Même les églises et les lieux saints n’étaient pas à l’abri de la grogne sociale, et des conflits raciaux. Les églises et les chapelles étaient vues par les opposants au régime, les révolutionnaires, les anarchistes, comme les instruments d’un pouvoir despotique et corrompu. L’Ordre Immaculé était alors perçu comme le soutien du pouvoir royal, lui conférant sa légitimité, violant ses saines Écritures. L’argument juridique soutenant cette thèse était de soulever l’illégitimité totale du droit canon, car les textes saints sur lesquels se fondaient le droit canon n’avaient jamais entendu instaurer des règles juridiques, le Christ de l’Ordre ayant toujours été du côté, non pas du droit, mais de la morale. Ces débats théologico-juridiques animaient les salons du Centaur Club, et se répertoriaient dans la vie de la cité par des profanations de sépultures, des jets de pierres brisant les vitraux, et des écriteaux insultants et des menaces péjoratives sur les frontons des églises. Adamante le savait, et l’Ordre était à chaque fois scandalisé d’apprendre qu’une église avait été violée. L’église du père Lamb faisait exception.
Elle rejoignit cette église à dos de cheval, Shad sur ses genoux, couchée de part et d’autre, les oreilles et la queue basses. Dans son dos, Adamante tirait le cheval de Shad, et traversa rapidement la grand-rue. Si elle laissait les chevaux sans surveillance, elle savait qu’elle ne les reverrait plus jamais. Elles passèrent devant l’abattoir de Mandus, où brûlaient les immenses cheminées industrielles, crachant du soufre dans le ciel, et contourna. L’église était à proximité, abritant un cimetière et un petit parc avec un potager, des pommiers, et quelques poules. Même en étant inquiète pour Shad, Adamante fut impressionnée de voir une église en bon état. Les vitraux étaient intacts, l’herbe était bien entretenue, et quelques femmes étaient d’ailleurs en train de les couper. Le père Lamb ne tarda pas à les accueillir dans la nef.
Il était jeune, énergique. Un esprit cynique aurait sans doute cherché à voir en lui un diable endormi, mais Adamante savait que l’excellente réputation des Hospitaliers n’était pas feinte. Ils étaient des médecins reconnus, mais également connus pour leur rayonnement culturel important. Le bon visage de la religion, en somme. Lamb accueillit rapidement les deux femmes, et déposa Shad sur une couchette dans un coin. Plusieurs personnes qui étaient en train de prier détournèrent la tête en entendant ce raffut. Lamb s’affaira, filant vers son infirmerie, tandis qu’Adamante observa la pièce. L’endroit était très solennel, très calme, inspirant à la méditation. Elle avait voulu en savoir plus sur Lamb, et sur la manière dont ce dernier administre sa paroisse. Comme quoi, le sort se précipitait. Cependant, elle était aussi inquiète. Cet homme qui les avait attaquées... Qui était-il ? Pourquoi les attaquer ? Tout tournait autour de Mandus, mais, là encore, Adamante n’avait aucune preuve qu’Oswald soit derrière ce coup de force. Néanmoins, elle avait avec elle la fléchette empoisonnée qu’on lui avait destinée. Cet objet pouvait s’avérer très utile par la suite. En l’analysant, en l’examinant par le biais de la magie et de l’alchimie, elle pourrait avoir des informations sur la composition du poison. Cependant, les connaissances alchimiques d’Adamante étaient rudimentaires. Elle allait donc devoir se tourner vers un alchimiste.
« Qui est-ce ?
- Elle est malade ?
- Je n’ai jamais vu ces dames... »
Dans la traversée de la ville, Adamante avait rabattu sa capuche, mais, maintenant, elle l’avait dégagé, permettant de voir sa longue chevelure, et ses intenses yeux jaunes. Un signe qui faisait clairement d’elle une magicienne, imposant le respect et la crainte. Adamante Mélisi n’était pas forcément une femme très connue auprès du peuple, car elle ne s’affichait jamais. Lamb, cependant, la connaissait, et, alors que ce dernier farfouillait dans ses affaires, Adamante se tourna vers les curieux, et leur posa une question :
« Rassurez-vous, il ne se passe rien qui ne vous inquiète... Par curiosité, que pensez-vous d’Oswald Mandus ? »
Les curieux se regardèrent entre eux.
« Grâce à son entreprise, mon fils a enfin trouvé un travail, commenta un homme. Ce corniaud de bougre cesse enfin de vendre cette saloperie de fisstech.
- Moi, mon mari y bosse, c’est un homme bon ! »
Certains étaient résolus, mais, assez curieusement, Adamante nota quelques regards furtifs, comme si certains avaient des choses à dire, des critiques à formuler. Auprès des gens du Centaur Club, Oswald avait une très bonne réputation, mais, dans le fond, il était facile d’influer sur l’avis du peuple. Faisait-il vraiment l’unanimité ? Adamante aurait bien aimé creuser davantage la question, mais elle sentit soudain, dans son dos, d’étonnantes vibrations magiques. Surprise, la magicienne se retourna, et écarquilla les yeux en voyant une source magique. Elle vit les bouts d’une cordelette dépasser du cou de Shad, et tira dessus, révélant... Un médaillon avec une forme d’araignée, qui était en train de briller d’une étrange lueur.
« Par la malepeste, comment diable t’es-tu procurée un tel artefact ?! »
Adamante n’eut pas le temps de poursuivre davantage ses interrogations, car Lamb revenait rapidement, avec un élixir. C’était du Loriot doré, en hommage à l’oriolus oriodus, un oiseau. Pour la préparer, il était nécessaire d’avoir affaire à un alchimiste plutôt talentueux. Outre les plumages de l’oiseau, il fallait aussi des éléments de vitriol et d’éther, ainsi qu’un bon liquide alchimique de base. Ses effets étaient d’annuler la toxicité du sang, de se soigner contre les venins et les toxines, en renforçant sensiblement le système immunitaire. Les sorceleurs et les membres des guildes en buvaient souvent avant d’affronter des créatures toxiques, comme les basilics. Que Lamb en ait dans sa besace signifiait, soit qu’il était alchimiste, soit que lui-même connaissait un alchimiste.
« Vous voir ici est une surprise, Madame Mélisi, annonça-t-il alors. Par quel fait êtes-vous en ces lieux peu propices et accompagnée par une telle créature ? »
Adamante pencha la tête sur le côté, et répondit assez rapidement, choisissant de garder pour elle l’étrange pendentif magique qu’elle avait aperçu sur le corps de la Terranide :
« Comme vous le savez sûrement, la Reine désire voir cet abattoir sous peu. Cependant, cette Terranide aurait assisté à un meurtre qui aurait eu lieu hier soir. Comme les gardes n’ont pas retrouvé de cadavre, j’ai été voir, avec cette femme. Nous avons vu des traînées de sang, et quelqu’un nous a attaqué... Je n’ai pas pu le poursuivre, et j’ai préféré porter assistance à cette femme. »
Le père Lamb écoutait, et Adamante lui montra la fléchette.
« Je connais votre élixir. Seul un alchimiste peut la confectionner, et j’ai justement besoin d’un alchimiste pour analyser le poison qui imbibe cette pointe. Pourriez-vous m’être d’une quelconque assistance ? Je vous récompenserais à la hauteur de votre tâche, bien entendu. »