«
Je ne pense pas que mon père apprécierait… -
Votre père a autant de talents en diplomatie qu’une kikimorrhe, objecta l’homme.
-
C’est vrai, mais c’est son château, et son royaume ! »
Alice n’en démordait pas, et le jeune Maréchal soupira. Il avait une longue cape rouge impériale, des cheveux blancs courts, et un regard acéré. Son visage beau et arrogant se tourna vers Alice. Il avait beau être plus grand qu’elle, il ne l’impressionnait pas. Le
Maréchal Coehoorn était un jeune prodige militaire, qui venait de réussir avec brio une campagne militaire dans le sud de l’Empire, où il avait maté une rébellion dans des îles. Il avait gravi avec succès tous les échelons de la rigoureuse armée ashnardienne, et s’était retrouvé, sans qu’Alice ne sache trop comment, à entretenir des contacts avec les rebelles de Nexus.
«
Sylvandell est de loin le meilleur support possible pour cette entrevue… Le Palais impérial est rempli d’espions. L’homme avec qui je dois m’entretenir tient à ce que son identité ne soit pas divulguée. Les autorités de Nexus ont une certaine tendance à raccourcir ceux qui ne leur sont pas très fidèles. -
Certes, mais… -
Chère Princesse, je sais que vous considérez notre action comme une ingérence dans vos affaires, mais il n’en est rien. Les intérêts de l’Empire et de Sylvandell convergent, n’est-ce pas ? -
Nous n’apprécions pas de nous voir imposer des décisions, surtout quand mon Père n’est pas là avec une partie de son armée. »
Tywill Korvander, le Roi de Sylvandell, n’était pas là. Il participait à une campagne militaire consistant à assiéger des forts avec d’épaisses murailles. Plusieurs dragons avaient été requis, ainsi que de nombreux soldats sylvandins, et plusieurs Commandeurs. Comme la loi le prévoyait, en l’absence du Roi, Alice était la princesse régente, et l’Empire avait attendu ce moment pour envoyer, en toute discrétion, une caravane impériale transportant le Maréchal Coehoorn, accompagné de deux « Corbeaux Noirs », les soldats d’élite, et de plusieurs gardes. Il portait avec lui une ordonnance impériale qui indiquait qu’une réunion aurait bientôt lieu à Sylvandell entre, d’une part, le Maréchal Coehoorn, représentant le Conseil Impérial, et un obscur noble de Nexus qui était l’un des meneurs d’un mouvement dissident ayant lieu à Nexus.
Alice en avait entendu parler. Nexus affrontait de graves crises économiques et politiques. L’injustice et la corruption qui gangrénaient les rues amenaient à un développement alarmant du paupérisme dans les basses couches de la population. De plus en plus de pamphlets et de tracts étaient balancés dans les rues de la ville pour dénoncer la politique du gouvernement en place. L’Empire s’intéressait naturellement énormément à ce mouvement, et tout le monde y allait de son argument. Pour les « loyalistes », ce mouvement n’était qu’une façade, et était en réalité dirigée par Ashnard, afin de mener le pays à la guerre civile. Quant aux « révolutionnaires », de ce que les informateurs ashnardiens disaient, le mouvement était très désuni, comprenant à vrai plusieurs vagues très différentes. Certains prônaient l’annexion à l’Empire, d’autres affirmaient qu’il fallait supprimer toute forme de gouvernement au nom d’une égalité et d’une liberté qui seraient absolus, Un autre mouvement, plus modéré, prônait tout simplement des réformes constitutionnelles et économiques importantes.
*
Nexus n’a pas grand-chose de différent de l’Empire… Mis à part que, chez eux, on préfère laisser les bourgeois et les marchands diriger, alors que, chez nous, l’Empereur règne d’une main de fer. Il est après tout assez logique que Nexus doive faire face à des crises de ce genre.*
Tout ceci faisait le bon jeu de l’Empire, qui était de toute façon en grande partie responsable de la déchéance de Nexus. Les terrifiantes campagnes militaires que l’Empire menait pour attaquer Nexus conduisaient Nexus à dépenser une part non négligeable de son budget dans la défense de ses frontières, dans la restauration de ses forts, l’armement et l’entraînement de ses troupes. Il y avait bien moins d’argent à rentrer pour s’occuper de la ville-État, et, quand on savait que Nexus était la plus grande ville du monde, on pouvait comprendre que la situation devenait très difficile.
«
Nous avons besoin de votre assistance… » lui rappela Coehoorn, ce qu’Alice ne savait que trop bien.
Sylvandell avait des lois à respecter, et, même si, pour l’Empire, les Sylvandins apparaissaient comme des «
culs-terreux », Coehoorn s’efforçait de les respecter. Il était à vrai dire un Ashnardien très particulier. Généralement, les Maréchaux étaient de vieux carriéristes rabougris qui ne rêvaient que d’avoir une place au Conseil, mais lui était relativement jeune, et préférait le champ-de-bataille à de longues négociations diplomatiques. Qu’il soit là pour représenter l’Empire témoignait de l’influence qu’il avait. Les corps militaires le respectaient, car ses stratégies étaient efficaces, et, quand on avait le soutien de l’armée, toutes les portes de l’Empire étaient ouvertes. Alice ne savait pas quoi penser de lui. Quand elle lui avait demandé pourquoi il n’avait pas laissé un diplomate professionnel s’occuper de cette histoire, il lui avait répondu, flagorneur : «
Je voulais voir par moi-même les légendaires yeux du ‘‘Joyau de Sylvandell’’ ». La Princesse en avait rougi, avant de se sermonner mentalement. De la part d’un Maréchal, elle ne s’était pas attendue à ça, mais, après tout, elle imaginait sans peine que Coehoorn devait avoir bien des fans du beau sexe.
Dans son for intérieur, elle devait admettre que la tactique de Coehoorn était assez bonne. Tywill était, et ce n’était un secret pour personne, un Roi guerrier. Il n’avait rien de diplomate. Alice avait pu voir toute l’étendue de son talent quand des Amazones avaient demandé à traverser le royaume. Il avait bien failli déclencher une guerre. Alice était, de ce point de vue, un meilleur choix. Plus cultivé que son père, elle passait son temps à lire, n’ayant de toute façon reçu aucune autre forme d’entraînement. Son esprit était sa meilleure arme.
«
Majesté ! lâcha soudain un garde en se rapprochant d’un pas précipité.
Ils sont là ! -
Combien sont-ils ? -
Trois, Princesse. -
Trois ? répéta Alice, surprise.
-
L’un d’eux est assurément un nobliau de Nexus. Il a une longue cape verte comme la vôtre, M’sieur le Maréchal. -
Une escorte assez légère… Je suis heureux qu’ils n’aient eu aucun accident fâcheux le long du trajet. Les routes sont de moins en moins sûres, à ce qu’on dit. -
Nous allons les recevoir. Escortez-les vers la ‘‘Salle du Trône’’. »
Sylvandell n’avait pas, à proprement parler, de «
Salle du Trône ». Étant un royaume guerrier, une telle pièce avait été jugée superflue lors de la confection du Château, et, à défaut, on utilisait la salle du banquet. Comme Tywill l’avait lui-même dit : «
La Cour d’un Roi de Sylvandell, c’est au milieu de ses troupes, là où tout le monde bouffe ». Elle était grande, spacieuse, et, partant de là, convenait très bien. Alice alla s’asseoir sur le lourd fauteuil de son père, un fauteuil immense, où elle se sentait toute petite. Coehoorn resta debout à côté d’elle, ses Corbeaux Noirs à côté de lui, le protégeant fidèlement.
L’entrée du Château de Sylvandell, soit après avoir traversé le pont, était une petite cour dissimulée dans les murailles. Une porte à double battant sur un petit perron menait alors dans le château, tandis qu’un chemin conduisait aux écuries du Château. La porte à double battant menait, quant à elle, directement à la salle du banquet. Les Nexusiens tombèrent donc directement sur Alice. Les portes menaient sur une espèce d’estrade inférieure, avec un petit escalier comprenant quelques marches à monter. Le vestibule en somme, qui donnait ensuite sur une autre plate-forme intermédiaire d’où on pouvait voir la massive salle du banquet.
Elle était indiscutablement grande. Haute de plafond, elle comprenait plusieurs portes, une grande table de banquet en U, et de nombreuses cheminées dans les coins. On trouvait toujours des gardes ou des pages en train d’y manger, que ce soit une cuisse de poulet, ou simplement des gâteaux ou des fruits. Le soir, on faisait griller la viande et la volaille directement dans les épaisses cheminées. Toute la salle était faite avec de la pierre massive, froide et sombre. Seul le plancher était en bois.
«
Je vous souhaite la bienvenue à Sylvandell, M. Dolan. Je suis la Princesse Alice Korvander, et, en l’absence de mon père, c’est moi qui représente le royaume. Je vous présente… -
… Je suis le Maréchal Coehoorn, lança ce dernier.
Je suis l’un des responsables de la campagne militaire de l’Empire sur Nexus, et c’est moi qui ait accepté cette entrevue, et l’ait organisé ici. »
Alice ne dit rien. Coehoorn la coupait, afin de montrer avec qui Dolan allait vraiment négocier. Alice préféra regarder le bourgeois. Il était… Plutôt beau, à vrai dire. Un style bien moins militaire que Coehoorn, qui marchait de manière assez rigide. Si Alice aurait été mesquine, elle aurait pu dire que Coehoorn était ce genre d’hommes à avoir «
un balai dans le cul ». Une posture raide, de militaire. William semblait… Un peu moins rigide… A moins que ça ne soit simplement ses yeux d’émeraude qui induisent Alice en erreur. Croisant les jambes, dans sa robe, Alice enchaîna rapidement.
«
Vous êtes nos invités ; votre sécurité est donc assurée. Vous logerez à cet effet dans l’aile des invités, et vous pourrez manger dans la salle commune, soit… Ici. »