«
Cet endroit n’est plus sûr, Rayne... -
Ces individus sont bien renseignés. »
Severin et Rayne s’entretenaient à l’aube naissante, le long du grand parc entourant le couvent. Severin était près du hangar servant d’entrepôt de stockage pour les outils du jardinier, là où il avait provisoirement établi son repaire. Ce n’était pas leur principal refuge, rien de plus qu’une dépendance abritant des ordinateurs secondaires. Comme elle s’y attendait, Rayne n’avait pas dormi de la nuit, et, après s’être assurée que Powder soit en sécurité, elle avait profité des lueurs de l’aurore pour rejoindre l’autre côté du parc du couvent. Elle avait délaissé sa robe de nonne pour sa tenue sanglée plus traditionnelle. Une telle robe ne l’aiderait pas à se battre, et elle avait fait le tour de la propriété. Le couvent était entouré par de hautes grilles, et il y avait plusieurs caméras de sécurité le long des coins. Depuis le parc du couvent, on pouvait voir, au loin, les immenses gratte-ciel de Tekhos Metropolis, l’ensemble formant une très belle vue.
Le vent du matin faisait virevolter les feuilles des arbres, et l’apparence gothique du couvent donnait vraiment à Rayne le sentiment d’être dans l’un de ces vieux films terriens à huis clos. Le couvent, selon ce qu’elle en savait, avait jadis été une église, ce qui expliquait la présence de plusieurs clochers dans les coins. Rayne l’avait silencieusement observé. Les fenêtres étaient grillagées, comme pour empêcher les résidentes d’en sortir. Elle s’était ensuite retrouvée avec Severin, pour un briefing. Severin avait naturellement su ce qui avait eu lieu hier soir, ainsi que pendant la nuit, et leur conversation avait très rapidement évité Powder pour se concentrer sur l’individu qui les avait attaqué.
Severin avait mené son enquête. Grâce à ses appareils informatiques, il avait pu se connecter au système de surveillance, et avait pu repérer une silhouette dans la forêt. À l’aide des capteurs des caméras, très perfectionnés, en utilisant différents filtres, des zooms, et des programmes permettant de dépixelliser les agrandissements, il avait pu obtenir l’aperçu d’un corps.
«
C’est un pro... Je suppose que c’est une Tekhane, soit une femme. »
L’image permettait de discerner une vague silhouette entre les arbres. Severin avait mené ses recherches en retournant dans leur appartement à Tekhos Metropolis. La piste de Rayne était Oliver Blackthorne, et Severin avait découvert que cet homme était un Nexusien, qui faisait des affaires à Tekhos. C’était un seigneur nexusien qui avait consenti des baux commerciaux sur son terrain pour obtenir l’exploitation des gisements se trouvant sur place. Il était actuellement en procès contre l’une des guildes s’occupant de l’exploitation de la carrière. En vertu du droit nexusien, un bail commercial consenti sur un terrain nu ne bénéficiait pas de certaines dispositions législatives nexusiennes, notamment des exemptions fiscales, et un loyer moins lourd. Blackthorne avait attaqué son contractant en justice, car il considérait que le terrain n’était pas nu, dans la mesure où il y avait des mines souterraines et des carrières. Severin avait mené ses recherches, et avait ainsi découvert que l’affaire judiciaire de Blackthorne était mal engagée. Ce dernier voulait se voir appliquer sur son contrat les dispositions du statut du bail commercial, qui lui auraient permis d’obtenir plus d’argent, ainsi qu’un abattement fiscal. Cependant, la Cour royale nexusienne était essentiellement composée de bourgeois, qui considéraient qu’un terrain restait nu, même en la présence de constructions souterraines.
En somme, Blackthorne était un propriétaire qui avait des difficultés financières, et dépensait une bonne partie de son argent à payer les impôts fonciers, et les honoraires de ses avocats. La situation était d’autant plus complexe pour lui qu’il était dans un litige familial houleux et compliqué impliquant tous ses frères et ses sœurs, portant sur la propriété familiale des Blackthorne, un imposant château. Le père de Blackthorne était mort il y a quelques années, et son testament avait disparu. Par conséquent, la propriété était actuellement sous le régime de l’indivision, et chaque héritier était en train de se battre pour obtenir sa part. Le problème était que l’administration fiscale n’attendait pas, et continuait à exiger l’impôt foncier, une belle petite somme.
«
Et où est-ce que tu veux en venir ? -
J’y viens, j’y viens... »
Severin buvait son café tout en parlant. La guilde marchande exploitant les carrières les utilisait pour les revendre à Tekhos, les faisant transiter par des guildes maritimes.
«
J’ai mené mes recherches... Entre la guilde maritime qui se charge du transfert des navires, la guilde qui exploite les gisements, il y a un nom qui revient souvent, et qui correspond à une Tekhane... »
Une image apparut sur l’écran, montrant une femme. Un nom était indiqué sur le titre de l’image :
Monica Sinclair. Une femme belle et arrogante, qui, d’après Severin, pouvait être liée à cette histoire. Blackthorne n’était probablement qu’un pion, qui dépendait du bon vouloir de Monica, car ses maigres revenus venaient du loyer que la guilde lui versait, l’argent de la guilde venant des ressources qu’ils vendaient à Sinclair. Officiellement, Sinclair dirigeait, à Tekhos, une société de courtage, et, en s’étant renseigné sur le fonctionnement de cette dernière, Severin avait appris qu’elle était une
holding abritant d’autres sociétés, notamment une société qui employait des ateliers de construction immobilière.
«
En résumé, les pierres extraites à Nexus servent à construire des immeubles à Tekhos, et toute cette installation est dirigée par Sinclair. -
Bon, bon... Et quel est le rapport avec Powder ? -
Pour l’instant, je n’en sais rien, avoua Severin.
Du moins, il n’y a rien de sûr... -
À quoi tu penses ? »
Severin se tut pendant quelques secondes, avant de finalement lui répondre, exposant sa théorie :
«
Je pense que Monica Sinclair utilise l’argent qu’elle reçoit pour l’injecter dans des activités illégales... C’est ce qu’on appelle du noircissement, et je crois qu’elle est sur un gros coup... Sachant que l’activité de noircissement est essentiellement utilisée par des terroristes, et que Powder est une Formienne avec des capacités exceptionnelles... Je pense que nous devrions continuer à la surveiller. Le fait qu’on ne trouve quasiment rien sur Monica Sinclair sur Internet me laisse à penser qu’elle est tout, sauf une petite ménagère sans histoire. »
Rayne avait appris à se fier à l’intuition de Severin. Elle le laissa donc là, et retourna dans le jardin, où elle s’assit sur un banc, observant les environs. Elle perçut au bout de quelques minutes le sang de Powder se rapprocher, ce curieux sang formien. Elle ne dit rien, lui laissant le temps de réfléchir, sachant que la jeune femme devait se sentir coupable, suite aux évènements de cette nuit. Elle la laissa donc s’installer à côté d’elle, sans rien dire. Elle joignit ses genoux contre son corps, ressemblant à une espèce d’enfant qui serait en train de bouder, avant de finalement lâcher, le menton en appui sur les genoux :
«
J'ai dormi combien de temps ? »
Rayne l’observa, sans trop savoir quoi dire. Elle comprenait très bien ce que Powder ressentait, ce qui rendait encore plus difficile le fait de la réconforter. Les humains l’avaient rejeté parce qu’elle était trop vampirique, et les vampires parce qu’elle était trop humaine. Elle n’avait pu s’affirmer qu’en devenant une tueuse sanguinolente, une femme qui déchiquetait des corps sans la moindre forme d’hésitation. La Dhampir se mordilla les lèvres, observant à son tour le ciel. C’était un beau ciel bleu. La tempête était passée, mais il y avait encore un peu de vent. Elle retourna ensuite la tête vers elle, l’observant un peu.
«
Suffisamment longtemps, je pense... »
Ses beaux cheveux roses étaient assez beaux. Rayne observa le sentier devant elle, et finit par parler, préférant contourner le sujet :
«
Je pense que cette affaire n’est peut-être pas liée à ton entreprise, Powder... D’après les informations, je crois que c’est avant tout... Ta nature qui intéresse celles qui t’ont attaqué. »
Rayne n’était pas douée pour le social, et finit par secouer la tête, irritée elle-même de se voir tourner autour du pot.
«
Et puis merde, pesta-t-elle.
Écoute, je sais ce que tu ressens. Tu penses que je te prends pour un monstre, hum ? Inutile de le nier, je connais ce regard... C’est le même que j’avais la première fois que j’ai tué quelqu’un en buvant son sang. Je lui avais tranché la veine en plantant mes crocs, mais j’étais incapable d’éprouver quoi que ce soit devant sa souffrance. J’étais surexcitée, car je goûtais enfin au sang frais d’un homme, et non à celui des animaux que je chassais. »
Elle soupira, et se releva.
«
Je te comprends, Powder. Et je te garantis que je m’occuperais des fils de putes qui veulent s’en prendre à toi. Et puis... »
Debout, face à elle, elle pencha la tête sur le côté en se permettant un léger sourire, parlant sur un ton un peu plus bas :
«
Baiser avec toi, c’était génial. »