Elle se dressait, massive, sur la côte de Moriandel. Haute de murailles, hautes de tours, c’était la raine des marchande : la célèbre cité état d’Orvent. À cette distance, la ville forte n’était encore qu’une silhouette se découpant sur la grisaille déprimante. La bise marine mugissait, agitant l’océan de vagues tumultueuses. Que ce navire avance lentement, songea Léandre, la tête dans les mains, les coudes sur le bastingage.
« On y sera avant la nuit, Seigneur Aros, déclara Marek de son ton bourru, avant de vider un peu plus sa flasque de rhum. Pas de tempête, pas de pirate, Dame Providence était de notre côté ! »
Apparemment, il était satisfait. Léandre, presque affolé, vérifia hâtivement que personne n’était à portée de voix, puis il adressa à son subalterne un regard noir et lui murmura hargneusement :
« Tu veux ma mort, crétin ?! Combien de fois il faudra que je te le dises ?! Ne m’appelle plus comme ça ! Maintenant, c’est Léandre ! Juste Léandre !
- Ho, mille pardons Seign... Léandre. Les habitudes sont coriaces », s’excusa Marek en rebouchant sa flasque.
Le Seigneur Aros était un nom connu de tous, un nom qui inspirait la crainte car il appartenait à l’un des plus grands sorciers de Moriandel. Personnage cruel et ambitieux, il était de ceux qui donnaient à la magie sa sombre réputation. À la tête d’une horde de malandrins serviles, il s’était emparé du château d’Aiglemort et en avait fait son domaine. Pendant près de quinze ans, il avait tenu en échec tous les inquisiteurs et autres téméraires qui s’étaient dressés contre lui. Pendant près de 15 ans, il avait mené ses projets retors en toute impunité. Et puis, au cours de la grande guerre, à laquelle pourtant il parût ne pas participer, il disparût. Ses bandits, privés de chef, eurent tôt fait d’être chassé d’Aiglemort. La plupart payèrent de leur vie leur allégeance au tyran.
Pour tout le monde, le Seigneur Aros avait péri et c’était tant mieux, qu’ils continuent à le croire. D’une certaine manière, ils ne se trompaient pas tout à fait... Léandre se désintéressa de son larbin et recommença à fixer Orvent. Trouverait-il là-bas son salut ? Cette question l’obsédait. Pour vu que le contact de Marek soit fiable...
* * *
L’après-midi touchait à son terme lorsque le navire arriva au port. Une pluie glacée s’abattaient sur les quais et une horde de mouettes piaillait presque aussi fort que la foule animée. L’odeur du poisson et des algues en décomposition prenaient à la gorge. Marek tâchait de se frayer un chemin au milieu des marins, des marchands et des voyageurs, Léandre dans son sillage. Ici, au carrefour des grandes routes commerciales, des hommes et des femmes de tous les horizons se côtoyaient. Parmi eux se remarquaient aussi les faces olivâtres ou rougeâtre des orcs.
Marek fit un écart pour éviter deux ouvriers chargés de caisses, puis un autre pour se tenir à distance d’un bourgeois en redingote éprouvant quelques difficultés à discipliner son cheval affolé par tant d’effervescence. Le truand quitta les qu’aies, s’engagea sur les dalles ruisselante de la jetée et fut fermement interpelé par une compagnie de mousquetaires portant les couleurs de la cité.
« Halte ! Il est à vous ? »
Marek regarda autour de lui, pris de court.
« Qui ça ? » demanda-t-il.
Léandre eut bien du mal à réprimer son exaspération. Mais que son larbin était con !
« Lui, là, le sangfée ! » insista le mousquetaire en s’approchant.
Marek réagit enfin. Il envoya une bourrade à Léandre qui faillit l’envoyer embrasser les pavés.
« Ho, lui ! Évidemment Messire. C’est mon incapable de Léandre. Je l’ai gagné aux cartes voyez-vous. »
Le mousquetaire parût perplexe et il dévisagea Marek. Ce dernier était trapu et imposant, un peu bedonnant, mal rasé, la tignasse hirsute, la peau tannée et l’expression vaseuse. Il était vêtu d’une tenue de voyageur passablement usée. Chaussé de bottes, ganté, il tenait un sac en bandoulière et, bien qu’à demi caché par la veste, l’on devinait à sa ceinture une épée et un pistolet. En fin de compte, il avait plutôt une dégaine de mercenaire.
Le mousquetaire porta son attention sur Léandre. C’était un sangfée, c’est-à-dire un animal transformé par l’influence des fées. Tous les sangfées, quelle que soit leur espèce, avaient une apparence anthropomorphe, et étaient doués de conscience ainsi que de parole. En somme, c’était des individus à part entière, même si la magie coulant dans leur veines faisaient d’eux des êtres impures selon l’opinion générale. Originaires des grandes étendues sauvages où ils vivaient en tribus, ils faisaient depuis longtemps l’objet d’un commerce lucratif, celui d’esclaves exotiques. Ils servaient aussi d’ingrédients pour la sorcellerie ou l’alchimie. Ils n’étaient donc pas si rares que cela à Orvent. Le problème, c’était que les esclaves, parfois, s’enfuyaient. Pire, ses fuyards pouvaient devenir des voleurs. Et l’on détestait les voleurs à Orvent ! Il y en avait beaucoup trop dans la cité, et pas que des sangfées, loin sans faut.
Pour en revenir à Léandre, il était deux fois moins grand que Marek et probablement huit fois moins lourd. Il arborait, sous un capuchon dégoulinant d’eau, une attendrissante frimousse d’écureuil. Son pelage, rendu graisseux par de pénibles voyages, avait la couleur de l’or et ses yeux, celle de l’onyx. Ses moustaches frémissaient au vent et sa truffe brune était un peu retroussée, comme sous le coup de l’indignation. Ce n’était pas vraiment une attitude de servitude. Pour le reste, sa mise ressemblait à Celle de Marek, les gants, les armes et le sac en moins. Son manteau recouvrait sa queue en panache, un manteau presque neuf.
« Aux cartes vous dites ? reprit le mousquetaire suspicieux. Il doit coûter cher pourtant, surtout dans les temps qui cours. Le commerce perturbé, tout ça...
- Bah, messire, j’espère bien qu’il coûte cher. Je tiens pas à minimiser ma bonne fortune ! Comme vous voyez, je roule pas sur l’or. Et puisqu’il a deux mains gauches, j’vais probablement le vendre. Tenez, j’ai l’acte de propriété par ici. »
Marek sortit d’une poche un document signé par un certain Baron d’Harset. Le mousquetaire haussa les épaules, convaincu. Il fit payer à Marek la taxe d’entrée dans la ville, puis, lui et ses hommes, s’intéressèrent à d’autres personnes. Ils semblaient traquer les infractions plus que de faire simplement acquitter la taxe.
« Deux mains gauches, grommela Léandre, sitôt un peu éloigné des gardes. Comment ose-tu, vermine ?!
- Ben quoi Seigneur ? Ça a marché, non ?
- Léandre, crétin ! Léandre ! On pourrait t’entendre ! siffla entre ses dents serrés l’écureuil, oubliant au passage qu’il pouvait lui-même être entendu. Bon, c’est quoi la suite du programme ? ajouta-t-il, un peu plus calme.
- On doit se rendre à l’auberge de la Houle Vinasse. Mon contact m’a assuré qu’on y rencontrerait ceux avec qui on pourra faire le coup. »
Sur ce, Léandre et Marek disparurent à l’angle d’une venelle fangeuse. Orvent en imposait peut-être vue de l’extérieur avec toute ses fortifications, mais elle avait son lot de quartiers miséreux comme toutes les villes de Moriandel. Les stigmates de la grande guerre n’arrangeaient pas cet état de fait.