Ça s’était passé comme ça. Clayton n’avait pas entendu Tripps hurler, car le sous-sol était insonorisé par de gros murs. Il était mort au milieu des caisses. Tout ce à quoi Shaw avait pensé, ça avait été de rentrer rapidement chez lui, de se laver, et d’aller tirer un coup chez la grosse Suzie. Il avait donc descendu les marches, tenant une chandelle dans la main, tout en appelant vainement Tripps... Jusqu’à voir les traces de sang.
« Et..comment avez-vous fait pour lui échapper ? » demanda alors la Terranide, visiblement sous le choc.
Shaw s’humecta les lèvres. Comment il avait fait, hey... La réponse était très simple : il avait eu du bol ! Tandis qu’il racontait cette histoire, Nolan Tromeyn buvait tranquillement, écoutant silencieusement une histoire qu’il avait déjà entendu bien des fois, et qui confirmait ce qu’il savait au sujet de l’abattoir Mandus. Shaw avait suivi les traînées de sang, alors même qu’il savait que le mieux qu’il avait à faire était de décarrer fissa. Il s’était avancé dans la réserve, nerveux, et avait vu le balai de son ami, avec des traces de sang. C’est à cet instant qu’il avait entendu un bruit sourd, et venait de comprendre qu’on l’avait enfermé à l’intérieur. Piégé, fait comme un rat, Clayton avait alors senti une présence autour de lui. Une respiration sourde. Jurant en silence, il avait essayé de faire le moins de bruit possible, et avait éteint sa bougie, tout en continuant à suivre les traînées de sang.
Il avait laissé à ses yeux le temps de s’habituer à l’obscurité, et s’était enfoncé dans la réserve, au milieu d’énormes caisses de matériel, jusqu’à entendre les grognements du monstre. Il s’était dissimulé dans un coin, son cœur sur le point d’exploser dans sa poitrine. Sa tête lui faisait un mal de chien, et il l’avait vu...
« J’avais jamais vu un monstre comme ça... Il avançait lentement sur le sol, avec un dos énorme, comme un putain de bossu... Il portait une espèce de manteau recouvrant son corps, et grognait... Comme une espèce de porc. J’vous jure sur la Sainte-Vierge que j’ai failli balancer mes tripes en voyant cette merde ! Mais j’ai continué à suivre les traînées de sang, et c’est comme ça que j’ai vu une trappe... Dans un coin. »
La trappe comprenait une échelle en fer, et il l’avait descendu, paniqué, pour atterrir dans ce qui ressemblait à des catacombes futuristes, avec des énormes câbles filant le long des murs, et du béton solide.
« Merde, c’est comme si j’avais débarqué dans la foutue Tekhos, ou je sais pas quel autre coin pourri ! J’ai erré là-dedans... J’ai vu des câbles énormes, des espèces de pompes qui crachaient une vapeur asphyxiante, des valves, des leviers, des panneaux incompréhensibles parlant de mise sous tension, de risque de surchauffe... Je cherchais un plan, une sortie, et j’avais depuis longtemps perdu la traînée de sang de Tripps. J’ai pas retrouvé son putain de corps... »
Au lieu de ça, Clayton avait continué à avancer, et avait vu d’autres créatures... D’autres monstres que les hommes-porcs.
« J’ai vomi, cette fois... Des espèces d’échalas, avec une gueule massacrée, une bouche difforme, des yeux cousus et difformes. Quatre doigts sur une main, et les doigts de l’autre main complètement énormes... Ils avaient une peau grise, sombre, et des bandages, comme s’ils ressortaient d’une espèce d’opération chirurgicale. »
Tout ça paraissait dingue, et on comprenait pourquoi personne, mis à part Tromeyn, n’avait cru au discours de cet homme. Clayton avait vu ces espèces de monstres. Ils étaient plus grands que les hommes-porcs, mais il y en avait également d’autres, similaires, et encore plus horribles, avec une lame à la place d’un bras, et une tête édentée et explosée, tandis qu’on avait ouvert leur corps en plusieurs endroits, permettant de voir leurs veines et leurs muscles. Des visions de cauchemar.
Shaw n’avait jamais vraiment cru en Dieu, mais, cette fois, il avait prié, car il était en Enfer. Alors qu’il marchait, il était arrivé devant des cellules, des portes capitonnées.
« Des ouvriers, des clochards... J’ai regardé à travers les œillères des portes... J’y ai vu... Oh mon Dieu, il n’y a rien qui peut décrire ce que j’ai vu, rien, rien, rien... »
Shaw avala un verre, reprenant peu à peu son souffle.Il avait vu des machines avec des seringues et des pompes, des tuyaux et des câbles. Il avait vu des hommes et des femmes, nus, attachés par des chaînes, en forme de croix, et les machines s’enfonçaient dans leur dos. Ils hurlaient à la mort... Du moins, pour ceux qui pouvaient encore le faire.
« Ces seringues... Elles pompaient leur sang. Elles pompaient leur sang, vous comprenez ? Comme des saloperies de vampires ! Vous croyez que j’ai inventé tout ça, hein ? Que c’est le fruit malade de mon imagination ? Cet endroit, c’était une machine ! J’ignore ce que Mandus compte faire, mais il faut y mettre un terme !
- Je vous en prie, Clayton, continuez... »
Shaw regarda silencieusement Nolan, et hésita quelques secondes, puis commanda un nouveau verre. Il avait avancé dans les cellules, jusqu’à ce que quelqu’un le supplie. Clayton disait qu’il cherchait Tripps, mais le plus probable était surtout qu’il s’était perdu, et qu’il errait là-dedans. Quelqu’un l’avait donc supplié, et Clayton l’avait libéré. Il avait trouvé un trousseau de clefs à l’entrée de la prison. L’endroit n’était pas très bien surveillé, mais, après tout, ce n’était pas comme si des curieux entraient fréquemment là-dedans. Clayton était entré dans la cellule, et avait libéré le malheureux qui traînait là. L’homme était faible, et Clayton en avait ensuite libéré un autre, son voisin... Mais la partie s’était compliquée.
« L’un de ces monstres était là... Et, malgré leur silhouette, je peux vous assurer qu’ils sont rapides. Fort heureusement, il est parti à la suite du second prisonnier. »
Clayton avait couru avec le premier, extrêmement faible, sans savoir où ils allaient, et ils avaient atterri dans une espèce de canal... Un canal rempli de sang.
« Comme une putain de rivière sanguine, ouais ! J’en avais partout sur la gueule, et le courant m’emmenait Dieu sait où ! J’ignore comment j’ai fait pour attraper cette échelle, mais je l’ai fait. Je tenais toujours le gars avec moi. Je me suis dit qu’il pourrait témoigner quand je sortirais d’ici. J’ai grimpé cette échelle, et on a avancé à travers des couloirs plus... Plus nexusiens, on va dire. On était dans une espèce de crypte, et on atteint les égouts. La suite, vous la connaissez, je suppose... Des noyeurs nous ont poursuivi, et j’ai perdu le type que je voulais sauver...Vous avez retrouvé son cadavre hier. Quant à l’autre... »
Il était facile de comprendre ce qui était arrivé au second prisonnier. C’était celui que Shad avait aperçu il y a deux jours, en traînant près de l’abattoir.
« Je suppose que vous comprenez un peu mieux l’agressivité de Monsieur Shaw, maintenant... Avant que la Cour ne décide de s’intéresser à Monsieur Mandus, j’ai moi-même mené ma petite enquête. Savez-vous ce qu’il y a sous l’abattoir Mandus, Mademoiselle Hoshisora ? Une crypte. Plutôt grande. Mandus l’a également acheté. Depuis des mois, je suis convaincu que l’abattoir n’est que la surface émergée d’un complexe beaucoup plus profond. Je soupçonnais que l’abattoir servait de plateforme pour divers trafics de drogue ou d’armes, mais il semblerait que j’étais loin du compte... Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement croyant, Mademoiselle Hoshisora, mais je suis convaincu d’une chose... »
Nolan but un peu de sa coupe, avant de regarder silencieusement la femme, pour en arriver à sa conclusion :
« C’est l’œuvre du Diable qui se trouve là-dessous. »