Les deux femmes furent jetées dehors, et Adamante sentit l’irritation de Shad devant le comportement de la vieille. En regardant autour d’elle, la magicienne vit que plusieurs voisins, derrière leurs rideaux, les observaient, ainsi que quelques passants. La vieille mégère claqua les portes en leur vociférant dessus, et les voisins cessèrent de regarder. Adamante fronça lentement les sourcils, tandis que Shad crachait son dépit contre la femme, le poil hérissé.
« Calme-toi, l’encouragea Adamante. Retournons au palais. »
Il n’y avait que là-bas qu’Adamante pourrait aussi s’occuper de l’histoire de cette vieille. Le duo retourna sur leurs chevaux, et remontèrent la rue. Il leur faudrait plus d’une demi-heure pour rejoindre le Palais d’Ivoire, ce qui laissa à Adamante le temps de réfléchir, et de faire le point. Quelqu’un les avait attaquées avec une sarbacane contenant des fléchettes empoisonnées par le venin du basilic de Zerrikania. Or, dans le manoir de Mandus, Adamante avait vu des photographies et des peintures retraçant le voyage exotique mené par Oswald à Zerrikania. C’était un indice laissant supposer que Mandus pouvait être lié à cette tentative d’assassinat. Par ailleurs, Jacques, son contact, avait également des soupçons sur Mandus, et avait visiblement vu qu’il y avait des irrégularités dans les registres de compte. Il aurait du s’adresser à l’expert-comptable de la société, mais Adamante ne savait pas si cet entretien avait eu lieu. Elle allait devoir envoyer quelqu’un dans cet entrepôt, probablement Zephyr. C’était une femme loyale, et, par ailleurs, Zephyr venait aussi de Zerrikania. S’il existait à Nexus une confrérie d’assassins utilisant du venin de basilic zerrikanien, Zephyr serait en mesure de lui dire. Il fallait juste la retrouver.
En chemin, Shad lui parla à nouveau de cette vieille femme. Adamante tourna sa tête vers elle, afin de lui donner son sentiment :
« Tout tourne autour de Mandus et de son abattoir dans cette histoire... Soit un rival cherche à nuire à sa réputation, soit cet homme a réellement quelque chose à cacher. Je pense que cette vieille femme doit savoir des choses. C’est une mégère, mais aussi une commère. »
Elle devait tout simplement s’ennuyer chez elle, et, visiblement, elle était là depuis longtemps, comme le témoignait sa volonté de conserver sa maison. Elle n’était pas, en soi, méchante : c’était juste une vieille femme seule et désolée, une femme fière, avec du caractère, qui refusait d’admettre qu’elle avait besoin des autres. Adamante était sûre que sa demande envers elle n’était pas tant liée à sa protection économique qu’à l’envie de voir des gens puissants se préoccuper d’elle. Comme Shad le pensait, si la Couronne pouvait l’aider à se débarrasser de ses vieilles dettes, tôt ou tard, elle retrouverait des problèmes économiques. La solde de son mari, s’il était soldat, avait sans doute suffi à payer cette maison, mais la petite retraite de cette femme n’y servait à rien. De plus, elle n’avait théoriquement pas le droit de faire un bail. La bicoque était insalubre, et n’importe quel locataire aurait pu obtenir la résolution judiciaire du bail. Le grenier ne respectait pas les arrêtés d’urbanisme sur la hauteur minimale du plafond, les murs avaient des lézardes, la moisissure commençait à recouvrir le bois. Pour autant, Adamante ressentait surtout de la pitié envers cette femme. Mais, si elle pouvait les aider...
Quant à savoir si la Couronne pouvait le faire, c’était une autre histoire.
« Il faudra en convaincre Elena, mais nous ne sommes pas à Ashnard. Ici, le pouvoir judiciaire est indépendant, et n’a pas à répondre aux injonctions de la Couronne. »
Il allait falloir trouver un moyen d’intervenir. Adamante y réfléchissait tout en rejoignant le Palais. Les deux femmes descendirent à terre, laissant les palefreniers ramener les chevaux dans les écuries royales, et Adamante remonta dans le château, s’avançant rapidement le long des couloirs. La Reine de Nexus était dans une pièce navale. C’était une sorte de petite pièce avec des maquettes de bateaux et de navires. Sous l’ère de sa mère, Nöly, il y avait parfois des visites organisées par la Couronne auprès des classes d’école. Les écoliers visitaient notamment cette pièce, et avaient alors la chance de voir la Reine leur parler des navires de guerre de Nexus.
« Nous avons du neuf, Elena ! »
Entre elles, Adamante et Elena s’appelaient par leurs prénoms. La Reine, qui était en train de lire un livre sur la marine, écouta Adamante lui faire le récit de leur séjour. La Reine pâlit quand elle apprit qu’on avait tenté de les tuer, et resta silencieuse, laissant Adamante parler, contant ensuite ses pérégrinations avec la vieille folle.
« Je pense qu’elle doit savoir des choses, mais, si l’affaire est devant le tribunal... »
Ce ne pouvait être que devant le tribunal civil.
« Je vois... Venez. »
Elena réfléchissait vite, et conduisit les deux femmes dans une autre pièce. La Couronne avait son propre service juridique, regroupant les avocats les plus compétents du pays, ainsi que ses propres huissiers. Ce service était dissocié de la Cour royale. D’un point de vue administratif, le service juridique de la Couronne disposait d’un secrétariat, et la Cour royale de son greffe, dans des locaux distincts. C’est dans ce cabinet qu’Elena se rendit, allant dans la pièce des archives. Il y avait là un recensement de tous les dossiers ayant impliqué la Couronne, des armoires entières, et elle passa cette pièce, rejoignant la documentation juridique : revues juridiques, essais, etc... Il y avait notamment la carte judiciaire de Nexus, que chaque cabinet avait. La Reine dut batailler un peu dans tout ce fatras de papier, mais réussit à la trouver, et la posa sur une table.
Comprenant où elle voulait en venir, Adamante lui indiqua où la vieille vivait, ce qui permit de voir à quel tribunal civil cet endroit était rattaché.
« C’est le cinquième tribunal » décréta Elena.
Jadis, la carte juridique de Nexus était découpée entre plusieurs tribunaux civils de différents degrés. Il y a quelques siècles, une ordonnance royale avait décidé de tous les unifier en une seule juridiction civile globale, compétent pour connaître de tout le contentieux civil commun, à l’exception des contentieux spécialisés, comme les litiges entre commerçants*. L’idée avait été d’essayer d’empêcher les erreurs de procédure, d’accélérer le traitement des dossiers, les différentes juridictions ayant en effet chacune des compétences propres, exclusives les unes des autres, ce qui était susceptible, en cas d’erreur de saisine de la juridiction compétente, de rallonger les délais.
« Il faudrait connaître l’étendue de sa dette.
- Le cinquième tribunal... Son président, ce n’est pas Jacquard, de mémoire ? »
Elena hocha lentement la tête. Maître Jacquard était un magistrat compétent, mais qui accepterait difficilement que la Couronne s’immisce dans ses affaires. Une tête de mule. On ne pouvait pas envoyer des agents royaux au tribunal pour demander à en savoir plus sur ses dossiers. Elena réfléchit silencieusement. Elle connaissait bien le droit, et se rappelait d’une ordonnance royale qui pourrait les aider.
« Il me semble que la Couronne peut intervenir dans les contentieux opposant une banque à son client, si cette banque est subventionnée par l’État. »
La récente crise économique avait conduit l’État à devoir investir financièrement dans les banques déficientes pour les sauver et les renflouer. Cependant, cet investissement public n’avait pas été sans conséquences. Nexus n’avait pas pour politique d’intervenir dans les affaires privées, ce que certains regrettaient. L’État avait toutefois demandé, en contrepartie des investissements publics, de pouvoir jeter un regard sur les comptabilités des banques, afin de s’assurer que les fonds publics ne soient pas utilisés à mauvais escient, par exemple pour financer les bénéfices des actionnaires, ou les retraites dorées des membres du conseil d’administration.
« Nous allons demander une information à la banque, conclut Elena. Je préfère ne pas me heurter à Jacquard.
- Il n’y a pas qu’une banque à Nexus... nota Adamante. Comment trouver la bonne ?
- S’il y a des poursuites judiciaires, on devrait pouvoir les trouver dans les archives du greffe du tribunal, résuma Elena. Je vais envoyer l’un de mes avocats sur place... À moins que tu ne souhaites y aller, Shad. Visiblement, tu disposes de ressources insoupçonnées. »
De fait, Elena n’était pas non plus totalement sûre que Shad ait bien tout compris à ce qui venait de se passer. Il s’agissait avant tout de détails juridiques et administratifs... Le genre de choses relativement barbantes, en somme.
[(*) Remarque : pour information, en France, il y a une séparation du contentieux civil entre trois juridictions : la juridiction de proximité, le tribunal d’instance, et le tribunal de grande instance. Dans la grande réforme judiciaire que Madame Taubira veut lancer, l’une des propositions issue des différents rapports commandés par la Chancellerie est notamment de simplifier la procédure en regroupant ces trois juridictions en une seule. Je m’inspire donc de ça pour décrire le système judiciaire nexusien ^^]