Nexus était une cité millénaire, extrêmement ancienne, à l’Histoire particulièrement riche. Elle avait connu tous les grands fléaux de ce monde : les guerres, les épidémies, les famines, les incendies, les pogroms... C’était tout un royaume qui s’était petit à petit, sous l’essor du commerce et de la navigation maritime, étendu. Les morts avaient été enterrés dans des cryptes, puis dans des charniers quand il n’y avait plus assez de bois pour faire les tombes, et ils s’y étaient entassés, pourrissant peu à peu, engloutis dans une ville qui ne cessait de croître, devenant un véritable monstre qui, lentement, dominait l’intégralité du monde en devenant un nerf du commerce. Nexus était le poumon économique de Terra, et sa destruction était susceptible d’handicaper gravement le reste du monde. N’importe quelle personne censée le savait. Les banques nexusiennes finançaient la majorité des guildes et des compagnies commerciales du monde, et les Tekhanes bénéficiaient de relations commerciales importantes avec Nexus. On ne pouvait pas faire sans la cité-État, et, depuis que les hommes avaient pris le contrôle de Nexus, une seule dynastie avait toujours régné sur le royaume : les Ivory. Cependant, la dynastie n’avait jamais été aussi affaiblie que maintenant. Il n’y avait plus qu’une seule Ivory, et beaucoup, à Nexus, sentaient le vent changer. Certains s’en alarmaient, car les Ivory avaient toujours été très populaires, et d’autres se frottaient les mains. Quoiqu’il en soit, les Ivory avaient toujours défendu Nexus contre toutes les menaces, et, même maintenant, la milice continuait à agir. Malheureusement, Nexus affrontait d’importants problèmes : l’entretien des superforts coûtait une bonne partie du Trésor, et l’arrivée massive de réfugiés et de clandestins avait entraîné une importante surpopulation, qu’il était difficile de réguler. Ceci conduisait à une hausse de la criminalité, une hausse des monstres, un engorgement de la justice, et des prisons remplies à ras-bord, contraignant ainsi les juges ou le service pénitentiaire à devoir relâcher de petits délinquants. Un tel système encourageait la récidive, mais Nexus manquait d’or pour construire de nouvelles prisons, et la Reine n’avait pas spécialement envie que tous ses sujets finissent en prison. Un prisonnier n’était rien de plus qu’un boulet pour la société. Ils travaillaient, certes, mais leur rendement était faible, et ne permettait pas de compenser le coût dépensé à construire les cellules, les lits, la nourriture, et les soins quotidiens prodigués aux détenus. Nexus agissait, oui, mais il y avait tant à faire, et tant de corruption, que les efforts du royaume étaient ralentis.
Shad posa une question concernant Zerrikania. Les Nexusiens de la haute société connaissaient généralement ces lieux exotiques. La Couronne avait, il y a quelques décennies, organisé de grandes explorations dans des contrées sauvages et hostiles, afin d’espérer trouver des gisements miniers riches. Zerrikania avait fait partie des cibles possibles, mais les colonies envoyés là-bas avaient rapidement déchanté. C’était une époque où Nexus n’était pas encore en guerre contre Ashnard, et commençait également à s’étendre sur le continent. Des colonies militaires avaient été fondées afin de permettre la construction de mines et de carrières, et la jungle sauvage de Zerrikania avait fait figure de choix possible. Malheureusement, l’endroit était bien trop dangereux. L’un des colons de l’époque, un capitaine, avait rédigé des mémoires sur Zerrikania, et ces dernières étaient devenues un best seller à Nexus. Il y décrivait son aventure pour retrouver un groupe d’éclaireurs envoyés dans la forêt, un voyage qui l’avait amené à côtoyer de près les sauvages qui vivaient dans Zerrikania, des tribus généralement xénophobes et carnivores, en guerre l’une contre l’autre, et qu’il supposait être les descendants d’une civilisation plus ancienne, qui avait construit des temples dans les profondeurs de la jungle. Il els décrivait comme de véritables sauvages pratiquant des sacrifices rituels à des Dieux païens et cruels, prodiguant une justice cruelle et chamanique. Il avait décrit des scènes de torture assez insoutenables, et avait réussi à en réchapper. Parallèlement, les mémoires décrivaient également la faune et la flore de Zerrikania. Il y avait des plantes carnivores, des araignées si grandes que leurs dards dépassaient la taille d’une tête, et de redoutables mouches tsé-tsé zerrikaniennes, qui filaient dans vos conduits auditifs pour pondre des œufs dans votre cervelle. Le récit se terminait par une note plus philosophique, où le colon avait expliqué que, selon lui, l’hostilité des tribus zerrikaniennes se justifiaient par leur environnement, ce qui avait donné lieu à de multiples controverses philosophiques, encore latentes, sur le conditionnement de l’être humain par la nature qui l’entourait. Ce récit avait également suscité la passion des aventuriers et des esclavagistes, qui avaient voulu capturer les redoutables sauvages zerrikaniens. Ils se vendaient alors à prix d’or sur le marché, mais les capturer n’était pas facile. La plupart des chasseurs d’esclaves et des expéditions revenaient bredouilles, avec bon nombre de disparus et/ou de morts.
« Beaucoup d’éléments de cette jungle semblent faire surface actuellement, nota la Terranide. Il me semble que Mandus a également fait un voyage dans ces contrées, pensez-vous qu’il pourrait y avoir un lien ?
- Monsieur Mandus a effectivement organisé un safari là-bas, il y a quelques années, confirma Elena.
- Avec l’accroissement de la guerre, expliqua alors Jamiël en prenant la parole, les guildes sont un peu plus réticentes à financer ce genre d’expéditions. Les compagnies de voyage ne veulent pas que leurs groupes tombent sur des patrouilles ashnardiennes. Zerrikania a cependant toujours eu la côte auprès des explorateurs.
- Vous pensez que des Nexusiens pourraient embaucher des Zerrikaniens comme assassins ? demanda alors Elena, une idée derrière la tête.
- ...Ou que Mandus aurait pu ramener des indigènes de Zerrikania, compléta Adamante, explicitant les doutes de la Reine.
- En tout cas, intervint Ronald, je n’ai reçu aucune information dans ce genre, mais c’est une possibilité qu’il ne faut pas exclure. Les confréries d’assassins d’élite préfèrent généralement employer des Drow, mais il n’est pas impossible qu’ils aient pu se procurer le poison venant de Zerrikania... On dit que leurs basilics sont particulièrement dangereux, comme tout ce qui se trouve dans cette maudite jungle, d’ailleurs. »
Jamiël esquissa un léger sourire. Est-ce que Langley parlait par expérience ? Elle n’eut cependant pas l’occasion de le taquiner là-dessus, car Shad choisit ce moment pour poser une autre question, regardant Adamante et Elena :
« Les alchimistes n’auraient pas déjà un petit élément de réponse quant à la flèche que vous leur avez demandé d’inspecter ? Si je ne me trompe pas, le poison dessus provenait également de la forêt de Zerrikania. »
Ce fut Adamante qui répondit :
« J’ai confié la flèche à Kromfell. C’est un alchimiste réputé, précisa-t-elle, recevant une confirmation silencieuse par des acquiescements de la tête. Il a fait quelques recherches, et confirme la provenance de Zerrikania. Du venin de basilic mélangé à d’autres substances. En revanche, il n’a repéré, pour l’heure, aucun des éléments caractéristiques des confréries d’assassins traditionnelles. »
Chaque confrérie avait son propre poison, qu’elle confectionnait généralement par ses propres alchimistes. Il était ainsi possible, en procédant à un examen minutieux, à l’aide d’instruments pointilleux et précis, de repérer d’infimes différences entre les substances de poison, et ainsi de repérer une sorte de « signature ». Les confréries elles-mêmes laissaient souvent ce genre de signatures. Elles étaient discrètes, et constituaient un moyen de publicité efficace, pour assurer aux clients que leur tâche avait été effectuée. Ces confréries étaient naturellement illégales, et, si certaines étaient parfois démantelées, d’autres réussissaient à se dissimuler plutôt bien, et fonctionnaient au moins depuis des siècles.
« Alors, ce serait une nouvelle confrérie ? s’étonna Jamiël, sceptique.
- Une nouvelle confrérie, avec du venin de basilic ? Possible, mais peu probable, nuança Ronald. Mais un assassin isolé, un privé, voilà qui est tout à fait possible... Et qui nous rapproche de Mandus. Je pense qu’il faudrait se renseigner davantage sur son expédition, afin de savoir s’il avait ramené des indigènes. »
La loi obligeait les individus revenant d’expéditions de ce type à déclarer ce qu’ils avaient récupéré, surtout quand il s’agissait d’étrangers. C’était une prérogative d’ordre public, car il fallait s’assurer que l’étranger n’était pas infecté par une quelconque maladie, ou même que les colons eux-mêmes n’avaient pas contracté un virus susceptible de déclencher une épidémie. Cependant, il était toujours possible de ne pas déclarer certaines choses. On appelait ça de la contrebande, et, si Mandus était effectivement allé jusqu’à envoyer quelqu’un commettre des meurtres, un peu de contrebande ne devrait pas le déranger.