Le magicien était un manipulateur avisé, Lemme le savait pertinemment : l'homme chauve s'était joué de son système d'alarme avec la même aisance qu'il avait retourné le jeu de Lucie lorsqu'elle avait voulu pénétrer la caravane sous couverture. Pourtant, son ton était si convainquant et plein de promesses que peut-être, malgré l'humiliation et la colère, le terranide se serait laissé distraire une nouvelle fois. Mais il comprit vite que la jeune fille, une fois engagée dans sa transe guerrière, ne pouvait être apaisée par quelques vœux pieux… ou tout du moins le cri de douleur des premiers chasseurs qui se consumaient sur place le lui apprit rapidement. Elle ne doutait visiblement pas une seconde de sa puissance, et le jeune homme ne tarda pas à lui faire confiance.
Alors que les esclavagistes, autour de lui, succombaient à un feu intérieur, l'ingénieur, toujours recroquevillé sur le sol, se demandait où était sa place au milieu de se charnier. Se relever, c'était se rendre plus vulnérable à un maléfice perdu, mais rester à terre était prendre le risque de rater une opportunité d'agir – de laisser son amie en proie à une éventuelle attaque surprise. Le corps encore douloureux, Lemme prit cependant la décision de se hisser sur les genoux. Lucie avait l'air de bien maîtriser la situation, et surtout, elle focalisait toute l'attention sur elle. Les soldats qui venaient d'arriver ne devaient même pas penser qu'il avait quelque-chose à voir avec les événements en cours.
Sa propre perception de la situation était un peu floue, mais sans doute valait-il mieux qu'elle le soit. Le chaos engendré par les sortilèges de Lucie n'avait pas la beauté d'explosions pyrotechniques. C'était une flamme terrifiante qui rongeait les entrailles des hommes, phénomène qui aurait été presque discret si l'on y enlevait les hurlements et l'odeur de chair carbonisée qui bientôt arriva jusqu'à ses narines. Mais finalement, tout ça ne l'empêchait pas de réfléchir : lorsqu'un rideau de feu s'éleva, enfermant les deux mages et les dissimulant complètement, plus personne ne faisait attention à lui.
Comme ça je ne lui suis utile à rien. Je ne peux pas juste me contenter de la regarder affronter un adversaire aux capacités inconnues en conclut-il.
Prenant sur lui, il se releva complètement et faussa compagnie à l'attroupement, sans qu'on lui jette le moindre regard.
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* *
Ses premiers hommes de main abattus, Al-Ubudya eut un mouvement de recul qui traduit finalement sa nervosité. Sans doute craignait-il de finir brûlé sans autre forme de procès, et peut-être avait-il eu peur d'avoir prédit de façon erronée les raisons de la présence de l'E.S.P.er dans la caravane. Cependant, il redevint relativement maître de lui-même lorsque celle-ci ne put s'empêcher de lui demander des informations sur la localisation de son frère. Son souffle était plus court, et il paraissait un peu secoué, mais pour un homme encerclé par des flammes et menacé par une furie, il parlait toujours avec un certain sang froid.
« Je suis déçu jeune fille. Sincèrement déçu… toi et moi aurions pu accomplir de grandes choses » fit-il, l'air réellement désappointé.
« Mais tu me domines, ainsi soit-il. Je suis en mesure d'accéder à ta requête, et de te donner une vision du destin de celui que tu cherches... »Lentement, pour ne pas paraître hostile, le mage étendit les bras en avant, et jeta entre lui et Lucie une sphère en verre qu'il fit rouler depuis sa manche. En éclatant, celle-ci engendra sur le sol une flaque grise lumineuse d'à peine une trentaine de centimètres de diamètre. Peu à peu, la tâche se mit à miroiter et quelques couleurs y apparurent.
« Il s'appelle… Lucas, c'est bien cela ? La vision est encore floue, il me faut la préciser. Mais avec si peu d'informations, j'aurais peu de choses de plus nettes que ce prisme… »Progressivement, les formes se précisèrent néanmoins. Il était possible de distinguer à présent, pour peu que l'on se rapproche un peu, des silhouettes humanoïdes. Elles étaient nombreuses, en réalité. Il s'agissait vraisemblablement d'une rue piétonne, où le passage était fréquent. Les gens marchaient de façon un peu désordonnée, comme dans le centre d'une grande ville.
« Essayons ça... »Les manches d'Al-Ubudya paraissaient ne pas avoir de fond : après un bracelet et une boule en verre, il en sortit un flacon rose. Le débouchant d'un mouvement du pouce, il versa le contenu de la fiole – un liquide qui, aux volutes colorées qu'il dégageait, paraissait presque gazeux – dans le miroir de vision.
L'image devint en effet plus limpide, et la vision se concentra à environ trois mètres d'altitude, sur une portion d'avenue. Il aurait été à présent possible d'étudier les visages des individus si ceux-ci avaient levé la tête , et aucun, de haut, ne ressemblait à un garçon blond avec une mèche rose… Cependant, pire encore, alors que le fluide rose coulait, le comportement de la foule parut changer. Les badaud semblaient soudain s'arrêter autour du point de la vision, comme confus.
Mais avant que cela ne soit vraiment notable, le mage laissa choir le flacon lui-même dans la flaque… et fit un brusque pas en arrière. L'action était parfaitement préméditée, calculée à la seconde près, car un clignement de paupière plus tard, la tâche s'étendit soudain d'un bon mètre, ce qui suffit pour que la pyromancienne se trouve englobée. Aussitôt, elle y chuta comme dans un trou.
Tandis que les flammes autour de lui s'éteignaient, privées de leur créatrice Al-Ubudya eut un soupire de soulagement. Une goutte de sueur perla de son front.
« Confondre un miroir de vision et un portail de téléportation… chose aisée messieurs. Moi-même je pourrais m'y laisser prendre. Elle devrait du reste bien profiter du miasme libidineux que j'ai renversé sur la foule. Désirable, nue, seule cible potentielle de tous ces gens… et avec comme seuls choix d'être souillée ou enfermée pour meurtre de masse. Enfin, il y a des chances qu'elle succombe elle-même aux émanations, ha... hahaha… Messieurs ? »C'est à ce moment que le devin se rendit compte, malgré l'obscurité, que pas un seul de ses hommes n'avait parié sur sa victoire… et que tous avaient profité d'être isolés de lui et de son terrible adversaire par le cercle de flammes pour déserter l'affrontement.
« Ah… c'est sans importance » grinça-t-il, mécontent de ne pouvoir savourer ce moment avec personne.