Il restera un long moment dans son bureau. Un verre offert aux quelques gradés présents, passif, désintéressé, et puis une fois seul, était resté assis à son bureau. De tout ce qu'elle lui avait dit, tout était vrai, et tout le sera. Soit elle a raison, auquel cas on nage en plein délire surnaturel, soit elle ment. Son esprit cartésien veut croire au mensonge, parce qu'il n'est pas possible de voir le futur. Mais alors que sa lassitude s'échappe par un lourd soupir, il se voit surpris d'avoir envie d'y croire.
Mais non, voyons, non. Ca ne se peut pas. D'une, parce qu'il ne se tapera pas une américaine, de deux, parce que... Parce que ! Aussitôt, il faut qu'il donne une cohérence à tout son récit. L'idée de la cinquième colonne s'impose plus naturellement. Une pute qui couche avec des officiers SS, qui leur soutire des informations. Certaines jalousement gardées, sans doute. On dit, répète, martèle aux soldats de tenir leur langue, mais le fait-on assez aux officiers ? Non, sans doute, ils n'accepteraient pas qu'on leur dicte leur conduite, trop de fierté dans les galons, qui alourdissent leur orgueil comme des baloches de cinq kilos.
Et si lui-même était dans ce cas ? Aveuglé par ses acquis ?
Il retourne finalement à ses tâches de commandement, administrant sa division comme il le faisait d'habitude.
Le soir venu, Siegfried entrait dans les geôles avec un garde SS et un auxiliaire militaire. Ravi de voir que les deux sont encore là. Son seul regard vers Akina sera glacial.
-Je n'oublie pas que tout est de votre faute.
Panntreffe, lui, s'est dressé, au garde-à-vous. Siegfried fait ouvrir sa cellule.
-C'est le moment où vous devez me présenter vos excuses pour votre conduite déplorable.
Silence de la part du lieutenant qui se contente de le regarder droit dans les yeux, impassible. Siegfried passe sa paume sur son front, glissant sur son visage, puis un court soupir, comme pour se reprendre.
-Vous êtes honnête ?
-Citez une seule fois où je ne l'ai pas été avec vous.
-Hm. Le récit de la fille paraît plausible ?
-Nein. Mais on ne peut pas écarter qu'il est imaginable. Je vous rappelle ce que j'ai vu avec vous depuis que je vous suis. Surtout avec l'Ahnenerbe.
-Je sais, je sais. Est-ce que ça vaut le coup d'outrepasser la hiérarchie ?
-Ja.
-Vous irez au peloton avec moi ?
-Jawohl, Herr Hauptsturmführer. Je ferais même un trait d'humour avant qu'ils ne tirent.
-On s'en passera.
Volte-face, Siegfried se tourne vers la cellule d'Akina.
-Qu'arrive-t-il à Maria ?
-Elle... elle meurt. Tuée avec votre fille.
De nouveau, l'incrédulité qu'il avait réussi à mettre de côté le saisit. Il voudrait la traiter de menteuse, parce qu'il refuse que ce soit le cas, partir, loin, et la laisser à son sort merdique. Sa main se crispe sur le barreau qu'il tient. Il conçoit un effort surhumain pour rester. Akina l'aide, et vient poser ses doigts sur les siens.
-Dites-moi quelque chose d'irréfutable, que quelqu'un d'autre ne sait pas. Quelque chose que seule vous devrait savoir.
Panntreffe la fixe en remettant son manteau qu'on vient de lui rendre, ainsi que sa casquette. Il y a une supplication dans ses yeux, comme si elle devait faire un effort. Elle ne trouve rien. Siegfried amorce son mouvement de départ.
-Attendez ! Vous avez un tatouage. Un A. Sur le bras.
-Tous les SS sont marqués.
-Je sais précisément où il est. … Ici.
Elle doit passer tout son bras, jusqu'à son épaule, pour poser l'index à l'endroit exact de la marque à l'encre.
-Vous aimez le whisky. Vous fumez. Vous savez valser d'une manière spéciale, celle de votre mère. Vous aimez faire mal lorsqu'il s'agit de sexe.
Il regarde autour de lui. Panni confirme d'un hochement de tête. Siegfried le fouette avec la paire de gants en cuir qu'il tient dans une main. Elle n'a plus le choix : Attrape doucement son col, le fait approcher de lui. À son oreille, elle murmure :
-Je suis votre chienne, mon Maître. Je vous respecte, vous vénère. Vous avez total contrôle sur moi. S'il vous plaît... Ne m'abandonnez pas. Je perdrais ma seule raison de vivre. Je préfère mourir sous vos coups pendant que vous vous videz en moi.
Son ton s'était durci. Il avait dit que ça ne faisait plus aucun doute qu'elle était une espionne soviétique, et qu'elle devait être instamment abattue. Traînée par son auxiliaire, elle avait beau se débattre et hurler, rien n'y faisait. On les voyait passer dans la cour, jusqu'à aller derrière une petite cabane isolée, entourée de murs et de barbelés. Dans le petit espace, la terre était battue, renversée, remuée ; les impacts de balle faisaient aisément deviner les exécutions sommaires plus discrètes que celles faites devant les pelotons.
-Allez reprendre votre garde, Werner. On s'en occupe.
-Jawohl, Mein Herr.
Il laissait Akina à genoux, et s'en allait. Elle tente immédiatement de se relever : Panntreffe lui prend le cou, la force à ne pas bouger. Derrière, un double-clic distinctif : Siegfried a posé son arme sur sa nuque.
-Comment meurt-elle ?
-... Maria ?
-Oui.
-Tuée par une bombe soviétique.
Les deux hommes se regardent.
-Qui gagne la guerre ?
-...
-Qui g...
-Pas vous.
-Pourquoi !?
-Les américains débarquent en France. Les deux fronts sont intenables pour l'Allemagne. Les soviétiques vont avancer jusqu'à Berlin. Les trentes années prochaines seront... une partition du monde entre les deux superpuissances vainqueurs.
-Je rêve !!
Il a envie de tirer. Son adjoint sait qu'il ne le fera pas, et c'est pour cela qu'il l'aide volontiers.
-... Que fais-je dans la vie ?
-Professeur. En droit. Et d'autres choses. Et un peu avocat.
-Et Panntreffe ?
-Je crois que vous l'avez exécuté.
Ils s'observent de nouveau. Des deux, c'est le prussien le plus étonné.
-Franchement, ça ne m'étonne même pas. Tôt ou tard, vous allez être jaloux de moi, Herr Hauptsturmführer.
C'était fini. On avait entendu une détonation qui avait glacé le camp entier l'espace d'une seconde, puis Siegfried était sorti seul, bientôt suivi par son bras droit, celui-ci portant sur l'épaule, comme un sac de farine, un corps inerte couvert de son manteau, pour en masquer la beauté morbide.
Il eut fallu user de deux subterfuges pour réussir à la faire passer jusqu'à la chambre de Siegfried sans que personne ne les aperçoive, mais Panni étant plus malin qu'un renard, c'était une partie de plaisir. L'officier supérieur les avait rejoint dix minutes plus tard. Tous trois prenaient une boisson chaude et un repas copieux, ration bien supérieure à ceux des soldats.
-So, so... Le Reich perd malgré tous nos efforts et notre évidente supériorité ?
-Je crois que... Ah, oui. Quelque chose que vous racontez souvent. Vos officiers sont des couards. Une fois, vous avez fait retraite, et vous en parlez encore comme d'une erreur. Comme si, si vous aviez désobéi et attaqué ou défendu, je ne sais plus, vous auriez pu vaincre. Peut-être que ça aurait changé le cours de la guerre.
-Il est fou de croire qu'on change le cours de la guerre sur une seule bataille.
-Elle a dit que vous ressassiez, mein Herr. Je crois qu'elle vous connaît bien.
-La ferme. Et... J'ai quel âge ?
-Nous venons de fêter vos cent ans.
Cent ans. Le calcul est vite fait.
-Je suis encore en vie ?
-Et en parfaite santé, avec la même apparence. C'est l'expérience dont vous êtes sujet qui vous maintient.
Il ne peut s'empêcher de sourire.
-Becker est un pur génie.
Elle voulait dire quelque chose, comme le fait qu'il regrette souvent son état immortel. Et au lieu de ça...
-Vous supportez l'équipe de Wolfsburg.
-L'équipe de quel sport ?
-Football.
-L'Hauptsturmführer s'intéresse au football ?
-Wolfsburg a une équipe !?
Ils discuteront ainsi sur l'avenir du monde un bon moment, et la scène se finit là. Akina ne saura pas trop pourquoi, comment, mais elle est plongée dans un grand flou, et se réveille. Nous sommes le matin, elle est fatiguée, pas l'impression d'avoir dormi. Siegfried est à côté d'elle, nu, dans une position totalement anarchique.
Pas de rêves les jours suivants. Comme une spectre occupant une maison : Une fois sa situation réglée avec le monde des vivants, il ne revenait plus les hanter. C'était la même chose mais dans l'univers onirique : Maintenant qu'elle avait réussi à se faire accepter auprès du faux Siegfried, plus rien ne la retenait là-bas.
Elle put donc dormir normalement. Le week-end, comme promis, stage intensif de cuisine. On ne parlera pas de la tentative complètement foireuse de s'abstenir de toute relation sexuelle : Dès 11h, samedi, les amants oisifs avaient fini par baiser dans la cuisine, et passeront le reste de la journée nus, ce qui n'arrangera pas non plus leur concentration le reste de la journée. Ils ne sortiront pas, larveront devant des films sur le PC de Sieg, qui a pris soin de s'avancer sur son travail en sacrifiant son sommeil de la veille, et n'avait donc plus aucune obligation dans le monde extérieur. Ils cuisineront beaucoup, n'en mangeront même pas la moitié, feront une dernière fois l'amour dans leur lit, et s'endormiront complètement exténués.
Même chose le lendemain.
-Si vous pouviez changer quelque chose de ce que vous avez fait à cette période, qu'est ce que vous feriez ?
La question était anodine, posée lorsqu'elle préparait une pâte salée. Lui était sur ses petits légumes.
-Je t'ai déjà parlé de ma retraite de Prokhorovka, je crois. Je commencerais par là.
-Il n'y a pas autre chose ?
Il pose son couteau. Ca demande réflexion.
-Aaah, si. Un jour, un type est venu me voir. Honte à moi, j'ai oublié son nom. Un ami de mon père, un noble prussien aussi. Il était dans la Wehrmacht. Il est venu me dire qu'il avait entendu dire que j'étais critique sur le Reich. Bon... Mon père a dû extrapoler. Enfin bref. On discute une fois, deux fois, trois fois, il fini par vouloir me faire rencontrer Oester. Un type assez sympathique. J'ai vite compris le projet : Il s'agissait d'un coup d'état militaire, ou quelque chose du genre. Ils ne me l'ont jamais dit directement. Hm.
Il reprend sa popotte.
-Un jour, on me fait rencontrer Canaris. Un grand homme. Un amiral. Et dans notre petite réunion, il me dit qu'un attentat est prévu contre Heydrich. Il me balance ça comme ça. D'eux, l'attentat ? Non, de pays tiers, il me répond. Heydrich, en ce temps-là, avait l'impression d'être un demi-dieu, du genre invincible. Les terrorises attaquaient Hitler, pas lui. J'ai sur le coup pensé que Canaris m'avait dit ça pour que je ne cherche pas à empêcher l'attentat, et même, que je fasse tout pour qu'il se déroule comme prévu. Canaris et Heydrich pouvaient pas se sentir. Bref. Canaris me dit qu'il a un autre plan : Si je veux le rejoindre, combattre avec lui, alors je dois faire en sorte de devenir le chien de garde d'Heydrich, et empêcher l'attentat au moment pile où il se déroule. Ce serait un moyen extrême pour devenir son homme de confiance : Que je sauve sa vie. Voilà. Mais si je faisais ça, ça voulait dire abandonner mes autres fonctions. J'ai refusé. Quelques jours plus tard, Heydrich se faisait tuer. Avec le recul, je me suis dit qu'au-delà des plans de Canaris, le Reich a perdu l'une de ses têtes pensantes. Bien, à ce stade-là, il faut cuire les légumes avant de les mettre dans la pâte. Donc, quelques minutes à la poêle. Ceux-là ont une cuisson plus longues que ceux-là, d'où la séparation en deux. On va donc faire ça en deux temps.