Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,Nicolas Boileau,
L'Art PoétiqueAucun mot, pour cette fin de journée, n'eut l'honneur d'être ajouté. La tigresse boudeuse, ne se donnant la peine de saluer les performances du satyre que par un air d'approbation muette délivré comme à contrecœur, se détourna de son regard joueur avec toujours un fond de rancœur, qui toutefois, crut discerner l'enjôleur, manquait cette fois d'ardeur. Ensuite, se repositionnant sur son sofa, laborieusement elle se retourna, son corps recroquevillé et logé entre ses bras, puis bâilla. Avisant le temps qui insidieusement s'était écoulé pour en arriver jusqu'à une soirée bien avancée, Hypocras jugea sage de ne rien ajouter, et de son côté, se disposa lui-même à le coucher.
Sa logeuse ne voulant manifestement pas daigner lui offrir d'autre sommier que le plancher, il prit cela sans s'en formaliser. Il avait déjà par le passé dormi avec pire comme coucher, et savait improviser avec ce qu'il avait amené : comme oreiller, sa sacoche rembourrée, et comme couverture, son pardessus élimé, après l'avoir un peu épousseté. Se laissant emporter sans résister par l'atmosphère soporifique de la nuit, il s'allongea aussi confortablement qu'il lui était permis, et pour finir, se fendit d'un simple et poli :
« Bonne nuit. »Pas de réponse, mais qu'à cela ne tînt : l'altier bouquetin ronfla bientôt avec entrain, dormant d'un sommeil de lambin jusqu'au petit matin.
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Et le réveil, malheureusement, ne fut pas aussi plaisant qu'il l'appréciait habituellement. Plutôt que d'être salué par un doux passage d'éponge sur les brumes moelleuses de ses songes, ou par une confuse rumeur alentour, signe d'un prometteur nouveau jour, ce furent les imprécations de celle envers laquelle il était trop bon qui le tirèrent du coton. Pestant dans sa barbe d'un air grognon, ruminant mille jurons et imprécations contre le chaton, sa mauvaise humeur exposa comme suggestion d'aller chercher un bâton, oui mais pour lui mettre une correction. Cependant, heureusement pour nos deux larrons, son humeur bachique lui mit un coup de pied au fion, et à cette nouvelle complication il fit bravement front, en profitant pour poser la condition de changer ses charpies dignes d'une souillon.
Une fois de plus, la compromission fut au rendez-vous, et elle se chargea en pratique de tout, après qu'il fût allé en fouillant dans quelques recoins récolter de quoi appliquer ces soins. L'observant d'un air quelque peu goguenard, il railla en lui-même qu'il avait déjà pu ainsi la toucher sans avoir à montrer d'égards, et se reprit bientôt vite intérieurement : voilà que le confinement récent le rendait d'un tempérament hargneux navrant ! Ainsi, après avoir pris un rapide petit-déjeuner constitué d'un en-cas qu'il avait emporté, il laissa sa protégée s'épuiser à s'exercer puisque c'était ce qu'elle semblait souhaiter, et s'en alla à l'étage boire quelques gorgées et méditer, le temps de se réorienter vers une humeur plus éclairée. Il fallait qu'il l'amène vers un tempérament moins assassin, mais par quels moyens ? Posément, mettant à son service l'expérience des ans, il réfléchit tranquillement, et après quelques temps, il lui vint de nouvelles étapes pour son plan, qu'il salua d'un sourire content.
Ainsi, redescendant en sifflotant, habillé tout nouvellement d'une nouveau vêtement emprunté au précédent habitant en remboursement de sa chemise transformée en pansement, il annonça tout simplement qu'il partait faire un tour un moment, promettant d'être de retour avant le couchant. Jetant un coup d’œil à la farouche belle alors qu'il remettait ses effets de la veille, il se plut à lire fugitivement sur son visage des expressions conflictuelles, qui trouvèrent leur résolution dans une bien étrange (bien qu'explicable) réaction. Voilà qu'elle lui faisait don d'une de ces armes à canon qui lui donnaient tant le bourdon. Il fut sur le point de simplement refuser, mais, trouvant soudainement une utilité à ce terrible jouet, il le glissa parmi ses autres effets. Puis, répondant par la gestuelle à ses remarques pleines de sel, il lui adressa un clin d’œil plein d'assurance, avant de s'en aller avec prestance. Les marchés de Nexus, la ville carnassière, qu'il savait depuis longtemps arpenter sans erreurs grossières, l'attendaient, pour des courses bien particulières...
A son retour, salué par les rayons rougeoyants d'un soleil replet qui lentement du ciel se dégageait, désormais délesté du vil pistolet en échange de la monnaie qu'il avait ensuite dépensée pour faire son marché, il fut étonné de surprendre le chaton en une position qui reçut son enthousiaste approbation. Vautrée au milieu de la pièce sans cérémonie, elle paraissait fixer avec attention quelque objet au-delà des limites de sa propre perception, berçant par le goulot une bouteille dont le contenu laissait peu de place à l'imagination. Des sœurs de la liquoreuse boisson avaient été disposées à titre de provisions, et lorsque Yan remarqua son irruption, elle se tourna brusquement vers lui en marmonnant quelques vagues mots de salutations, avec des jurons étonnamment plus hilares que grognons. Dans son mouvement manquant fort en précision, elle fit rouler un litron de bourbon dans sa direction, que le satyre réceptionna sans précipitation, la débouchant ensuite pour y boire avoir délectation. Voilà désormais une façon de passer le temps qu'il pourrait adopter bien plus confortablement, étant habitué à téter de ce genre de denrées depuis l'âge où il avait appris à marcher, l'art délicat de la bonne biture étant devenu pour lui une seconde nature...
Ainsi, plus tard, tous deux beaux soiffards, respectivement bien imbibés et passablement désinhibés (même si pour le chèvre-pied, cela tenait à humeur enjouée plus qu'à l'ébriété), ils discutaient sans se faire prier, comme deux vieux compagnons de chambrée. Ah, miracle que l'alcool, de l'avis d'Hypocras ! Cette petite merveille si pure révélait à chacun sa véritable nature, sans nul artifice et sans masquer les vices, rendant les grincheux joyeux et faisant même d'un maître du mal un compagnon cordial, comme en était désormais la preuve la jeune tigresse dont l'attitude frisait la liesse. Écoutant sans broncher les anecdotes du faune déchaîné, elle ne se privait pas de glousser devant ses traits d'humour bien envoyés, toute expression de méfiance rude ayant disparu de ses traits transfigurés par la béatitude.
Désormais libre de l'ambiance pesante qui le bridait, le narrateur se lâchait, contait sans en rougir ses méfaits, parlant d'aventures de trépidante piraterie sur les sept mers et dans tous les pays, de clans tribaux centenaires, de flamboyants mousquetaires, de gloire et d'infamie, de bonheurs et d'horreurs, d'interminables chroniques rapportées avec chic. C'était là l'une des spécialités du chèvre-pied, consistant à flouter sans s'en embarrasser la frontière entre réalité et histoire inventée, le cabaretier consommé ne pouvant jamais se lasser d'incessamment esbroufer, tout en jurant toujours ne rapporter que la plus stricte vérité. Contre toute attente, sur une invitation bien placée, la jeunette se mit aussi à se confier, bien que de manière fort désordonnée, parlant de membres d'une sororité autrefois invincible de vaillance, désormais réduite à une infamante impuissance. Les détails étaient confusément tracés, rapportés d'une voix empâtée, traitant de violence à outrance, d'outrage et de rage, de choses que l'on perd, et surtout de colère... la confusion chaotique de ces éléments mis maladroitement bout à bout, dans lesquels l'homme restait toujours un misérable à traîner dans la boue, prit au bout d'un moment fin tout à coup, dans un concerto de ronflements saouls.
Le vieux barde, envahi malgré l'infusion alcoolique d'émotions nostalgiques, prit la peine de porter, dans un élan de bonté, la jeune alcoolisée jusqu'à son canapé, sur lequel elle s'effondra sans broncher. Lui-même, se postant près d'une fenêtre barrée dont les fentes laissées à découvert donnaient sur une ruelle, contempla sentencieusement ce monde cruel, l'amorce d'un feu plus ardent que jamais couvant dans ses prunelles. C'était désormais bel et bien décidé : que ce soit avec un contre son gré, il saurait faire en sorte que sa protégée sache profiter des plaisirs qu'elle avait jusqu'ici rejetés ! Envahi d'un sentiment de bienveillance presque paternel, il en fit à cette occasion le serment solennel, portant un toast à la santé de la tigresse pour sceller cette promesse.
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Passons soudain à la journée du lendemain, qui commença de belle manière par un joyeux festin : à son retour d'hier, dans sa hotte, le père Hypocras avait ramené une lotte, qu'il se fit un plaisir d’accommoder d'assaisonnements à sa façon : échalote, cornichon, poivron et oignon, de quoi faire un accompagnement du démon pour ce délectable poisson qu'il présenta à la Terranide éméchée dès qu'elle fut réveillée. Connaissant la confusion à laquelle peut mener un abus de bonne boisson, il s'était fait un devoir de ne pas se lever sur le tard, afin d'avoir le temps d'apprêter un déjeuner digne de la requinquer. Sous le regard de son tuteur bienveillant, qui reçut en retour des coups d’œil méfiants, elle mangea avec une apparente curiosité qui n'avait d'égale que la taille de ses bouchées, si bien que son compagnon de tablée, qui avait pourtant un sacré coup de fourchette, dut se presser sous peine de se retrouver en disette ! Et une fois le repas expédié, fut-ce l'ébauche d'une lueur reconnaissante qu'il put lire dans ces prunelles à la couleur sanguinolente ? Cela ne put s'avérer, car Yan s'empressa d'à nouveau le snober, prétendant devoir vaquer à de plus hautes destinées.
Cependant, il était loin d'en avoir terminé, et, l'incitant à rester en sa compagnie, lui présenta un autre des objets qu'il avait hier acquis : longiligne, droite, fine, et gracieuse comme un cygne, d'une belle teinte brune foncée qui laissait présager un ton flûté délicieusement corsé, ce fut une flûte par ses soins savamment choisie qu'il sortit de son étui. La sauvageonne se rendait-elle compte que pour avoir droit à être éduqué par un mentor du calibre du chèvre-pied, certains auraient probablement tué ? Peut-être en eut-elle l'intuition, ou bien fut-ce à cause du feu de détermination qui se lisait dans ces insondables iris marron, mais elle s'en empara sans omettre d'objection, bien qu'avec un air sur le front qui voulait probablement dire quelque chose comme « Sombre con ».
Ainsi, débauchant en elle une improbable élève, il s'ingénia à lui inculquer le solfège, tour à tour corrigeant, encourageant, démontrant, repoussant avec un dynamisme incessant les limites de son élève impatient. Sans nul doute, en terme de patience aboutie et de pédagogie, cette bataille aurait mérité une médaille, tant le virtuose parvint à la motiver à montrer plus d'assiduité qu'elle n'aurait pu d'ordinaire en tolérer. Cependant, le plus beau satyre du monde ne peut donner que ce qu'il a, et au bout d'un moment, avec dépit et éclat, la jeune fille au bout du rouleau arriva, et ce fut en pestant et en crachant contre l'inutilité et la complexité de cette exercice là qu'elle se désista.
Mais Hypocras, rivalisant pour le coup d'intelligence, avait prévu deux coups d'avance, et voyant qu'elle était en train de se préparer à de nouveau s'échiner à se défouler, lui proposa d'avec lui s'exercer. Sa tactique avait en effet été de cultiver par la musique sa sensibilité, mais le vieux larron s'étant fait la réflexion qu'elle aspirerait surtout à d'autres modes d'expression, il s'était décidé à se sacrifier pour lui permettre de se dépenser, et avec un peu de chance de la mener à mieux le côtoyer. Pénétrée d'incrédulité, puis de malignité, elle proposa à celui qu'elle prenait (pas tout à fait à tort) pour un faux trompe-la-mort, d'endosser pour elle le rôle du punching-ball.
« Soit, si ça peut t'éviter de t'esquinter ! » Répondit-t-il, tout d'une camarade férocité.
« Mais je ne resterai pas sans bouger. »Un instant laissée sur le cul, croyant avoir mal entendu, elle ne laissa cependant pas passer sa chance et, appelant à elle toute sa hargne rance, s'appuya sur sa jambe valide pour un bond rapide qui l'envoya percuter son adversaire mal préparé. Les deux être empreints d'animalité s'en allant à terre rouler-bouler, ce fut à la manière des chiffonniers que la lutte put ainsi s'engager, à coups de poings et de pieds, sans se soucier de quelconques règles à observer. Croyant avoir affaire à une mauviette timorée, Yan fut assez rapidement détrompée, car s'il était vrai qu'il savait très mal boxer, l'ancestral compagnon des bacchantes était d'une robustesse stupéfiante, et d'une rapidité parfois confondante, sachant tirer parti de son expérience forgée par les âges à son avantage. Ainsi, peu doué pour l'offensive, il s'efforçait de se concentrer sur l'esquive, se montrant capable de réactions vives, ripostant avec aplomb dès qu'il en avait l'occasion.
Ah, disons pour autant la vérité toute crue : Yan eut indubitablement le dessus, de par la culture dont elle était issue, et le dur enseignement que de la vie elle avait reçu. Toutefois, prompt, vigoureux et leste, le chèvre-pied ne fut pas en reste, et au final (et bien que cela fut en bonne partie dû au fait que la Terranide eût de base bien mal) tous deux finirent bien défoulés, épuisés et endoloris, le cornu ayant tout de même commis l'acte de chevalerie de ne pas s'en prendre aux chairs meurtries de son ennemie. La pièce résonnait désormais du souffle des deux affalés, l'un rauque et empesé, et l'autre nettement plus léger, mais un grand rire grave et enjoué vint bientôt entrecouper le premier :
« Qu'est-ce que tu me fais faire... » Gronda-il avec une auto-dérision qui ne manqua cependant pas d'aplomb.
Tendant le bras avec un grognement, il fouilla sa sacoche promptement, et en sortit une bouteille au contenu tirant sur le blanc, qu'il siffla goulûment avant un soupir d'agrément. Et pourtant, pour la boisson en question, l'alcool n'entrait pas dans sa composition, car le vieux vagabond connaissait les effets de déshydratation de ce doux poison, qui auraient être fatals après une telle sudation. Non, il s'agissait simplement là d'orgeat, liquide parmi les plus rafraîchissants qui soient, et dont il fit ensuite don à son opposante pour l'inviter à profiter de sa saveur bienfaisante.