La cathédrale de Sylvandell bouillonnait de vie. C’était toujours impressionnant de voir tant de monde. Alice ne se faisait pas d’illusions ; la plupart des Sylvandins ne connaissaient pas Rohn, mais venaient surtout pour avoir l’occasion de voir des dragons. Ces bestioles constituaient après tout l’attractivité touristique majeure de Sylvandell, bien devant les paysages montagneux ou l’observation du décolleté de la Princesse. S’il y avait une foule impressionnante à l’intérieur, c’était encore plus vaste dehors. Les premiers bancs étaient tous occupés par des militaires, Commandeurs comme dragonniers, ou encore certains barons qui s’étaient donnés la peine de venir. Alice se tenait sur le grand autel de la cathédrale, debout dans une belle robe blanche. Elle avait une chevelure complexe, et portait une couronne sur sa tête.
*Voir tant de monde, ça m’échauffe toujours un peu...*
Alice tourna la tête vers Loden. Le Grand Maître était dans son armure de dragonnier. Il avait une barbe grise et de longs cheveux. Il était assez âgé, parcouru de rides, mais ses yeux étaient encore vifs.
« Rohn ne tardera pas à sortir, Votre Altesse. »
Rohn était dans la Cathédrale depuis hier soir. Pour lui, l’intronisation avait déjà commencé par une nuit entière à méditer et à prier dans les salles de prières silencieuses et isolées de la Cathédrale. Une nuit entière à récapituler l’état de sa vie, les étendues de ses serments envers Sylvandell et la patrie des dragons. Il ne tarderait pas à sortir d’une grande porte à double battant dans un coin, qui se situait derrière le Grand Feu, cette espèce d’immense brasier dans le chœur. En sortant, Rohn devra contourner le Grand Feu, longeant ainsi les immenses statues en marbre représentant les plus grandes personnalités de Sylvandell : Erwan Korvander, le Fondateur de Sylvandell, Premier Roi, et Premier Grand Maître, Noruah Säarthrell, l’Omniprêtre qui avait permis il y a plusieurs siècles d’empêcher une guerre civile entre Sylvandell et l’Empire d’Ashnard, Karin Korvander, la « Reine Rebelle », dont le visage était coupé en deux par une cicatrice, et qui s’était fait connaître en rejoignant la rébellion contre l’Empereur Fou... Il y en avait tant. Ils étaient le poids de l’Histoire, et Alic,e comme tant d’autres, étaient leur héritage. Dans le ciel, ils les observaient, et Alice sentait leur regard peser sur elles.
Les portes finirent par s’ouvrir, et, dans les recoins de la nef, des tambours se mirent lentement en marche. Il y avait deux rangées de soldats, et on intima un silence absolu, les mères faisant signe aux enfants de se taire. Lentement, les portes immenses s’ouvrirent, et un petit homme en sortit. Petit, par rapport aux massives statues. Rohn ressemblait à une espèce de nain, qui s’avança tout droit. Une courte chevelure noire. Des yeux bleus reflétant une assurance inébranlable, mais aussi une vive émotion. Il avança au milieu des statues, dans l’ombre verdoyante des flammes, et contourna le Feu pour atteindre l’estrade. Sentait-il derrière lui le poids de Sylvandell ? Tout le royaume le regardait, et son regard restait surtout concentré sur celui du Grand Maître, qui affichait un très léger sourire. On disait de Rohn qu’il était du genre assez effacé, plutôt timide. En le voyant se rapprocher, Alice vit que ses yeux étaient légèrement rougis, signe qu’il avait du verser quelques larmes d’émotions.
Il se rapprocha de l’estrade, et le Grand Maître, comme la coutume l’exigeait, prit la parole :
« Chevalier Rohn, en ma qualité de Grand Maître de l’Ordre des Dragonniers de Sylvandell, j’ai l’immense honneur de vous décerner la Croix de Feu. »
Rohn inclina poliment la tête, alors que le Grand Maître, dans un silence religieux, recevait de la part de l’Omniprêtre un coffre ne bois, comprenant la Croix de Feu. Il s’agissait d’une médaille, une distinction qu’on ne distribuait qu’aux dragonniers. Alice restait en retrait, les observant silencieusement. Elle parlerait plus tard, mais, pour l’heure, elle ne faisait qu’observer. Loden avait une longue cape écarlate, et descendit vers Rohn, lui mettant la Croix de Feu sur le torse, à l’emplacement de son cœur.
« Relevez-vous, lança Loden d’une voix forte. Relevez-vous, Dragonnier Rohn ! »
Rohn obtempéra, et ce fut l’heure des vivats, des sifflements, et des applaudissements. Se retournant, ému, avec un sourire aux lèvres, Rohn ne tarda pas à être serré dans les bras de sa mère, qui en avait les larmes aux yeux. Son père avait un fier sourire sur les lèvres, et le petit-frère de Rohn le regardait avec des yeux admiratifs. La famille pouvait se permettre d’être heureuse ; les dragonniers étaient l’élite du royaume. Loden et Rohn remontèrent alors le long de la Cathédrale, traversant la nef et les bancs, sous les applaudissements. Rohn serra quelques mains, reconnaissant des camarades. Derrière eux, Alice remontait, l’Omniprêtre suivant de loin. C’était lui qui détenait les Croix de Feu, et son rôle était donc officiellement terminé. Il suivit toutefois la procession. Deux gardes entouraient Alice, qui vit, dans un coin, le Maréchal Coehoorn, observant silencieusement la scène, bras croisés.
La Princesse sortit de la cathédrale, tandis que le public se relevait et sortait également. Elle avança sur un perron, et vit une impressionnante foule. Une estrade avait été dressée pour l’occasion au centre de la cour, et les dragons volaient dans le ciel. Plusieurs s’étaient posés sur les tours et les colonnes de la cathédrale, crachant du feu. Alice alla sur l’estrade, émue. Se mordillant les lèvres, elle attendit que les vivats s’affaiblissent un peu. La foule hurlait, scandant le nom de l’homme :
« ROHN ! ROHN ! ROHN ! ROHN ! ROHN ! »
Alice souriait. Rohn la rejoignit, les joues rouges, et elle alla l’embrasser sur la joue.
« Princesse... soupira ce dernier.
- C’est le moins que vous méritiez, Dragonnier. »
Retournant la tête, la Princesse dévisagea le peuple, et s’éclaircit la gorge, avant de parler d’une voix forte, amplifiée par la magie :
« Sylvandins, Sylvandines, c’est avec une grande joie que je vous annonce que l’Ordre des Dragonniers de Sylvandell vient de se doter d’un nouveau membre, en l’illustre personne de Rohn !
- ROOOOOHHHNNNN !!! »
Alice ménagea volontairement une petite pause, avant de reprendre :
« Le dragonnier Rohn est né sur nos terres. Il y a grandi, et suit depuis l’âge de ses treize ans une formation militaire couronnée de succès. C’est pour moi, en l’absence de notre Roi, un immense honneur, une grande fierté, que d’annoncer officiellement son intronisation au sein de l’Ordre ! »
Il y eut de nouveaux applaudissements, amplement mérités, et Alice s’effaça ensuite, afin de laisser parler Rohn. Ému, ce dernier remercia beaucoup de gens : sa famille, sa formatrice, le Grand Maître, ses amis... Rohn balbutiait, ne sachant pas trop quoi dire, et les applaudissements finirent par le faire taire, ainsi que les rugissements des dragons.
« RRRROOOOAAAAAAARRRRRRRRR !!! »
On n’entendit dès lors plus que les rugissements tonitruants des dragons. Certains enfants gémirent en portant leurs mains sur leurs oreilles, mais les dragons étaient extrêmement bruyants. Tous hurlaient et volaient, crachant des jets de feu, volant parfois près de la foule, renversant parfois quelques humains. Ils n’étaient pourtant pas agressifs, et, au bout de plusieurs minutes, Alice vit la raison de toute cette agitation. Un dragon s’approchait. Il avait de belles écailles rouges sombres, et Rohn le reconnut. On comprit alors la raison de son approche, et les gardes se mirent à hurler :
« Écartez-vous ! Vite, écartez-vous ! »
Le dragon rouge approchait en rase-mottes, et les Sylvandins se bousculèrent en s’éloignant, afin de lui laisser un passage. Plusieurs tombèrent par terre dans la précipitation, mais il n’y eut aucun blessé. Tous les dragons se turent alors, et le dragon rouge s’écrasa dans un nuage de poussières devant l’estrade, sa tête atterrissant devant Rohn. Avec un large sourire, ce dernier tendit ses mains, et caressa son museau avec ses mains gantées. Le dragon le fixait avec ses yeux de reptile, et Rohn descendit alors. Les ailes du dragon étaient recourbées, et Rohn grimpa sur son dos. Le dragon n’avait pas sa selle. Jambes écartées, Rohn se mit au milieu de son dos, et le dragon s’élança alors. Les dragonniers devaient tous maîtriser cet art magique si particulier qui leur permettait de communiquer avec les dragons. Le dragon rouge s’envola comme une flèche, et les autres le suivirent. S’envolant presque à la verticale, le dragon de Rohn décrivit ensuite une boucle enflammée dans le ciel, avant de descendre en piqué, plongeant vers la masse de dragons. Tous s’écartèrent alors, formant une espèce de long et impressionnant tube d’ailes et de queues tournoyantes entre elles, des colonnes de feu jaillissant de ce tube tournoyant, jusqu’à ce que le dragon de Rohn en ressorte, pour s’envoler au-dessus de la Cathédrale.
Se remettant de sa surprise, la foule ne tarda pas à hurler plusieurs noms, les dragons assurant un show aérien et enflammé.
« ROHN ! ROHN ! ROHN ! SYLVANDELL ! SYLVANDELL ! ROHN ! »
D’autres dragonniers apparurent alors. Ceux qui n’étaient pas partis en campagne. Une formation de cinq dragons, avec, au centre, le Grand Maître. Ce dernier s’était en effet éclipsé, et les cinq dragons rejoignirent Rohn, avant de se séparer en deux formations de trois dragons chacun, l’ensemble formant un fascinant ballet, une danse de feu et de pirouettes.
« Impressionnant, non ? »
Tournant la tête, Alice vit l’Omniprêtre. Mains derrière le dos, le vieil elfe observait la scène.
« Très » dut admettre Alice.
L’Omniprêtre parla alors d’un tout autre sujet :
« Méfiez-vous.
- Que voulez-vous dire ? »
Le vieil elfe fit une moue sur les lèvres, avant de lâcher, sur un ton sibyllin, trois mots qui restèrent dans l’esprit de la Princesse :
« Ashnard nous craint. »