Allongée dans le noir, Christy passait et repassait en boucle les éléments de l'affaire que lui avait communiqué son ex, Philip Tiekoshi, un lieutenant de la police de Seïkusu. En tant que consultante sur ses affaires, elle avait le droit aux plus infimes détails.
Le cas était simple apparemment. Une jeune fille, de treize ans, avait disparu, douze heures auparavant. Possiblement enlevée. Mais depuis, il n'y avait aucune nouvelle d'elle. Pas de demandes de rançon non plus. A priori, il y avait de grandes chances pour qu'elle soit morte. Mais l'instinct de Christy lui dictait de ne pas abandonner si vite, de ne pas se fier aux évidences, aux apparences. Ne pas sauter aux conclusions trop tôt.
Finalement, le réveil sonna. Sept heures. Réveillée depuis deux bonnes heures, depuis l'appel de Philip, la Faucheuse rejeta les draps de satin sur le lit, et elle se précipita à la salle de bain. Une bonne douche froide lui ferait du bien, la réveillant bien mieux que n'importe quel café, ou que n'importe quel nourriture.
Un quart d'heure plus tard, elle sautait dans ses baskets. Habillée simplement, d'un jean noir à effet huilé, et d'un débardeur blanc moulant, au décolleté carré, elle compléta sa tenue avec une veste en simili cuir, et une pair de lunettes de soleil juchées sur la tête. Rapidement, elle réunit ses longs cheveux d'ébène dans une tresse lâche, et elle prit son sac, son portable et ses clés, avant de quitter son appartement. Elle descendit dans le local qu'elle avait acquis, et où elle exerçait son activité de thanatopracteur. Elle ouvrait à neuf heures pour le grand public, et elle n'avait pas d'urgence, ni de corps à embaumer pour le moment. Elle avait donc amplement le temps de faire un saut à l'usine désaffectée, pas loin, pour rencontrer un de ses amis fantômes.
Car oui, elle parlait aux fantômes. Elle était aussi leur porte vers le paradis. Certains voulaient d'abord accomplir quelque chose en ce bas-monde, avant de monter. D'autres, comme son ami à l'usine, était resté pour une raison précise. Cet ami-là, elle l'avait rencontré peu après son arrivée, alors qu'elle recherchait un lieu à acheter pour y aménager une maison. Ce fantôme, c'était
Kimi. Probablement morte dans les années 1800, elle était restée sur Terre, servant de guide aux Faucheurs. Un seul Faucheur vivant à chaque fois. Dès que l'un d'entre eux mourrait, un autre naissait aussitôt. Et Kimi, elle avait aidé beaucoup de Faucheurs. Mais plus que ça, elle notait consciencieusement le nom des personnes mortes. L'usine désaffectée était vaste, mais une grande partie des murs portait l'inscription en patte de mouche de Kimi. Et, plus incroyable encore, elle était capable de retrouver un nom précis parmi tous ceux qui étaient inscrits, et sans soucis, même si le défunt était mort quarante ans auparavant.
Arrivée devant le grillage troué et en mauvais état de l'usine, Christy fit une pause. Elle sortit une cigarette de son paquet, et l'alluma. Elle savoura la première bouffée, les yeux mi-clos, avant de se glisser par un trou du grillage qu'elle avait elle-même pratiqué. D'ordinaire, elle prenait ses précautions, et passaient par les toits ensuite pour rejoindre l'entrée de la partie de l'usine où résidait Kimi. Parce que, d'ordinaire, un gang de motard-Yakuza-Criminels avaient élu domicile ici. Mais aujourd'hui, ils étaient en vadrouille. Ni moto, ni signe de vie. Ils ne reviendraient probablement pas avant trois jours, comme à chaque fois.
Arrivant à l'entrée de la cachette de Kimi, elle frappa trois coups rapide, laissa passer quelques secondes, et frappa deux fois rapidement. Leur signal, avec Kimi. Même si le fantôme ne pouvait être vu des humains, elle prenait des précautions. Peut-être avait-elle grandi en temps de guerre.
Kimi ne tarda pas, et la porte s'ouvrit en grand.
«
Christy ! Kimi est contente que tu viennes lui rendre visite... »
Kimi parlait d'elle à la troisième personne du singulier. Morte à l'âge de cinq ans, elle n'avait sans doute pas encore appris à bien distinguer la troisième personne du singulier et la première.
«
Je suis contente de te voir également, Kimi. J'ai un nom pour toi. »
Immédiatement, la petite fille fantôme se mit en mode transe, attendant que Christy lui donne le nom.
«
Il s'agit de Megan Margareth Mio. »
Les doigts entremêlés dans ses longs cheveux bruns, Kimi réfléchit un instant, avant de secouer la tête.
Bien. Megan n'était pas morte. Sachant que Kimi ne pourrait pas lui dire quand elle mourrait, la brune demanda quand même :
«
Est-ce que son heure est proche ? »
Paraissant hésiter, Kimi fixa son regard noisette dans celui de la Faucheuse.
«
Ce n'est pas encore son heure... Mais... Bientôt peut-être... Fais vite, Christy. »
Maintenant vraiment inquiète, la demoiselle Torres se hasarda à demander :
«
Est-ce que c'est pour aujourd'hui ? »
Kimi paru se débattre longtemps, avec sa conscience, avant de finalement secouer la tête, son regard disant que non, ce n'était pas pour aujourd'hui. Néanmoins, pour faire bonne mesure, et pour garder bonne conscience, elle affirma par la suite :
«
Kimi ne peut pas le dire. C'est interdit. »
Ravie d'avoir quand même obtenus ces maigres renseignements, Christy remercia Kimi.
«
Je vais devoir y aller maintenant, Kimi. Je te vois plus tard. Merci beaucoup. »
Kimi hocha la tête, et disparut soudain. Faisant marche arrière, Christy quitta l'usine, et revint à sa boutique. Huit heures et demi. L'heure de préparer l'ouverture. Elle passerait au commissariat ce soir, pour prévenir Philip. Néanmoins, elle lui envoya quand même un texto. Elle n'eut pas d'accusé de réception, et se dit que, peut-être, son téléphone était éteint. Tant pis.
La journée passa tranquillement. Vers dix-sept heures, peu avant de fermer, les employés de la morgue apportèrent un corps à embaumer. Après les avoir remercié de leur travail, la brune se mit à l'ouvrage, nettoyant consciencieusement le corps passé à l'autopsie, massant le cadavre pour en effacer la rigidité cadavérique, et s'occupa de le maintenir en bon était de conservation. Pour masquer les traces de l'autopsie, elle utilisa quelques fonds de teint, et passa enfin au maquillage proprement dit.
Quand elle eut fini, elle fit glisser le corps dans un des tiroirs réfrigérés qu'elle avait, comme à la morgue, et elle appela les pompes funèbres en charge du corps et de la famille. Un camion arrivait. Le corps allait être récupéré, et placé dans un cercueil pour une veillée funèbre.
Une fois que Christy put enfin fermer la boutique, il était vingt heures. Soupirant, elle prit sa voiture, et se dirigea vers le commissariat. Se garant non loin, elle y entra, d'un pas vif, et interpella la dame de l'accueil d'une voix pressée :
«
Excusez-moi, je souhaiterais voir le lieutenant Philip Tiekoshi. C'est urgent. C'est à propos d'une affaire de disparition, Megan Mio. »
La secrétaire secoua la tête, et même quand Christy insista, elle ne voulut rien lui dire. Sentant la colère monter, la Faucheuse éleva la voix, et la secrétaire appela finalement l'un des agents présent au commissariat.
«
VALMY ! »
Fronçant les sourcils, tandis que l'homme arrivait, Christy souffla :
«
Ce n'est pas à votre Valmy que je veux parler, mais à Philip Tiekoshi ! Tiekoshi, vous m'entendez ? Pas Valmy. C'est extrêmement important ! Une vie est en jeu, est-ce que vous vous en rendez compte ou est-ce que vous êtes stupide, vieille vache ? »
Mauvais ça. Elle n'aurait pas dû insulter la secrétaire. Mais c'était plus fort qu'elle. Cette horrible bonne femme à la voix grinçante l'agaçait. Christy brûlait d'envie de lui faire bouffer ses lunettes rondes à cette vieille japonaise décrépie...
Serrant les poings, Christy retint un juron du mieux qu'elle pouvait.