« Et ensuite, qu'est-ce qui s'est passé ?
– Deux mercenaires se sont jetés sur moi. Les deux avaient des épées et ils savaient s'en servir. J'avais pas d'autre choix que de m'en débarrasser avant de m'occuper du gnoll qui menaçait Warda.
– T'y ai arrivé ?
– Oui, j'ai tiré sur le premier alors qu'il était à environ un mètre, mais l'autre a réussi à m'engager au corps à corps. Il m'a entaillé l'avant-bras avant que je puisse reculer. Mais ça n'a pas suffit à me faire lâcher mon pistolet. J'ai pu le faire exploser à bout portant. Seulement je suis tombé en arrière.
– Oh mince. Et Warda ? »Le soleil s'était couché depuis une bonne heure déjà sur les terres sauvages. Le ciel découvert laissait particulièrement bien passer la lueur blanche des étoiles et de la lune, mais la principale source de lumière provenait du feu de camps que Lemme et Géo avaient allumé. Géo était un tout jeune
terranide lérot, à peine quinze ans, beaucoup plus en fourrure que Lemme, et depuis peu apprenti de ce dernier. Il le suivait maintenant dans la plupart de ses aventures, et connaissait sur le bout des doigts la plupart de celles qui avaient précédé.
L'ingénieur lui racontait l'une des rares qu'il ne connaissait pas encore : une rixe dans une auberge entre lui et une bande de mercenaires castelquisians, les Morgensterns dorés – dont l'un des membres était un gnoll, une sous-race particulièrement agressive et dangereuse de terranide hyène – dans le but de protéger une jeune fille venue d'une autre dimension. Mais bientôt, ils iraient se coucher. Le lendemain, un long voyage à dos de trotteur, l'oiseau coureur mécanique de Lemme, les attendait encore pour qu'ils rallient enfin la tour du mage de Locmirail.
« Je n'ai rien pu faire.
– Non ! C'est affreux Lemme ! Alors elle a été… ? Le gnoll l'a… ?
– Non… Moi je n'ai rien pu faire, mais un halfelin nommé Shauna Mixedec, lui, a pu enfoncer sa lame dans le dos de la créature. Mixedec… le personnage le plus étrange que j'ai jamais rencontré, je crois. En fait, je ne suis même pas sûr qu'il s'agissait vraiment d'un half… »Une détonation d'intensité moyenne l'interrompit. Elle provenait de l'autre côté du camps, là où ils avaient installé le trotteur pour qu'il refroidisse un peu à l'écart du feu. Lorsqu'il était à l'arrêt, le véhicule était bardé d'alarmes et de protections, pour prévenir tout vol. Ce qui venait d'être entendu était la première des sécurités, uniquement sonore, et destinée à faire fuir les animaux sauvages.
« Euh, Lemme ? Tu as entendu ça ?
– Affirmatif. »Le jeune homme se leva et tendit l'oreille. Il n'y eu pas d'autre bruit, signe que si quelque-chose ou quelqu'un s'était intéressé au trotteur, il avait arrêté de tenter de le manipuler (sans quoi il aurait dû faire avec une déflagration arcanique beaucoup plus dangereuse qu'un simple claquement préventif). Pour autant, il fallait bien aller vérifier que ce n'était que l’œuvre d'une quelconque bête maraudeuse – n'aurait-ce été que pour remettre en place l'alarme. Il s'agissait des fausses alertes, de temps en temps : la plupart du temps, en fait, il s'agissait de fausses alertes.
« Bon, reste là Géo. Je vais voir ce qui s'est passé, je reviens. »Sortant son arme de sa ceinture, Lemme s'avança dans la nuit. On y voyait assez bien pour qu'il n'ait pas vraiment besoin d'emporter une source de lumière avec lui. Pourtant, arrivé au pied de son trotteur, l'ingénieur ne vit aucune trace de bête sauvage.
Est-ce qu'elle a détallé ? s'interrogea-t-il en auscultant sa création d'acier. Il repéra le geste qui avait déclenché l'alarme : on avait tiré sur le levier de contrôle de la trajectoire. C'était étrange, car il se trouvait en hauteur, trop haut pour la plupart des animaux quadrupèdes, qui s'en prenait plus souvent aux pédales, à l'avant ou aux pattes. Il pouvait s'agir bien sûr d'une très grosse créature, mais comme ils n'avaient rien entendu approcher, le plus probable était encore…
« Des humains ! » s'exclama Lemme à haute voix, alors qu'il commençait, avec terreur, à se figurer dans quelle situation il venait de se mettre.
Aussitôt, il fit demi-tour, courant vers son apprenti… c'était trop tard. Le lérot était déjà fermement maintenu, un poignard courbe sous la gorge, par un homme chauve habillé d'une toge orientale de couleur pourpre. Un glyphe sur son front indiquait qu'il était peut-être mage. Trois autres individus dans un genre différent, probablement des chasseurs (ils étaient tous armés) l'entouraient. L'ingénieur n'eut d'autre choix que d'interrompre sa course et de se figer.
« Bonsoir terranide » débuta l'homme qui maintenait Géo prisonnier, sur un ton parfaitement calme. Il avait un fort accent des terres de l'est, et sa voix était douce, presque anormalement douce pour un homme.
« Je vois que tu as compris la situation. Je n'aurais pas à préciser ce qui arriverait à ton ami si tu nous faisais un coup bas. Excellent. Nous te prenons toi, ton ami, et ton oiseau. Mais d'abord, jette cette arme. »Il y eut quelques secondes de flottement, que Lemme mit à profit pour tenter de trouver une autre issue à la scène. Le temps d'attente ne fut pas apprécié par le chasseur, qui resserra sa prise sur le cou du lérot, entaillant sa peau. Un fin filet de sang coula dans la fourrure brune, le pistolet de Lemme tomba sur le sol.
« Excellent terranide, excellent. Tu es déjà tellement docile, c'est parfait. Ton dressage ne devrait pas être trop pénible. À genoux, maintenant… »*
* *
« Tu trouves pas qu'il a quand même un sacré gros paquet ?
– Bof. Parle pour toi !
– J'en ai pas vues beaucoup, mais quand même…
– Bah ! Voilà ! Pas ma faute si le seul élément de comparaison que t'a ferait marrer même un gosse.
– Non, sérieusement, ce qu'il a entre les jambes, c'est juste pas normal. »Le soleil s'était levé depuis une bonne heure déjà sur les terres sauvages. Le ciel était bleu, et la chaleur accablante. Surtout lorsqu'on se trouvait laissé à sa merci sans un seul coin d'ombre. C'était le cas de Lemme, enfermé à l'intérieur d'une cage aux barreaux en bois. Un bois qui n'aurait peut-être pas résisté aux assauts d'un guerrier berserker, mais que lui aurait eu bien du mal à faire céder. De toute façon, la question ne se posait même pas, il était surveillé de près par deux chasseurs. La cage était posée sur un chariot, tiré par un mulet, qui avançait péniblement sur une route mal tracée. Le convoi comportait ainsi six chariots, quatre contenaient des esclaves et un des provisions. Le dernier, celui de tête en fait, était celui du chef de la troupe, un mage nommé « Al-Ubudya » (l'ingénieur avait entendu son nom une seule fois, la plupart des chasseurs l'appelant simplement « chef »).
Les esclavagistes avaient enlevé toutes les affaires du terranide. Son pistolet devait se trouver avec son trotteur, qu'ils avaient chargé sur la charrette destinée aux provisions. On devait le considérer dangereux, et apte à cacher des choses dans ses poches, car on ne lui avait laissé que le sous-vêtement qu'il portait lors de sa capture. Les deux autres esclaves de la cage – un terranide buffle taiseux et un renard avec qui il avait pu très brièvement communiquer (on lui avait rapidement fait comprendre qu'il valait mieux se taire, cependant) – étaient eux à peine plus habillés. Assis en tailleur, Lemme tentait de vider son esprit. Sophomyn allait sûrement le sortir de là… mais quand se rendrait-il compte qu'ils avaient été enlevés ? En réalité, il s'en faisait plus pour son apprenti, relégué dans une autre cage, que pour lui-même.
« Mouais… Y'a qu'un moyen d'être sûr. Hey, le chat ! Baisse ton froc qu'on voit si tu nous mets la misère.
– Ouais, ouais, montre la nous.
– Je suis pas un chat, et allez vous faire voir.
– D'accord, si tu le prends comme ça… Vachette : ça te dit d'avoir sa ration d'eau ? »Le chasseur n'eut pas besoin d'en dire plus. Les rations d'eau étaient si réduites qu'elles laissaient tous les esclaves assoiffés, et la perspective de boire à sa soif était une motivation très suffisante pour le terranide buffle. Celui-ci attrapa d'une seule main la nuque de Lemme et le souleva du sol, le forçant à se mettre debout. L'ingénieur tenta de se débattre et de frapper le bras qui le maintenait mais les forces étaient disproportionnées. Le colosse le plaqua contre un bord de la cage, face aux chasseurs. Puis de sa main libre, il tira sous le sous-vêtement. Le bout de tissu se déchira… exposant l'entrejambe du jeune homme, qui vint frotter contre les barreaux.
« Oh merde… pas croyable. Il en a deux !
– Bon sang, ils marchent ? Tous les deux ?
– Hey devant ! Venez voir ça ! Y'a un esclave avec deux bites ! »