Le changement soudain de l'ambiance de la salle était à peine perceptible depuis les cuisines, mais il suffit à faire naître un mauvais pressentiment chez Lemme. Il hésitait, ne voulant pas ralentir une tâche qu'il était déterminé à terminer au plus vite. Mais lorsque les cris déchirants de Warda arrivèrent jusqu'à ses oreilles animales, il abandonna aussitôt son travail, et réagit assez rapidement. Bon sang, j'aurais dû la faire venir avec moi, ces humains sont des sauvages. Se ruant dans la pièce à toute vitesse, le terranide bouscula le cuisinier Bolon sur sa route, et déboula, arme en main.
Ses yeux parcoururent l'espace, un peu paniqués, à la recherche de son amie. Il ne la trouva pas immédiatement : entre sa position et la sienne, il y avait le corps gigantesque du gnoll, courbé sur elle. La créature lui avait saisi les deux poignets d'une seule main, alors que l'autre paluche réduisait, du tranchant effilé de ses griffes, son haut en charpie.
« Hey, stop ! » protesta l'ingénieur en pointant son pistolet vers le hyène. « Arrête ça ou tu exploses ! »
Le monstre ne daigna même pas tourner son regard vers lui, et continua, véhément à déshabiller la jeune femme, arrachant brutalement le sous-vêtement qui cachait sa poitrine. C'est seulement à cet instant que Lemme se rendit compte qu'un autre homme s'était levé. Il reconnu un autre mercenaire, son équipement de qualité supérieure en faisant probablement leur chef. C'était logique, toutefois, la constatation enterrait du même coup les espoirs du terranide de faire face à une crise de rage du gnoll isolée et récusée de tous.
Georg s'approcha de lui d'un pas lent, portant à peine sa main sur sa masse. Il n'avait certainement pas l'intention de brusquer les choses ; à chaque seconde qui passait, la vicitime de son bras droit était un peu plus humiliée. L'ingénieur, lui, ne pouvait s'accorder un tel luxe. Tirer sur le gnoll était trop dangereux, l'explosion risquait de blesser Warda. Comprenant que la créature était hermétique aux menaces, il tourna le canon de son arme sur l'humain.
« Dis à ton homme d'arrêter ça de suite, sinon tu vas payer pour lui.
– Eh, oooh. C'est qu'il en serait menaçant le minet. T'sais à qui tu t'adresses, chaton ?
– Isomère ! Je m'en fiche, dis lui d'arrêter ! »
Malheureusement, Lemme n'était pas vraiment habitué à ce type de joute, et ne s'y sentait pas à l'aise. À côté de lui, qui était nerveux et agressif, Georg posé et sûr de lui dégageait un charisme beaucoup plus grand. La situation pressait. S'il ne magne pas, je risque d'être obligé de le descendre. Le terranide ne tenant pas à tuer l'homme, mais le gnoll tirait le dernier habit de Warda, et sa gueule baveuse s'était portée sur un de ses seins, le couvrant d'une salive immonde. Et pendant ce temps, Georg se permettait une révérence amusée. Sa voix avinée donnait à ses paroles une dimension particulièrement vulgaire.
« Compagnie du Morgenstern Doré… au service de son altesse sérénissime la princesse de Castelquisianni. »
L'ingénieur tira en l'air. La détonation, violente, créa dans la pièce un silence… et dans le plafond, une crevasse d'un mètre de diamètre qui laissait apparaître l'étage supérieure. Lemme avait augmenté la puissance de son arme pour que l'effet en soit plus impressionnant. Le bois, sur les bords du trou, était encore rougeoyant de la chaleur de l'explosion. Georg regarda le cratère, et siffla d'admiration entre ses dents, sans paraître effrayé pour autant. Le coup avait au moins eu un mérite : le gnoll, surpris par le bruit, s'était retourné et temporairement interrompu.
« Ouaais, pas mal ta baguette chaton. Mais tu crois qu'on sait pas comment calmer les acolytes ? – il frappa du poing le plastron de son armure dorée – Présent de son altesse, mon p'tit corps invulnérable à la magie.
– 'pas de la magie. De la science. »
Pas si sûr, l'anargie est quand même inhibée par un régime arcanique… Lemme mit toutefois sa menace à exécution, ne visant cette fois pas le plafond. La balle partit dans une nouvelle gerbe d'étincelles colorées droit sur Georg. C'était son dernier recours, le terranide devait espérer que la mort de leur leader ferait réfléchir le gnoll et les autres mercenaires.
Au moment où le projectile, entouré d'une robe de flamme vertes, entrait en contact avec le métal doré, une déflagration aurait dû se produire, dispersant d'une manière peu prévisible les différents morceaux du nordique. Mais tout ne se passa pas exactement comme l'ingénieur l'avait espéré, car au lieu d'exploser, la balle perdit son halo surnaturel, et se contenta de pénétrer l'armure puis la chair. Georg serra les dents, alors qu'un fragment de chrome venait, contrairement à ses attentes, d'entrer dans sa poitrine. Un peu de sang coulait de sa bouche, signe qu'un de ses organes avait sans doute été touché, toutefois il était toujours capable de parler.
« Putain, putain, butez-le moi » beugla-t-il à ses hommes.
Deux mercenaires se levèrent et dégainèrent leur épées. Se sachant moins bien protégés que Georg, ils fondirent sur Lemme. Le terranide allait prendre au moins quelques secondes avant de s'en débarrasser. Les deux hommes d'arme qui restaient, pressentant le danger qu'ils courraient, préférèrent tourner les talons et s'éclipser sans demander leur reste. Ce fut aussi le cas de bon nombre de clients, dont certains avaient déjà commencé à quitter la salle dès la première explosion, jugeant probablement que la magie était une chose trop dangereuse et trop incontrôlable. Le nordique grogna :
« Putain de déserteurs. Eh, Grok… »
Tombant à genoux, il tourna la tête vers le gnoll, son regard commençait à se voiler. Georg toussa du sang, pourtant, il parvint encore à sourire à la bête. Ses dents étaient rouges de la vie qui le quittait.
« Baise bien sa copine pour moi. »
Et il s'effondra.