Si l'on pouvait prendre le temps d'analyser la façon dont les gens faisaient bien des choses dans la vie courante, comme verser l'eau dans une tasse, couper ses aliments, frapper à une porte, marcher dans la rue, manipuler un livre... L'on pourrait sans doute en apprendre bien plus sur leurs façons d'être au plus profond d'eux-même. En apprendre d'ailleurs bien plus qu'en leur demandant frontalement, car ces gestes anodins et automatiques répondent aux mécanismes inconscients de l'âme. Qui réfléchit en tournant une page ? Quand on se met à penser à quelque chose de futile, on trouve qu'on fait cette chose mal. Imaginez-vous qu'à chaque fois que vous frappiez à la porte, au lieu de penser à ce que vous allez dire ou faire quand la personne derrière va vous ouvrir, vous êtes en train de vous demander pendant un quart d'heure "Combien de coups ? Je frappe fort ou non ? Avec la phalange, le poing, le plat de la main ? Non, le plat de la main c'est trop impérieux. Allons-y pour la phalange. Du majeur ou de l'index ?..." et au final, peu importe. L'important c'est d'y aller sans se poser la question ; notre inconscient répondra de nos actes.
Là, on toque à la chambre de la magicienne. Trois coups de la solide et osseuse articulation du doigt, anormalement espacé d'un dixième de secondes de trop. Sans ce dixième, le "toc toc toc" eut été impeccablement non-dérangeant. Mais là, on aurait pu s'imaginer que le possesseur de la main interpellatrice avait placé une très brève virgule entre chaque son. Et ça fait "toc, toc, toc". Le tempo de la vie n'est pas respecté. L'univers est en anarchie. Il doit jouir de son pouvoir, de sa puissance. Lui qui défie la marche indicible du temps et de l'espace.
"C'est Isaac."
Annonce-t-il, pour dissiper toute forme de malentendu. Non, plutôt : Pour que Cathleen n'ait pas, se sentant confrontée à un destin inéluctablement funeste, à se jeter par la fenêtre. D'ailleurs, il n'entend pas de bruit particulier qui pourrait indiquer une chute de tabouret après une suspension à un noeud coulant, et ça, c'est extrèmement rassurant.
"Pouvez-vous ouvrir, s'il vous plaît ?"
Et quand elle se sera executée, lui emportera son corps dans une révérence courtoise, accompagné d'un sourire qui se veut amical et chaleureux.
"Acceptez toutes mes excuses pour le dérangement. Le Maître Law m'a demandé de venir vous parler un petit peu. Voudriez-vous bien vous habiller, et faire un tour avec moi dehors ? Il fait un peu froid, mettez quelque chose qui vous couvre bien. Je n'ai aucune envie que vous tombiez malade. Je vous attend en bas."
De nouveau, il se baisse, montrant le haut de son crâne pour en gage de politesse, et file dans le couloir.
Et il attendra. Deux minutes, une heure, le reste de la nuit. Le lendemain et le surlendemain, même, si elle ne vient pas. Il attendra jusqu'à ce qu'elle apparaisse.
Il avait une veste typée militaire, très près du corps, soulignant son aspect plus fin que son boss, qui se finit au niveau de la ceinture. Par-dessus, il s'était vêtu d'une lourde cape en laine, rabattue sur ses épaules et resserrée contre sa poitrine par une main. Ainsi paré comme un moine en bure, il pouvait affronter le doux frisson ambiant de l'air qui commence à entrer dans ses saisons froides.
Pas de gardes - il n'est pas Law. Aucune escorte, aucune surveillance particulière, sinon celle que le mafieux (on peut l'appeler comme ça ?) exercait en général. Les sans-abris, les drogués, les créatures nocturnes, les hors-la-loi, ceux qui traînent dans les rues et à qui on ne viendrait pas soupçonner, si l'on est pas familier des arcanes des bas-fonds, des accointances avec les gros bonnets du quartier. Pourtant, si. Ils sont ses yeux et ses oreilles dans les rues. Et quand on est au courant de cet état de fait, l'oppression est manifeste partout où on l'on va, encore plus que quand Tyler a ses yeux sur vous.
Parce que Tyler est sympa. Tyler vous aime. Tyler vous nourrit, vous loge, vous paie. Tyler fait des blagues, Tyler aime se battre avec ce côté "camaraderie de la rue" qui rend son côté belliqueux éminemment sympathique.
Mais Law est au-delà de ça. Law contrôle, Law dirige, Law est une bête faite d'ombre et de murmures. Quand cette prostituée qui s'est offert le luxe d'un peu de soie et de laine pour se couvrir avec le plus d'élégance possible, et ce type à l'aspect louche discutent sans se soucier de vous, tout est normal. Mais soudain, ils vous entendent, et aussitôt vous dévisagent. Et dans leurs yeux, dans leurs paroles secrètes entre eux, il y a du Law. Leurs pupilles deviennent celles du grand propriétaire au trench, la ruelle paraît soudain estampillée de son nom. L'atmosphère a son odeur, même. Voluptueusement, les bas-fonds deviennent homme, à moi que ce ne soit l'homme qui, sans rien pouvoir en contrôler, laisse son âme glisser avec lenteur, ramper et s'assimiler à ces murs et à ces pavés, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus dissocier lequel s'est mué en l'autre, lequel a l'emprise sur l'autre.
"Il hésite. Il se demande si vous êtes rebelle ou masochiste. Il disait ça pour la formule, il ne pense pas réellement que vous êtes l'un ou l'autre."
Sa voix extirpe les esprits de l'ambiance sordide de ces allées mal éclairées, froides, laides, sombres. Sa voix est une bouée, une corde, à laquelle on s'accrocherait sans même réfléchir, parce que le besoin et la nécessité font que nous sommes prêt à prendre n'importe quoi pour nous sortir de là.
"Il pense qu'il ne peut pas vous modeler sans transgresser ses promesses. Il doit sans doute envisager de vous violer, vous torturer un peu. Il sait qu'ainsi il aura des résultats. Il a toujours des résultats."
On entend des cris, étouffés, et des grognements. Sans même réfléchir, Isaac s'y dirige, ne changeant pas l'allure de son pas. Il n'est pas pressé, il se balade. Débarquant dans une ruelle, il voit deux hommes agresser ce qui semble être une prostituée, qui se débat tant bien que mal. Les autres ont du mal à la contrôler, elle résiste bien.
Lui regarde. Les yeux dans le vague, il s'est arrêté. Le destin de cette nana ne semble pas l'atteindre plus que si il était à l'autre bout du monde, sur une plage d'un pays chaud, un verre à la main.
"Le prétendu exercice d'aujourd'hui, dont je ne sais pas la teneur et dont je ne veux rien savoir, était soi-disant pour vous aider à appréhender l'avenir. Il dit qu'il pense que vous l'avez pris comme une punition. Il a aussi hurlé qu'il perd son temps à essayer de vous faire sortir de la masse. Qu'il devrait vous laisser traîner anonyme comme les centaines de gens qui meurent dans cette ville sans que personne ne connaisse leur nom."
Plutôt convainquant, le bonhomme, sauf qu'il fixe toujours l'acte qui se déroule devant ses yeux. Les deux types commencent à prendre le dessus et à déshabiller la jeune femme.
"Il m'a chargé de vous dire que vous pouviez partir, si cela vous chante, ou rester. Il a l'impression de vous retenir contre votre plein gré et il déteste ça."
Enfin, il détache son regard indifférent de la pauvre fille et la regarde. Un sourire apparaît. Il attend peut-être une réponse... ou pas. Il n'a pas l'air d'attendre quoi que ce soit. D'ailleurs, son attention repasse au viol qui va bientôt se dérouler. Là, en revanche, il a l'air d'attendre. Que quelque chose arrive. Que quelqu'un agisse. Mais il n'y a personne. Personne pour l'aider. Si Law était là, peut-être aurait-il interféré dans le crime, et aurait rallié la victime à sa propre cause. Peut-être l'aurait-il juste laissé partir. Peut-être lui aurait-il offert une nuit dans une chambre luxueuse, avec un repas et un peu d'argent pour salaire avant de la laisser paisiblement partir.
Si il était là. Si seulement.