorte de martyr moderne dont on ne s'attardait apparemment pas sur l'existence. Quant à sa nature réelle, le Cavalier se refusa à la réveler et Cato ne s'en formalisa pas. Il n'aurait rien dit non plus, à sa place.

- Je m'appelle Ferme ta gueule, répondit-il. Bonsoir, ferme ta gueule.

L'inconnu pouvait être content : il avait le droit à de l'humour selon Cato Sicarius, denrée rare sur ce monde comme sur l'autre. L'enrobage était drôlatique mais le fond franc, puisque le dit cavalier parlait trop pour quelqu'un d'aussi taciturne et distant que le borgne. Il écouta le reste des révélations qu'avait à lui faire Thibault. Des portails vers un autre monde, une ville qui en était criblée... C'était une drôle de situation, que le borgne ne crut qu'à moitié. Pourtant, dans les tavernes d'Ashnard et de Nexus, on parlait parfois de cet "autre monde", miroir déformé de Terra et de ses sociétés. A moins que ce ne fut le contraire ? Cato regarda à droite puis à gauche, avant de consentir à répondre.

- Non et ça m'emmerde d'être là.

Son oeil arrêta son balayage en direction de la ville dont les lumières vives brillaient au loin. Cato estima qu'il y serait en peu de temps et décida de s'y rendre, considérant qu'il y serait toujours mieux que paumé sur un port avec un mec qui avait plus que bagou qu'une vieille pute n'avait de poils à la chatte. Tournant les talons, le mercenaire entama sa marche vers Seikusu.

- Tu causes trop, se contenta t'il de lancer à Thibault par-dessus son épaule.

Thibault était légèrement vexé par l’attitude de son interlocuteur. Légèrement. Juste assez pour qu’il s’en rende compte lui-même, mais trop peu pour que ça se voit extérieurement. Il en fallait plus que ça pour vraiment l’embêter.

Le « nom » était un faux. L’Esprit se doutait bien que personne ne pouvait s’appeler Ferme ta gueule. À moins d’avoir des parents complètement timbrés, puisque les humains étaient nommés par leurs parents. Reste à savoir ce que ce mot signifie…

L’homme n’avait pas envie d’être là. Il n’avait même pas besoin de parler pour le dire, ça se voyait très clairement. Thibault avait juste posé la question pour la forme, il avait bien vu que l’autre voulait repartir le plus vite possible sur Terra. Il lui suffisait de franchir à nouveau le même portail, mais non ! Au lieu de ça, il se dirigea directement vers Seikusu.

-Vous ne devriez pas aller là-bas, vous…

Il fut interrompu par un reproche. Certes mérité, mais pas pour autant agréable à entendre. Cette fois, c’est un soupir exaspéré qui franchit ses lèvres alors qu’il emboîtait le pas à l’inconnu, bien décidé à ne pas le lâcher.

-Nom d’un zéphyr, vous n’êtes vraiment pas possible, vous ! Franchement, quel intérêt y a-t-il à se montrer désagréable et impoli envers tout le monde ? Et puis, ça vous arrive de réfléchir ?

La provocation était volontaire, il voulait que l’autre s’arrête de marcher, au moins le temps de lui en coller une.