Elle avait beau trafiquer avec les morts la nécromancienne prit tout son temps pour sortir. Bras croisés, le corps fermé, dans une attitude qui n’encourageait guère à lui parler, Cahir l’attendit patiemment. Difficile de dire ce qu’il ressentait pour cette femme. Il la détestait, oui. Non pas parce que c’était une garce, mais parce qu’elle empêchait les morts d’avoir le sommeil éternel. Les nécromanciens invoquaient les morts, et, pour un guerrier comme Cahir, la mort, c’était l’heure du repos. Le Valhalla nordique des Terriens, ce lieu emblématique où les guerriers pouvaient enfin se reposer. Ce n’était donc pas que de la superstition... Du moins, il essayait de s’en convaincre. S’il avait envie de la gifler pour ça, il devait aussi dire que son côté « garce arrogante » n’était pas sans lui déplaire. C’était une femme typique d’Ashnard. Bien loin de la soumise qui tremblait devant son mari. Le genre de femme dont Cahir avait toujours eu envie, sans jamais oser se l’avouer. Ce n’était pas pour rien si, à une certaine époque, il préférait lorgner sur ses camarades de guerre du sexe opposé plutôt que sur sa femme, dont le seul intérêt avait été de renforcer la puissance de sa famille, et de lui fournir un héritier légitime.
*
Un héritier qui a sûrement été tué ou abandonné, maintenant... A quoi sert le fils d’un apatride ? Il ne fait qu’apporter l’opprobre sur la famille... A leur place, j’aurais fait de même...*
Il se disait que ça ne lui faisait rien. Rien de savoir qu’il avait peut-être, quelque part dans Ashnard, une descendance qui vivait dans un orphelinat sinistre. Il essayait de s’en convaincre, mais n’était lui-même pas très sûr de ce qu’il éprouvait. Un fils, ce n’était pas rien non plus, après tout... Et pourquoi désirait-il tant rentrer à Ashnard, tant retrouver sa gloire perdue ? Pour sa famille ? Pour le prestige d’un nom qu’il n’avait plus le droit de porter ? Ou pour avoir la chance de retrouver son héritier, le seul qui serait à même de lui succéder ? Plongé dans ses pensées, il en sortit quand la porte s’ouvrit, relevant la tête. Il toisa Eclipse des pieds jusqu’à la tête. Elle avait visiblement pris un bain, et s’était proprement rhabillée. Elle se débrouillait pour qu’on ne remarque pas qu’elle était en piètre état, mais Cahir était un militaire expérimenté. Rien qu’à voir sa démarche lancinante, on pouvait voir qu’elle souffrait. Elle gardait la tête haute, froide et fière.
*
Elle aurait du être à Ashnard... Si elle avait été une guerrière, je l’aurais sans doute formé...*
Silencieusement, Cahir la suivit, essayant de se replonger dans la situation actuelle. Elle finit par lui parler un peu, lui disant qu’elle comprenait, mais que c’était elle qui prenait les «
risques ». Cahir rétorqua assez rapidement :
«
Rassurez-vous, quand notre fantôme se pointera, c’est sur moi qu’elle passera ses nerfs... Il paraît que j’ai un don naturel pour agacer les femmes. »
Il plaisantait. C’était tout ce qui lui restait. Ça, ainsi qu’un cheval, une armure, une épée, et un cristal en dymerite. Le dédain, c’était son seul bouclier comme la dépression lancinante qui le guettait, cette dépression qui l’avait amené à boire comme un trou, et à finir dans les cachots. Eclipse sortit à nouveau une cigarette, se permettant une nouvelle remarque à laquelle Cahir répondit par un haussement d’épaules. Ils s’avançaient le long des sombres couloirs. A travers les vitres immenses, Cahir pouvait voir que la pluie continuait à s’abattre avec rage. Quelques éclairs permettaient de voir brièvement une région montagneuse remplie d’arbres.
Ils atteignirent les portes massives de la bibliothèque. Cahir essaya de les ouvrir, mais Eclipse fut assez rapide, et il se contenta de la suivre. La bibliothèque dégageait une odeur poussiéreuse et de moisi, qui attaqua également les narines de Cahir. Rien à voir avec la grande bibliothèque impériale d’Ashnard, qui était immense, et très bien entretenue. Cette bibliothèque semblait avoir été bâtie dans une ancienne aile délabrée du fort, et comprenait ici et là des étagères remplies de livres sans signe distinctif particulier. Ils n’étaient pas classés, et plusieurs chaises en bois avaient été rouillées par les mites, sans compter les multiples tas de poussières dans les coins et les toiles d’araignées.
Alors qu’il inspectait du regard les lieux, il entendit Eclipse commenter le vodka naine, y préférant des alcools terriens.
«
Je vais confiance à votre langue », répliqua-t-il rapidement, n’ayant, pour sa part, jamais goûté les vins exotiques de la Terre.
Eclipse s’écarta ensuite, et Cahir s’avança. Il s’empara d’une chandelle, et commença à inspecter les livres. Des pages jaunies pour la plupart, et il eut même la surprise de voir une araignée débarquer entre les pages d’un gros manuscrit. Peu à peu, Cahir finit par comprendre que les livres semblaient classer dans un certain ordre, mais il n’y avait aucune moine archiviste pour les classer et les nettoyer, ce qui avait fini, au cours des siècles, par donner à cette bibliothèque cet air de vétusté. Se détachant des livres, Cahir se dirigea vers une porte en bois dans un coin, qui était fermée.
*
Si je ne me trompe pas, elle doit mener aux archives...*
La porte étant ancienne, il l’ouvrit d’un bon coup de pied, fracassant la serrure. Une chauve-souris s’envola en piaillant, et Cahir entra. Il trouva rapidement ce qu’il cherchait. Un rouleau de parchemin qu’il emprunta, l’étalant sur une table. Il s’agissait des plans du château. D’autres parchemins comprenaient également des plans, remontant à chaque fois en arrière. Laissant les parchemins sur la table, l’apatride monta sur une plate-forme à l’étage. L’escalier craquait sous son poids.
Déposant la chandelle sur une rambarde, il sortit un livre, et lut le titre : «
Contes et légendes ancestrales ». Vu la qualité des enluminures, le livre semblait assez récent. Regardant aux premières pages, Cahir vit le nom de l’imprimeur, Anthony ainsi qu’une dédicace écrite à la main de l’imprimeur : «
Pour le fils de notre seigneur bien-aimé. Puissent ces histoires vous apporter la sagesse des Anciens. » Le livre était plutôt en bon état, ce que les enluminures et autres illustrations confirmaient. Allant à la fin, Cahir trouva même une table des matières, et commença à lire les titres des différentes contes locaux :
«
I – L’ours blanc et le lièvre endormi
II – Le crépuscule des Anciens
III – La fable de l’oiseau et de l’ékinoppyre
IV – L’histoire fantastique de Lord Höllster
V – Les deux Géants et le Lion
VI – L’Énigme de l’Oie blanche
VII – Le Labyrinthe des deux Rois
VIII – La légende maudite de la Comtesse Marjorie
IX – La statue à deux Têtes »
Cahir s’arrêta en voyant ce nom.
Marjorie. M-A-R-J-O-R-I-E. Il eut soudain un flash, un déclic, où il vit une espèce de sombre silhouette s’envoler vers lui, avant de l’envoyer valdinguer...
«
La Comtesse Marjorie... Marjorie de... Marjorie de quoi, déjà ?! Merde, je l’ai sur le bout de la langue... »
Il se rendit au huitième conte, remuant le livre à plusieurs reprises, tandis que les planches en bois continuaient à dangereusement craquer sous son poids. Il atteignit finalement la page recherchée, et la tourna pour voir le texte. A gauche, une
illustration, avec la mention suivante : «
On dit que l’amour donne la force à un être de soulever une montagne pour sauver la personne qu’elle aime. Aucun individu ne devrait avoir la force de soulever une montagne ». Cahir consulta le conte, mais son pied heurta soudain une planche branlante. L’estrade émit un antique grincement.
«
Bordel de... ! »
Ce fut tout ce que l’homme réussit à dire, avant que l’estrade ne s’effondre sous son poids. Dans un hurlement, Cahir s’écrasa violemment sur le sol, se recevant plusieurs morceaux de bois sur la tête, en lâchant le livre qui se mit à rouler sur le sol, s’ouvrant à la page de l’illustration. Un gros rat passa alors sur sa tête, heurtant son nez.
«
Saloperie d’enfoiré de putain d’enculé de rat de merde ! » jura-t-il de rage, pour se détendre.
S’il jurait, c’était le signe qu’il allait bien, même si la chute l’avait un peu sonné.