«
Tu sais quoi, Seiji ? Je t’emmerde. Vraiment. Je t’emmerde. Je t’ai déjà dit je ne veux plus JAMAIS te revoir ! »
Le mot avait été crié, jeté comme un mouchoir usagé. Elle l’avait presque vomit de dégoût. Son regard ne se posa même pas sur son soi-disant frère. Il ne le méritait pas, elle le savait. Il le lui avait appris. Son pied frappa dans la porte pour la refermer. Elle s’y adossa, retenant sa rage. Elle ne pouvait pas, elle n’en était pas encore capable. Le détruire n’était pas dans ses compétences, pour l’instant. Et pourtant elle en avait envie, depuis des mois maintenant. Au début elle avait cru s’en savoir capable, avait pris soin de se souvenir de ce qu’il lui avait enseigné. Et puis… non. Le temps la séparant de lui, la jeune femme n’y avait plus cru. Pas seule. Il lui fallait le retrouver, et alors peut-être que ce serait possible. Une page à tourner. Si seulement. Mais non, elle n’était capable que de déverser des paroles pleines de fiel, d’amertume. De haine. Une arme bien pauvre, qu’elle revendiquait pourtant plus que jamais. Elle avait gagné ça. Elle se battrait pour le garder.
-
‘Drea, s’il te plaît. Tu sais bien que je n’aime que toi. Je vais la quitter. Laisse-moi entrer. Comme… Comme au bon vieux temps, tu te souviens ? Ses mots à lui étaient sirupeux, cherchaient à endormir son esprit. On sentait la tentative d’amadouer une personne coupable, des souvenirs chaleureux. Sauf qu’Andrea ne se souvenait pas avoir jamais eu de bons souvenirs de ce frère, depuis un anniversaire qu’elle n’oublierait pas. La corde de l’émotion et de la nostalgie auraient marché.
-
C’est ta faute, tu es trop belle. Tu es parfaite, Drea. Je ne peux pas résister. Tu m’as séduit. La voix de la culpabilité aurait fonctionné. Avant. A présent, la jeune femme rouvrait la porte et, fermant les yeux de rage pour s’interdire de le regarder, elle lui envoya son pied dans l’entrejambe. Si seulement elle avait pu le castrer en même temps. Si elle avait pu détruire son être, sa fierté, son crime d’un seul coup de pied. Mais elle n’eut que la satisfaction d’entendre un cri de douleur, et de rouvrir les yeux sur un visage déformé par la souffrance. Puis elle referma la porte, soupirant de soulagement, laissant finalement fleurir un sourire sur son visage qui ne connaissait plus que la curiosité, l’attente de la découverte.
«
Ce n’est pas ma faute, Seiji. Ce n’est pas ma faute. C’est juste toi, et toi seul. Un jour je te tuerais pour ça. »
Il avait finalement trouvé son appartement. Il avait frappé à sa porte, il avait su. Andrea avait pourtant prit ses précautions, mais ce parasite avait été attirée par le sang et en avait trouvé la source. La jeune femme savait qu’elle serait à présent sans répit, harcelée par sa présence. Il lui faudrait trouver un autre appartement, encore. Une petite voix dans sa tête lui criait de fuir. Elle obéissait à cet instinct qui remplaçait celui qu’elle n’avait jamais eu. Le ton, d’abord paternaliste puis tendre, l’aiguillait ces derniers mois. Devant le bout de papier qu’elle reçut ce jour-là dans sa boîte aux lettres, c’est cette même voix qui lui souffla d’y aller.
Amphithéâtre B102. Histoire. Le destin. Depuis sa discussion avec cette étudiante en histoire, Andrea savait que les archives n’allaient pas pouvoir l’aider. Et pourtant, chaque espoir était bon à prendre. Il se pouvait que, peut-être, un professeur ait finalement trouvé quelque chose. Elle leur avait laissé son adresse, pour pouvoir être tenue au courant des recherches qu’elle savait qu’ils ne feraient pas. Peut-être que l’un d’entre eux s’était montré rigoureux et persévérant. Du nouveau. Elle devait y croire. Si quelqu’un avait trouvé la trace d’une ancienne faille, qui perdurerait à travers l’histoire de la ville, elle devait le savoir. Une information, un lieu, et Andrea partait sur l’heure. Sans bagages, sans rien. A quoi serviraient ses souvenirs de la Terre ? Que garder d’un monde auquel elle ne se sentait plus appartenir ? Seulement son arme. Toujours attachée à son mollet, ses éternelles bottes usées par le temps camouflant son seul moyen de survie. Si elle repartait… Elle ne pouvait pas se séparer d’elle. Elle en aurait besoin, le temps de se frayer un chemin jusqu’à lui.
Reprenant encore un trajet trop longtemps détesté et synonyme à la fois d’espoirs naissants et piétinés, Andrea faisait pourtant exception à la règle aujourd’hui. Après ce cours, elle avait prévu d’aller dîner avec un vieux bedonnant mais connaisseur des évolutions de Seikusu. Ses bottes, sa dague se trouvaient donc un petit sac à dos accroché à une de ses épaules. Les talons de ses escarpins battaient le pavé dans un bruit sourd, accompagnant les mouvements de sa veste de tailleur qui habillait un ensemble jean sombre et chemisier classique. Look recherché, bien loin de ses dérives adolescentes et de leurs décolletés. Cheveux attachés en un chignon strict pour séduire sans laisser aucune ouverture possible à sa cible. La beauté inaccessible, voilà ce qu’elle préférait être.
Parce que maintenant, le contact de ces hommes qui ne faisaient que la désirer lui donnait la nausée. La tête lui tournait subitement, tandis que son déjeuner tentait de ressortir par là où il était entré. Tant qu’ils la touchaient, Andrea se croyait en pleine mer un jour de tempête. Son estomac tentait de fuir sans demander son reste, sa bouche essayait de hurler sans qu’un son ne lui échappe. Il était un temps où elle écartait les cuisses pour leur faire plaisir. Un temps où elle avait suffisamment de répugnance envers elle-même pour oublier ce que les autres lui faisaient ressentir.
-
Hey c’est qui elle, elle est dans notre amphi ? Regard noir, silence. Elle préfère cela.
Reine de glace dans son immobilité, elle entre sagement. En plein centre, ne pas se faire remarquer. Passer pour une élève. Elle se place pourtant près de la fin d’une rangée de places, pour partir en douce si jamais ce mot du destin se trouvait être une vaste farce. Si jamais personne ne répondait à sa question. S’installant, sortant un stylo et empruntant une feuille à son voisin, elle se fond dans la masse. Etrangère parmi les étudiants, elle commence à dessiner au hasard les rues de Nexus. De souvenir, une mémoire qui s’efface et qui la rend incertaine. Cette poubelle, où était-elle déjà ? A droite, à droite de cette porte qu’ils avaient empruntée. Elle l’avait giflé devant.
La voix retentit encore. Mais elle avait l’habitude. Elle paraissait de plus en plus présente, réelle, jour après jour. Elle ne s’étonna donc pas de l’entendre si fort, si réelle. Rien n’était plus véritable à ses yeux que son existence, et c’était plutôt cette immense pièce qui lui semblait faite de mirages. Une rumeur monte. Elle s’en fiche. Continuant de dessiner ce dont elle se souvient, Andrea s’endormirait presque en attendant que la réponse vienne. Elle y prêtera attention, plus tard.
Un mot.
«
Nexus. »
CLIQUE LAElle croit avoir rêvé, s’être assoupie pour retourner là-bas et l’entendre en parler. Elle se sait folle, totalement. Et puis il le répète.
Et puis le reste, elle ne peut pas l’avoir inventé. Andrea se leva sans réfléchir, son regard soudainement vissé dans le sien. Ces mots, ils ne peuvent qu’être réels et venir de lui. Parce qu’elle ne sait rien de cette reine, qu’elle n’a pas eu le temps d’apprendre. Alors oui, c’est réel. Et c’est lui. Dans une tenue improbable qui lui va pourtant étonnamment bien.
En ayant imaginé ces retrouvailles, Andrea ne pensait pas s’attacher aux détails, chercher d’où venait l’ensemble des informations visuelles qui affluaient à son cerveau. Et pourtant, elle prit le temps de regarder. Un costume pour cet esclavagiste venant d’une autre Terre, comme c’est amusant. Il s’est déguisé pour venir. Mais l’image est imparfaite, le mensonge divulgué à cause de son manteau rapiécé qui brise l’image trop parfaite et surnaturelle. Droite comme un i, immobile, son visage ne reflète rien quand il s’approche et lui parle. Elle ne le quitte pas des yeux, mais ne dit rien. Elle n’y croit pas encore. N’est pas sûre.
Andy ramasse juste son sac, lentement, toujours debout au milieu de deux cents étudiants buvant des paroles improbables. Soudain, il est si près. Elle pourrait le toucher. Pourtant il repart, lui jetant quelques mots au passage. La jeune femme n’acquiesce même pas, pas besoin. Elle lui sourit quand il lui fait un signe, à elle. Elle se retourne, ne fait déjà plus attention aux réactions autour d’elle. Andrea écrase des pieds, n’en a rien à foutre. Elle passe, son sac toujours sur l’épaule. Les autres à côté d'elle sont bien obligés de lui céder le passage, puisqu’elle le prend. Se retournant une seconde à peine, juste pour le voir embrasser le professeur, elle se détourne finalement. Étouffant un rire, Andrea se met à courir. Vers la porte. Vers la sortie.
Elle court.
Elle court plus vite qu’elle n’a jamais couru.
Elle crache ses poumons. Meurs d’asphyxie, Andrea. Mais cours. Le piano démarre, se lance avec elle. La porte n’a pas résisté, et elle traverse le campus. Ils ont pris des chemins différents, elle le sait.
Et elle court de le perdre encore. De ne plus jamais le revoir. La musique monte à ses oreilles. Elle gémit, pendant qu’Andrea pleure.
Pendant qu’Andrea explose de rire.
Elle ne sait plus si elle doit rire ou pleurer, mais elle court. Le rythme s’accélère. Le tempo s’emballe.
Les violons arrivent, et elle se sent pousser des ailes. La musique, à la fois tragique et porteuse d’espoir, la pousse en avant.
Elle se rend compte qu’elle a abandonné les talons dans l’amphi, depuis bien longtemps. Andrea s’en fout. Pieds nus sur l’asphalte, elle a l’impression de remonter le temps.
Elle revient à ce moment où elle a compris qu’ils étaient séparés. Elle remonte encore, revoit ce repas au cœur de Nexus. Les questions, les devinettes. La logique d'une situation. L’armurerie, le choix des armes. Le vendeur un peu étrange. Le temple et la fascination d'un autre possible. Elle revoit la douche, le repas encore. Des moments intimes et chéris secrètement depuis. Elle revoit surtout l’étrange objet, et la peur. Les illusions qui se créent devant leurs visages, et les questions sans réponse. Le doute, de jamais réussir à s’en défaire. Elle revoit le jeu de cartes, l’excitation de la victoire, l’envie de lui faire honneur. Elle revoit la baffe, la mort entraperçue. Parce qu’il lui a fait peur, parce qu’elle a adoré ça. Elle revoit le verre, enfin, le verre d’eau. La clope. Le chapeau. Elle revoit le chapeau qui la protégeait. De tout sauf de ça.
Puis tout s’arrête. Il est là. Il sourit, de son air blagueur et détaché. Comme si vous vous étiez quittés hier. Il sourit et t’attends. Les violons se taisent, et quelques notes résonnent à peine. C’est la fin. La fin de l’attente, la fin de la peur, la fin de tout.
Le monde revient à la vie juste devant toi, dans un sourire.
Qu’est-ce que tu vas lui dire en premier, Andrea ?
«
Hey. On est perdu ? »
Les mêmes mots. La première fois.
Elle lui sourit, et se jeta dans ses bras sans plus de retenue.