« Euh, oui : c'est un plaisir » répondit Lemme, pas insensible à la reconnaissance de la jeune fille. « Bien, encore un peu de courage, allons-y ! »
Il n'y avait plus aucune raison de s'attarder dans cet environnement. Le terranide s'empara simplement de ce qui restait du petit sanglier, dont le corps rond et gras n'avait pas été trop endommagé par le tir. Il ne faisait que quelques kilos, et on pouvait ainsi facilement le transporter sur son épaule. La blessure avait été cautérisée par la chaleur de l'explosion et ne saignait en conséquence presque pas, ce qui en faisait une pièce de viande plutôt propre.
Le reste de la randonnée se fit sans problème. Même si les marcheurs commençaient à avoir de plus en plus froid – Lemme ne pouvait désormais plus compter sur son capuchon – le paysage se transformait à vue d’œil. Le sol devenait de moins en moins spongieux, les pieds ne s'y enfonçaient, et la température finit par augmenter de quelques degrés. La végétation devenait un peu plus brave, les arbres plus droits et de leurs branches moins tombantes.
Enfin, une forme d'environ un mètre cinquante de haut au garrot se dessina. Je ne me lasserai jamais de le voir ! Il est vraiment magnifique.
« Voilà, c'est mon trotteur ! » s'exclama l'ingénieur en accélérant légèrement le pas, enthousiaste de retrouver l'engin.
Le trotteur était une machine de transport que les privilégiés du royaume de Gora Moroz pouvaient s'offrir sans mal, mais qui était sinon assez méconnue. Il empruntait sa forme à un oiseau coureur proche de l'autruche. Celui de Lemme n'était pas très massif, mais ses deux pattes étaient tout-de-même quatre ou cinq fois plus larges que celles d'un cheval.
La tête, au sommet d'un cou épais, avait deux yeux, un bec et une crête stylisés qui lui donnaient un air aérodynamique. L'arrière-train, se relevant légèrement, était constituée de quatre tuyaux d'échappement, disposés symétriquement. L'ensemble était en métal gris, peint de légères touches vertes et rouges en certains endroits.
Lemme fit quelques mouvements rapides pour désactiver le système de sécurité. Il y avait peu de chance de se faire voler une telle machine, car personne dans la zone ne savait l'utiliser, mais on était jamais trop prudent. Un mécanisme révéla ce qui ressemblait à une selle, dans un cuir brun, et deux gros sacs qui pendaient de chaque côté.
Avec une habitude certaine, le terranide sauta sur sa monture mécanique, et tendit la main pour aider l'humaine à se hisser à son tour.
« Montez ! Nous nous éloignons un peu. J'ai repéré un coin hospitalier à quelques kilomètres en venant. Nous y serons en un clin d’œil. »
Par-dessus l'épaule de Lemme, il était possible de distinguer un petit écran rudimentaire, qui ne montrait que quelques points luisants, à la manière d'un sonar de sous-marin. Une poignée de compteurs et de jauges venaient compléter l'affichage. Évidemment, il savait la signification de chacun d'eux. Il dirigeait le trotteur avec ses pieds, encastrés dans des étriers métalliques partiellement soudés à la structure, et contrôlait la vitesse grâce à un jeu de leviers au niveau du cou.
L'engin démarra avec un bruit de vielle moto, secouant légèrement dans les premières secondes, puis tanguant calmement à la manière d'un bateau une fois la vitesse de croisière atteinte. Il allait en effet très vite, puisqu'il atteignait sans mal les cinquante kilomètres/heure.
À cette vitesse, le vent était assez frais ; heureusement, la machinerie, essentiellement située à dans l'arrière-train du trotteur, compensait largement cette sensation. Peut-être même un peu trop : le véhicule étant conçu pour une seule personne, à l'origine, il était beaucoup moins bien isolé à l'arrière. Warda, assise sur le métal qui devenait peu à peu brûlant risquait d'être incommodée.
Heureusement, le voyage ne dura pas assez longtemps pour que le problème ne provoque autre chose qu'inconfort et rougeur.
Le temps, lui, s'améliorait d'une manière presque surnaturelle à mesure que les derniers signes de la Grande Brasse s'éloignaient. La pluie cessa alors qu'ils dépassaient le dernier champignon coloré. Un soleil vif de soirée d'été lançait même quelques rayons réjouissants. En quelques minutes, ils entraient dans un tout autre univers : celui d'une prairie rase mais plutôt verdoyante.
Lemme s'arrêta en apercevant la ramure majestueuse d'un beau paulownia. Le feuillage épais de l'arbre avait protégé le sol de l'averse. Juste à côté de son tronc passait un cours d'eau à l'eau claire et assez peu agitée.
« Ça a été ? » demanda l'ingénieur en posant un premier pied sur le gazon sec.
Il attendit que sa passagère descende, puis fouilla dans l'un de ses sacs. Il en sortit plusieurs linges. Il en prit un pour s'essuyer rapidement les cheveux, et tendit l'autre à Warda. Il la regarda de haut en bas. On dirait qu'elle s'est roulée dans la boue… Enfin, c'est plus ou moins ce qui est arrivé.
« Sous votre respect, je crois qu'un peu de toilette ne ferait pas de mal. Mais il ne faudrait pas que l'on attrape encore plus froid… Heureusement, j'ai la solution à tout ! »
Cherchant dans un autre sac, il en extrait un autre élément : une grosse cocotte minute à l'aspect cuivré, doté d'une jauge, de deux gros écrous et d'une cheminée télescopique de vingt bons centimètres.
« C'est un dispositif pour faire chauffer l'eau. Ça fonctionne avec un peu de solsticium. Je crois savoir que l'Empire de la vapeur fait voler des bateaux avec, mais je dois avouer que je n'ai pas trouvé comment l'utiliser autrement que pour produire de la chaleur. »
Il contempla sa propre invention avec un certain scepticisme. Il avait obtenu ce fragment de solsticium auprès d'un marchand ambulant, en paiement pour son aide. Lui non-plus, d'ailleurs, n'avait pas tellement eu l'air de savoir quoi en faire. Je ne suis pas vraiment sûr de maîtriser ça. Mais à moins que ça explose, ce devrait être amusant.
« Je n'ai pas encore eu l'occasion de l'essayer, en fait. Mais il y a une première fois pour tout ! »
D'un pas décidé, le terranide s'approcha du fleuve. Il mit un genou à terre, et déposa la cocotte, enfonçant les trois pieds dans le sol meuble pour ne pas qu'elle soit emportée par le léger courant. Enfin, il tira sur les deux écrous, et se recula aussitôt. Des bulles commencèrent à émerger de la cheminée et remontèrent à la surface, en même temps qu'une légère lueur rouge.
« Hé ! ça à l'air de marcher » constata-t-il, presque surpris.
Au bout de quelques secondes, Lemme s'autorisa à revenir près de l'appareil. Il passa prudemment sa main dans l'eau. Il sourit.
« C'est pas mal ! Mes calculs étaient précis… pour une fois. »
Dans une zone d'environ un mètre carrée, le fleuve était à présent chauffé à environ trente-sept degrés, température qui, avec le courant, décroissait ensuite assez rapidement.
Sans attendre, le jeune hybride enleva sa tunique et ses gants. De dos, et sans cape, un autre de ses traits animaux était exposé : une queue d'une trentaine de centimètres, à la fourrure brune rayée, dans le prolongement de sa colonne vertébrale. Lorsqu'il enleva finalement son dernier habit et entra dans l'eau, cet appendice se dressa d'abord légèrement, comme si elle était rétive à se mouiller. En comparaison de la Grande Brasse, c'est presque brûlant. C'est agréable.
« Si euh… ça ne vous gêne pas trop de vous baigner avec moi… je vous conseille de ne pas trop tarder. Je n'ai pas vraiment étudié l'autonomie du dispositif » fit-il, en ne tournant que le haut du buste vers Warda.
Il y avait à peu près un mètre de profondeur à l'endroit où la cocotte était installée, ce qui la faisait arriver quelques centimètres en dessous du nombril du terranide. Si l'on pouvait ainsi distinguer sans mal son postérieur sous l'eau claire, il ne ferait pas volte-face pour ne pas rendre la situation plus gênante. Le périmètre chauffé est déjà très réduit, pas besoin d'en rajouter.