[HRP. – Je l’affiche ici, maintenant que j’ai trouvé une image potable : voici l’
apparence d’Oswald Mandus.]
Qu’elle le tutoie étonna un peu Thibault. C’était comme si elle était du même rang que lui... Certes, il l’avait tutoyé, mais il se voyait mal vouvoyer une esclave, ou, à défaut, une servante. Néanmoins, il eut la sagesse d’esprit de ne faire aucune remarque désobligeante à ce sujet. Il avait de toute façon l’esprit assez préoccupé comme cela, et était bien d’accord avec un point : il était temps de partir. La Terranide lui expliqua qu’elle avait le sentiment que quelqu’un l’avait tiré, mais Thibault ne voyait aucune cache dans cette pièce étroite... Cependant, il était possible qu’il y ait un quelconque dispositif caché. Quoiqu’il en soit, Thibault était également pressé de partir d’ici.
«
Enfin, quittons cet endroit, j’en ai assez vu et je n’aime pas ce manoir…Toi non plus non ? -
Pas vraiment, non... J’irais même jusqu’à dire qu’il me fiche les jetons. »
Encore cette peur irrationnelle qui revenait. Ce manoir était-il donc hanté ? On disait qu’il avait connu la mort de deux enfants, ainsi que de leur mère. Il y avait là un potentiel émotionnel fort suffisamment fort pour déclencher des réactions magiques. Thibault savait que les fantômes hantaient généralement les vieilles maisons parce qu’elles étaient chargées en émotion. Or, la magie, avant d’être une question de raison, d’apprentissage, restait fondamentalement une affaire de passion. Des choses s’étaient terribles avaient eu lieu dans ce manoir, et cet antre le montrait. Thibault frissonna donc, et redescendit en contrebas. Il aida la Terranide à regrouper les documents, et, en s’avançant le long du couloir, les deux virent alors ce que Thibault n’avait pas vu : un autre tableau, dans le couloir, similaire à celui qu’il avait vu dans la petite pièce.
Un nouveau frisson le traversa à nouveau en contemplant cette œuvre dérangeante. Il était sûr que cette femme tuait ses enfants pour les manger. Une sorcière. Ou une démente. Et, maintenant qu’il le regardait plus attentivement, il voyait des espèces de lignes filant le long du cou du bébé, et en vint à se demander si cette créature sur les jambes de la femme était toujours en vie. De même, n’y avait-il pas du sang au bout de son poignard ? Il s’y arracha à nouveau, pressant le mouvement, redescendant au rez-de-chaussée, et laissa la Terranide filer vers Mandus et la Reine.
«
Et ben, mon vieux Thibault, on dirait que tu as vu un fantôme ! lâcha l’un de ses camarades.
-
Je crains fort que tu n’en sois pas si éloigné... »
Quand Shad rejoignit Adamante, Elena, et Oswald, ce dernier était en train de leur expliquer comment il s’était retrouvé à boiter.
«
C’est là l’une de ces ironies dont le sort a le secret, en réalité. J’ai traversé le monde de part en part, j’ai affronté d’horribles bêtes, des créatures ignobles, vu des autochtones xénophobes et cannibales... Et, pourtant, c’est un banal accident d’escalier dans mon entreprise qui m’a luxé les os. Ironique, vous dis-je ! Ah, mais je parle, je parle, et je ne remarque pas que votre charmante majordome nous a amené le thé. Je vous remercie, ma chère. »
Elena la remercia également, trouvant que la jeune femme avait pris son temps. Elle avait du en profiter pour fouiner un petit peu. Elle déposa le thé, et chacun prit une tasse, tandis qu’Oswald leur montra le dossier.
«
Vous connaissez sûrement Maître La Volace, chère Adamante, puisque vous fréquentez le Centaur Club. C’est un notaire, et c’est à lui que je me suis adressé pour organiser la succession de mon bien. Voyez-vous, le père Lamb est membre d’une organisation, un ordre religieux : le chapitre des Hospitaliers de Nexus. »
Les Hospitaliers étaient un groupe religieux très populaire au sein de la population, en ce sens qu’ils juraient d’accomplir un service particulier auprès de la population bénie, se tournant généralement vers les plus faibles et les plus démunis : pauvres, malades, réfugiés de guerre... Ils étaient la facette positive de l’Ordre Immaculé, une facette que des organisations comme l’Inquisition avaient tendance à masquer. L’ordre des Hospitaliers se divisait en une multitude d’ordres, qu’on avait pour coutume d’appeler «
chapitres ». Le Chapitre de Nexus était un ordre très connu pour son bénévolat, officiant énormément dans les bas-fonds. Tekhos avait également son chapitre, qui officiait dans les ghettos de mâles, et, de ce qu’Elena en savait, il était très mal vu de s’en prendre aux moines hospitaliers. Pour certains, l’origine de leur nom faisait référence à une ancienne prérogative militaire datant des nations antiques, l’
hospitalitas. En temps de guerre, et dans des circonscriptions administratives bien précises, cet ordre obligeait la population civile à héberger en son sein les militaires. Les anciens coutumiers indiquaient aussi que, généralement, les troupes allaient dans les grandes propriétés, et s’entendaient avec le propriétaire foncier pour qu’il leur attribue une partie de ses terres, le temps de leur passage. L’
hospitalitas était fondé sur la paix et sur la sécurité juridique des citoyens, afin de leur éviter d’être pillés par leurs propres soldats, et, de manière plus générale, sur la nécessité d’entraide et de solidarité au sein de la population.
Mettant fin à cet aparté spirituel, la Reine posa une question :
«
Vous comptez vendre votre bien ? » demanda-t-elle.
L’homme se mit à sourire, et secoua la tête de gauche à droite :
«
Non, je compte le donner à ma mort... Ou même avant. Je le donnerais aux Hospitaliers de Nexus, qui le reconvertiront en orphelinat, en crèche, ou que sais-je encore... Ce beau manoir accueillera quantité d’enfants venant des bas-fonds, des gosses qui sont des réfugiés de guerre, ou tout simplement des fils de miséreux, et qui crèchent dans de vrais dépotoirs insalubres. Savez-vous combien meurent de la grippe chaque année ? Alors, je leur ferais don de mon manoir, voilà ! Et j’espère que voir tous ces miséreux donnera à réfléchir à ces gens bienpensants du Centaur Club. »
Elena hocha lentement la tête. C’était une offre... Inattendue. Il y avait suffisamment de mobilier chic ici pour entretenir le manoir pendant des années, et payer sans problème les taxes foncières. D’un point de vue juridique, faire une donation ne posait aucun problème, Oswald ayant assurément suffisamment d’argent pour payer les taxes royales. Et, d’un point de vue social, une telle œuvre ferait assurément jaser. L’idée était bonne, visant vraisemblablement à un décloisonnement, à rapprocher les pauvres des riches. Elena était suffisamment perspicace pour savoir que ce rapprochement se ferait par les enfants. Les gosses du quartier, des fils de bourgeois, de marchands, de négociants, iraient voir tout ce fatras. Aussi folle soit-elle, cette idée pouvait marcher.
La Reine consulta brièvement les papiers. L’acte authentique était, fort justement, authentique, même s’il n’était pas terminé. Ce vieux fou comptait donc vraiment vendre son manoir... La Reine ne savait pas quoi en penser, et, pour le coup, on pouvait dire qu’elle était
surprise.
«
Moi, je vivrais dans mon abattoir, fit-il en haussant les épaules,
il n’y a que là que je me sente bien, que là que j’ai l’impression d’avoir donné un sens à ma vie. »
La conversation tirait à sa fin. La délégation royale finit par partir, non sans remercier chaleureusement Oswald. La Reine commencerait donc par visiter l’église, avant d’aller à l’abattoir, et s’en tiendrait au programme d’Oswald. Le duo se retrouva donc dans une calèche, ensemble, accompagnées par Shad.
«
Je suppose que nous te devons quelques explications, maintenant, Shad... Mais je n’ai jamais apprécié beaucoup l’idée de parler en calèche. Je suppose que tu as du jeter un œil dans ce manoir, et je te propose de résumer ce que tu as vu dans ta tête, pendant que j’en ferais de même. Nous en discuterons chez moi... Au Palais d’Ivoire. »
Adamante se permit un sourire, et se pencha vers Shad.
«
Voilà ce qui s’appelle être chanceuse... Rassure-toi, le palais royal est beaucoup moins austère que le manoir de ce cher Monsieur Mandus. »
Pour le coup, Elena ne put que sourire.
Elle était entièrement d’accord.