Une fois encore, la verve du satyre bavard avait vaincu, repoussant les objections et les difficultés qu'on lui avait dressées pour obstinément s'immiscer et se faire accepter, prêt à remonter la pente de bout en bout sans jamais lâcher. Car si d'un bouc Hypocras avait les cornes et les sabots, il en avait aussi de son propre aveu le caractère entêté, uniquement prêt à renoncer (et encore !) lorsque sa vie était menacée, et repartant toujours à l'attaque à la charge, animé de réserves d'une infinie opiniâtreté. Il en était conscient, pour l'instant, seul le premier pas était franchi, mais il se faisait fort de conquérir la jeune boudeuse dans le temps qu'il s'était imparti, toujours aussi crânement confiant dans ses capacités à susciter la camaraderie, l'affection, la passion.
Saluant la réponse de la tigresse revêche d'une belle risette, se congratulant mentalement de ses talents de persuasion, il lui abandonna de bonne grâce son lot de liqueur. L'idée lui vint un instant de la titiller en lui faisant remarquer qu'elle allait toucher de ses lèvres un endroit que sa propre bouche avait goulûment embrassé, mais il mit de côté la puérilité, se faisant la réflexion qu'il faudrait un peu attendre pour ce genre de familiarités.
Et maintenant ? Lui préparer à déjeuner ? Soit, pourquoi pas ! Le larron était passé par des situations autrement plus dures et dégradantes que de se faire cuistot, aussi accepta-t-il la tâche de bonne grâce, lui-même n'étant pas contre de manger un morceau. Car oui, comme il l'a déjà été mentionné, la moralité du bougre, déjà pas bien solide dans ses vertes années, s'était franchement assouplie au cours de ses siècles d'existence, et faire d'une personne morte sa pitance ne lui était pas une épreuve insurmontable. Cependant, hors de question de festoyer de viande non cuisinée à la manière d'un animal inéduqué, et, toujours tout de panache, il déclama alors qu'il s'en allait dans la direction indiquée :
« Un morceau ? D'accord, mais de choix : attends un moment, et tu ne le regretteras pas ! »Que le destin avait été curieusement joueur de faire se rencontrer deux êtres aussi opposés ; peut-être un caprice d'Aphrodite, qui voulait voir comment l'un de ses infimes protégés allait pouvoir se débrouiller dans une situation si mal engagée ? Hasard ou sort prédéterminé, il était en tout cas désormais trop tard pour reculer : les dés étaient jetés !
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Et comment se passa cette première journée ? Bien, fort bien, de l'avis de notre satyre enjoué, qui commença par faire en sorte d'initier sa protégée aux raffinements et aux plaisirs d'une nourriture préparée. Voyant à sa grande satisfaction que les recoins de la maison étaient pourvus d'ustensiles culinaires à profusion, il se fit un plaisir de faire parler sa fibre de cuisinier, mettant sa créativité autant que son habileté au service de son obligée, envahissant une pièce longtemps laissée inutilisée d'airs qu'il se plaisait à fredonner, tournant et retournant la chair pour à point la chauffer : filet de cuisse de jouvencelle braisée à la mode chèvre-pied !
Notre Terranide mal léchée aura-t-elle apprécié ce mets avec attention apprêté ? Allons, nous ne lisons pas dans les pensées, et si c'est à Hypocras qu'il fallait nous référer, il irait s'empresser de déclarer que sous un masque de méfiance et de fierté, elle s'en sera délecté de la première à la dernière bouchée, n'ayant jamais aussi bien mangé. Tenons-nous-en donc aux faits, qui furent que la féline prit son repas de bon appétit, poussant le contentement jusqu'à à peu près supporter la jactance du baroudeur qui, pour plaisant qu'il pût être, n'avait pas l'air de trop susciter l'enthousiasme de la tigresse d'habitude certainement solitaire.
Toujours fut-il que, mêlant piques plus ou moins déguisées, répliques bien senties et paroles plaisantes, le tout avec plus ou moins d'efficacité, et en faisant en sorte d'opportunément s'avancer ou se rétracter selon l'attitude de l'alitée, il put un peu mieux la cerner. Pour commencer, les patronymes furent échangés, et il apprit ainsi qu'en une simple syllabe consistait son identité, tandis que de son côté, il fit foin d'Hypolite Crasier, divulguant directement son nom empreint d'antiquité.
Mais quant au reste de la conversation, que de disparités ! Les deux gaillards étaient manifestement issus de cultures si diamétralement opposées que c'en étaient carrément deux langages différents qu'ils paraissaient parler, et plusieurs fois, le satyre pourtant obstiné se retrouva dans une impasse si impossible à creuser qu'il dut dresser le drapeau blanc sous peine de prêcher aussi longuement que vainement. Pour exemple, la simple idée de la non nécessité d'être toujours le premier à être prêt à attaquer la laissait à tout moins perplexe, et clairement cynique :
« Nécessité ! » arguait-t-elle sans en démordre là où lui répondait
« Brutalité ! », le ton se mettant plusieurs fois à monter... sans jamais heureusement en arriver aux mains, malgré les menacent qui volèrent bas...
Du reste, durant la journée, niveau dialogue, à ce point Yan se montra-t-elle renfrognée que ce fut quasiment toujours le chèvre-pied qui dut les initier. La seule fois où elle prit la peine de commencer fut quand, après un moment passé à atermoyer, elle finit par déclarer avec tout le lyrisme qui l'avait jusque ici qualifiée :
« Hé, j'dois pisser. ».
Et oui, comme vous le voyez, le rôle de notre si généreux gentilhomme ne se cantonna pas à celui de marmiton ; il dut en plus se faire infirmier, et en l'occurrence lui passer quelque chose dans lequel se soulager. A cette occasion, il put se rendre compte que si elle semblait aussi disposée à se faire toucher par lui qu'à se faire une cure de cyanure, elle se déculotta par contraste sans lui prêter attention. Étrange mélange d'indifférente impudeur et d'inépuisable rancœur, qui laissait voir que décidément, la demoiselle avait vécu à la dure, et devait estimer avoir une dette à faire payer à la gent masculine toute entière. Ah, il était vrai que Nexus n'était pas une maîtresse clémente pour les Terranides, et que les esclavagistes qui y régnaient se plaisaient à les tourmenter avec un sadisme particulier...
Un autre sujet abordé fut celui de la musicalité, et de ce côté, immédiatement, elle se mit à se braquer, affirmant n'avoir pour ces frivolités qu'un profond désintérêt, tout en montrant un détachement un peu trop prononcé pour notre coquin fieffé. Ainsi, terminant la conversation sans apparemment aucune arrière-pensée, il fit mine de vaquer à ses activités, pour soudain dégainer par surprise le second compagnon artistique qu'il avait emmené, à cordes celui-là puisqu'il ne s'agissait de nulle autre qu'une lyre, son chouchou avoué depuis l'Antiquité.
Ainsi, il se remit à jouer, et, sa voix paraissant irriter la jeune femme plus que la captiver, il se consacra tout entier à cajoler sa maîtresse la plus privilégiée, gardant les yeux fermés alors que, d'un air inspiré, il se plaisait à caresser son corps souple et bien galbé, la faisant gémir d'un plaisir cristallin qui se répercuta clairement dans le manoir délabré. Portrait particulier que celui de cet homme rêveur, à son art corps et âme dévoué, faisant courir ses doigts avec une douceur et une agilité presque impossibles, un doux sourire sur son visage. Sur lui, il put sentir le regard de Yan, qu'il devinait inquisiteur, à la fois empreint d'un reste de mépris et envahi d'une irrésistible curiosité devant ce prodige de sonorités.
Cela encouragea encore le ménestrel à redoubler de virtuosité, et, laissant ses gestes prendre un rythme mille et mille fois familier, il continua de danser, danser, évoquant tour à tour des images de landes désertées, de mers ensoleillées, de bois enténébrés, de palais de cristal taillé, de monts enneigés... et de mille autre paysages de fantasmagorie qui se virent convoqués dans l'enceinte du domicile cloîtré. Éphémère et pourtant investie d'une puissance immortelle et immuable, la musique jaillissait des mains de son maître et serviteur, chevauchait l'air, courait sur le plancher, et venait frôler suavement les oreilles de la tigresse, paraissant tisser un pont d'entente, de similarité, entre les deux êtres pourtant si différenciés.
Pendant de longues, longues minutes, Hypocras se laissa aller, son inspiration, son attention et son imagination s'exprimant en un chant fait de notes, dénué de paroles, qui prit fin presque à la manière d'un rêve, perdant peu à peu en intensité pour expirer dans un chuintement mélodieux puis dans un silence soyeux. Alors le tisseur de songes, la brillance des étoiles encore et toujours dans les yeux, releva ses paupières, et, un demi-sourire de complicité se dessinant le long de son faciès buriné, fixa son unique et privilégiée auditrice d'un air non pas empreint d'un triomphe mesquin, mais d'une affabilité conciliatrice, avec peut-être juste un brin de quelque chose d'un petit malin.