« Oh non. » Elle se parlait sans doute à elle-même. « Non, non non. Non. Non, pitié. »
Il avait fallu qu’elle enfonce profondément son aiguille piquante dans l’orbite décharné et presque béant de cette créature immonde, afin d’obéir aux ordres du Démon, et anéantir la Goule jadis homme de foi. Les explications de Damascus ne l’avaient pas vraiment convaincue, elle songeait qu’il y avait sans doute un moyen de bénir cette place, mais étrangement, y penser la mettait mal à l’aise. Pourtant, lorsqu’il avait évoqué Dieu, son corps entier avait frémit, comme une ancienne sensation perdue qui lui semblait agréable.
Mais elle pensait aussi que Dieu pouvait punir de manière juste et les châtiments pouvaient paraître cruels aux Mortels comme elle. Ce n’était pas à elle d’en juger. L’adrénaline retombant alors que ses poumons semblaient en feu, elle sentit en ressortant sa rapière dégoulinante un haut le cœur la faire tressauter, et ses mains se plaquèrent sur sa bouche pour éviter tout inconfort.
Repartir de ce lieu la remplit cependant d’un profond soulagement, Alecto se sentait étrange ici, et la possibilité de croiser d’autres monstres, plus dangereux, la faisait frissonner discrètement. Silencieuse, elle courbait le dos pour tenter de chasser la vision de ce symbole de l’Ordre à la poitrine des Goules.
Et désormais, le Petit Corbeau avait les mains crispées sur les rênes de sa monture, la laissant pratiquement seule maîtresse de leur destination et fort heureusement, celle-ci possédait un fort instinct de survie, les mettaient tous quatre à l’abri de la forêt mystique. Alecto, elle, les yeux rivés sur le corps inerte de Damascus qui raclait le sol nonchalamment comme une poupée désarticulée, était horrifiée.
« Pitié, non… Messire… Maître. Réveillez-vous. »
Les chevaux avaient cessé de galoper aveuglément, prenant un bref et évident repos, alors que la jeune femme sautait au sol sans songer une seconde à prendre garde aux racines ou à la réception de sa chute. Elle se jeta sur le Démon, tira comme une forcenée sur l’étrier, grogna, pesta, en pleurs, qu’il ne veuille le libérer. La panique gagnait doucement chaque membre de son corps, elle tira en poussant un râle de furie entre ses dents, la boucle de métal relâcha le pied de son Maître.
Peu importaient leurs poursuivants, peu importaient les montures, peu importait toute la forêt autour ! Elle était incapable de penser à autre chose que sauver Damascus. Les gestes saccadés, vifs, brouillons de ses petits doigts qui ne savaient pas où commencer tâtonnaient pour déboutonner vestes trempées, chemises souillées de sang et protections, et dès qu’elle eut le champ libre pour constater la belle perforation de son épaule par le carreau d’arbalète, le Petit Corbeau cacha sa bouche pour se retenir de geindre de stupeur.
« Messire, je vous en prie, réveillez-vous. » Son regard s’intéressa au sentier, elle savait qu’ils devraient continuer pour se mettre plus en sécurité mais.
« Mess… Maître, s’il vous plait. » Suppliait-elle, ses larmes coulant sans discontinuer de ses joues, elle renifla, suffoqua même, cédant à la terreur.
Il fallait agir, il fallait qu’elle fasse quelque chose. Elle ferma les yeux, essaya de respirer lentement… Sa poitrine se levait bien trop rapidement, son cœur cognait contre ses tempes et elle tremblait comme une feuille. Réfléchis, Alecto… Tu as déjà lu quelque chose sur les blessures perforantes chez Amlach Varda, un Médecin de Nexus qui aimait les esclaves jeunes, ravit de les aveugler afin de les surprendre à coup de trique sèche. Il aimait aussi qu’on lui fasse la lecture, car ses yeux étaient parfois capricieux, vu son grand âge.
Fébrilement, elle roula en boule la chemise du Démon, déchira d’un coup de dents, du mieux qu’elle put, quelques bandes sales, fit de même avec le bas de sa tunique, plus épaisse, attrapa son outre. Une grande inspiration, et elle s’excusa en sanglotant.
« Pardonnez-moi, Maître. »
Son cœur battait trop fort, elle n’entendait plus rien et il se matérialisait dans son esprit une sorte de bulle les entourant. Elle cala la tête de Damascus sur ses genoux, assise sur ses talons, saisit d’une main tremblante le trait fiché dans la chair. Et tira, d’un coup sec, arrachant les muscles et projetant une gerbe de sang. Dans un geste vif, elle relâcha la pointe poisseuse et pressa de toutes ses forces le linge roulé en boule sur la plaie béante, y mettant tout son poids, à deux mains.
Elle eut un mal fou à le relever, il pesait un âne mort ainsi inconscient, redressé assez pour passer grossièrement les bandes de tissu pour comprimer et maintenir en place de drain. La fibre était immédiatement rouge, elle essuya ses larmes en laissant son visage maculé de sang.
Le hennissement de sa jument la fit sursauter, et elle sembla réaliser, se souvenir, où ils se trouvaient. Il leur fallait continuer leur route s’ils ne voulaient pas être de nouveau attaqués, et elle se redressa avec peine, mais ce fut une partie de plaisir en comparaison aux épreuves impossibles de la remise en selle de son Maître. Tenue aux tripes par la nécessité de survivre, de le protéger, de le sauver, même, Alecto ne cessait de pleurer de désespoir, mais ne restait pas inactive, n’abandonnait pas, et ne lésinait sur aucun effort.
Elle parvint, au prix de douleur et échecs nombreux, à ramener le corps de Damascus près d’une souche, y conduire son destrier, et l’y hisser, non sans lui ajouter quelques bleus dans l’affaire, mais un modeste tribut à la survie, songea-t-elle péniblement.
Elle mena alors les deux animaux par la bride sur le sentier, cherchant cependant à dissimuler les traces des sabots comme elle pouvait… Mais le Petit Corbeau était loin d’être une experte en camouflage. Alecto se souvenait que les poursuivants avaient semblés craindre de les suivre ici, et tendait l’oreille, frémissant à chaque bruit étrange, mais le silence pesant de cette forêt ancestrale ne laissait rien paraître. Au moins, songea-t-elle, serait-elle avertie bien avant qu’on ne lui tombe dessus.
Elle marcha longtemps, préférant rester pied à terre pour éviter les plus grosses racines ou faux-plats d’un sentier forestier peu entretenu, faisant parfois un détour pour s’assurer que les deux animaux seraient plus stables, et ainsi empêcher le plus possible au blessé d’être balloté à droite et à gauche.
Ses yeux ne faisaient que passer du chemin à son visage, la joue contre l’encolure de l’étalon ténébreux, inexorablement livide.
« Je vous en prie, Maître, ne mourrez pas. » Sanglotait-elle toujours, lui parlant tout le long de la route, tantôt sur un ton de désespoir, tantôt plus combattive. Elle lui narra combien son Palais serait luxueux et raffiné, les colonnades, les moulures, les dorures. Elle lui décrivit les toilettes cousues d’or et de nacre qu’elle porterait pour lui plaire. Elle évoqua la grandeur de sa légende, l’immensité de ses exploits, la légitime reconnaissance de tous envers sa si grandiose personne. Les mots étaient élogieux, assurément, mais venant du Petit Corbeau, ils étaient sincères, purs et justes.
« Et… rappelez-vous… Je dois vous montrer comment je m’y suis prise pour récupérer les cartes, Messire. Ce soir, avez-vous dit. »
Souffla-t-elle, les pieds douloureux, les jambes pleines de courbatures, sentant revenir un sanglot, mais ses yeux désormais trop secs. Elle avait suivi le sentier longtemps, elle ignorait comment savoir s’il y avait eu une bifurcation…
« Les cartes ! » Sursauta la jeune femme, dont l’estomac grogna. Il était temps de faire une pause, elle valait mieux nourrie et reposée, qu’épuisée et affamée, pour espérer sauver son Maître. Faire descendre Damascus de cheval ne fut pas beaucoup plus facile, contrairement à ce que l’on pourrait penser : elle n’avait aucune envie qu’il tombe tête la première, et savait qu’elle serait emportée par son poids… Aussi s’y reprit-elle à plusieurs reprises, ignorant les souffrances et la fatigue, jusqu’à parvenir à le déposer plus ou moins délicatement sur un lit de mousse qui crissait sous ses pieds.
Elle s’occupa des chevaux, retira sa chemise sous sa tunique, et remplaça l’amas informe sanguinolant par le linge propre à l’épaule amochée. L’hémorragie courrait toujours, mais elle ignorait comment agir. Le soleil devait décliner, car la fraicheur revenait les aiguillonner… Elle alluma avec peine un feu, couvrit Damascus de son manteau de voyage, et tenta de le faire boire. Son front était chaud, ses paupières avaient l’air de remuer très légèrement, comme si ses yeux, là-dessous, roulaient frénétiquement dans leurs orbites. Se penchant sur lui, elle posa sa bouche sur la sienne, puis sur ses paupières, cherchant à l’apaiser.
« Je veille sur toi, Mon Maître. »
Les bruissements de la forêt la terrifièrent alors. Elle était seule, et immobile. Une proie facile… Pour se donner du courage, elle saisit sa rapière, s’asseyant auprès de son Maître, convaincue qu’elle garderait son corps au péril de sa vie, s’il le fallait. Incapable de fermer l'oeil malgré l'épuisement, elle tenta d'étudier les cartes volées...