Il se mettait immédiatement nu, là encore sans la moindre pudeur, avec une froideur loin d'être attirante, et d'enfiler ce qu'elle lui donnait sans broncher, renfilant ses bottes en y donnant au passage un petit frottement de la paume au bout, de quoi en dégager un peu la poussière. Tourné vers Cécile, il prend son avis. Elle acquiesce. Il fait de même. Son col rajusté, elle retourne s'occuper d'Andrea lorsqu'il se voit sollicité.
Il avait déjà entendu ça auparavant. Il connaissait ce genre de problème. Et refusait généralement de soudoyer dans ces cas-là. Problème étant que cette fois, selon son homme, les autorités étaient intéressées. Law n'aime pas quand ils s'intéressent à quoi que ce soit qui le regarde : Pour lui, le rôle de l'Etat était de lui foutre la paix, et c'était pour cela qu'il les payait grassement. On lui parlait alentour, mais il n'écoutait pas, se contentant de fixer un mur avec insistance, comme si celui-ci avait un intérêt fou. Il n'était en réalité que du rien, et c'était en ça qu'il retenait l'attention de Law : Il lui permettait de réfléchir.
Andrea... Tu vas découvrir comment marche la politique à Nexus.
Les ors de Nexus n'avaient rien à envier à ceux de la terre. Le Palais d'Ivoire avait ce quelque chose de grandiose que le Pouvoir nécessitait : Il fallait en jeter un max pour que le peuple comprenne pourquoi il paie aussi cher ses impôts. L'armée, les services, la finance, la justice, tout cela était dérisoire : Il fallait du monument, et si possible fonctionnel, pour que la grouillante populace ait l'impression que le vol organisé par les taxes diverses et nombreuses ait du concret à se mettre sous la dent. C'est grand, c'est beau, c'est utile : C'est donc normal que les prélèvements obligatoires augmentent. Cette mécanique marche d'ailleurs pour tout ce que l'Etat décide.
Attention : Un certain niveau d'éducation permet de réfléchir en-dehors de ce cadre, ce qui peut être dangereux, ne le manipulez donc pas chez vous en l'absence d'un Officiel qui vous dira comment penser.
Elle ne verra pas la Reine, qui n'est apparemment pas là selon les avis de Law : Les membres de la garde impériale sont peu nombreux dans le coin, elle doit donc être ailleurs. De toute façon, il ne cherchait pas à la voir. Il voulait voir celui qu'il appelait le numéro deux, un grand chambellan ou quelque chose du genre, l'équivalent d'un premier ministre sur terre. Pas là non plus. Là, ça le contrariait. Au haut fonctionnaire qui le recevait, il demandait alors à voir le chef de la police. La police n'existe pas à Nexus : Ce terme est utilisé simplement comme « responsable de la sécurité intérieure ».
Et lui, il est là. Ben voyons. « Le soleil va se coucher et il ce branleur est encore là. Ben voyons. » Tiens, mon personnage répète ce que je dis... intéressant. Peu importe qu'ils soient dans un couloir du palais, emmené par un officiel, quelques gardes parsemant leur chemin : Il parle à voix haute sans le moindre souci.
Si jamais tu t'inquiètes du protocole, retiens simplement le mien : Ici, aucune courbette. Tu gardes la tête haute, tu dis bonsoir si tu as envie, tu te sers allègrement si il y a à manger, et si tu as envie de casser un truc qui coûte cher, par maladresse bien sûr, j'en serais ravi.
Un jeu de pouvoir, donc. On ouvrait les grandes portes d'un bureau lambrissé, tenturé et tout ce qu'il faut de pompeux et d'outrageusement cher pour que ça donne une certaine classe à son locataire, qui pourtant ne semblait pas en manquer. Fier et visiblement hautain, ce grand homme fin, au nez haut, aux petits yeux perçant et aux manières lentes, attendait derrière son bureau. Law entré, il se levait pour le saluer, salutations non-rendues par l'esclavagiste qui ne s'inclinait pas en retour.
« -Certaines histoires viennent à mes oreilles. Des histoires qui ne me plaisent pas.
-Alors, ne laissez pas traîner vos oreilles, sire Raine.
Law se renfrogne un instant, puis reprend posément.
-L'on m'a dit que vous aviez entendu le malfrat pris.
-Il dit des choses intéressantes. J'ai le contenu de son entrevue ici.
-Les mensonges ne sont intéressants uniquement quand ils racontent de belles histoires.
-N'est-ce pas une belle histoire ? Il dit même que vous l'avez menacé lorsqu'il aurait refusé d'agir. J'en suis encore tout retourné.
Ne prenant même pas la peine de feindre ses paroles, il laissait s'installer sur son visage un sourire mauvais en dévisageant Law, puis Andrea, sur qui il ne posait pas de question, même s'il comptait bien l'utiliser à un moment ou à un autre.
-Je ne connais pas cet homme.
-Oh ? C'est sa parole contre la vôtre.
-Celle d'un criminel pris sur le fait contre un honnête homme qui n'a jamais été condamné.
-Celle d'un criminel contre un autre criminel, sire Raine, et d'une envergure autrement plus grande.
Law soupire. Exaspéré.
-Je ne paierais pas pour lui.
-Ah non ? Pourtant, d'habitude, cela ne vous gêne pas.
-Parce que d'habitude, soyons honnête, les personnes me sont liées. Ce n'est pas le cas ici.
-Alors ne payez pas.
S'il te plaît, Andrea, bouche-toi les oreilles, parce que le héros d'insoumission s'apprête à ployer devant la toute-puissance de l'Etat Nexussien et de ses petits fonctionnaires magouilleurs.
-Qu'est ce que vous voulez ?
-Pardon ?
-L'or ne vous intéresse pas... Je vous offre dix esclaves, parmi mes meilleures. Je vous offre la tête du Baron Susa, celle de ses deux fils bâtards avec, et de sa folle de sœur. Et je vous soutiendrais auprès du Conseil lorsque le chambellan calanchera.
-Non, merci.
-... Je ne peux pas faire plus.
-Mais je ne vous demande rien. Comprenez : J'ai déjà trois juges qui se battent pour vous avoir. Voyez comme ça va vite, avec vous : D'habitude, il me faut des semaines pour instruire un procès de ce genre. Demain, le premier à avoir dessaoulé vous aura dans son prétoire.
-Pourquoi... l'affaire est-elle déjà aux mains des juges alors même que le type a été capturé il y a quelques heures.
-À client exceptionnel, traitement exceptionnel. Je vous l'ai dis : Avec vous, ça va vite.
-La satisfaction de mes partenaires est le premier de mes soucis. Rapidité et qualité sont deux de mes arguments de vente.
-A ce propos : Quand vous reviendrez, n'amenez pas vos putes avec vous. Vous n'obtiendrez rien de cette manière. »
Il se tourne vers Andrea, et quelque chose le frappe soudain. Il tourne le dos à son interlocuteur et emmène la jeune femme avant qu'elle n'ait pu répondre quoi que ce soit : Il n'était pas nécessaire d'en rajouter. Mieux : Il était nécessaire de ne pas en rajouter.
Étrangement, alors que les portes se sont refermés et qu'on les raccompagne vers la sortie du palais, il sourit. Il y avait de quoi se demander pourquoi.
C'est un complot. Il est dans le coup. Il n'a rien tenté pour aller dans mon sens. Ses intérêts sont supérieurs. Il veut que je tombe. Rien ne va aussi vite avec la bureaucratie Nexussienne. Et ce type est normalement corruptible... Tu as vu ce qu'il vient de se passer ? Ca veut dire que je n'ai rien vu arriver. Et tant mieux. Ils ont pris des précautions pour que je ne sache rien. Ce qui signifie...
L'aveu agrandit son sourire.
… Très honnêtement, j'aime penser qu'ils me craignent à ce point.
Il s'arrête un instant en faisant stopper l'obséquieux officiel qui leur servait de guide, faisant craquer ses doigts, puis le saisit pour le projeter avec violence contre une fenêtre, ne lâchant pas son col. Aucun carreau cassé : Il utilisera donc la tête de sa victime, en la prenant par les cheveux, pour briser le verre à l'arrière de sa tête, faisant s'écrouler le type au sol, qui glisse et atterrit mollement sur son cul. Deux soldats approchent, véhéments : Law leur fait un geste pour les stopper, puis porte une main à sa ceinture. Ils s'arrêtent effectivement, pensant croiser le fer. Point. Il se contente de jeter quelques pièces à leurs pieds.
Vous direz à votre supérieur de rajouter ça à mon procès. Violences, dégâts matériels sur des biens officiels, et corruption.
Il serre Andrea près de lui et les évite soigneusement. Il connaît le chemin.
Admettons-le : Ils faisaient tâche. Déjà, à l'entrée, devant les fiers majordomes qui faisaient le passage. Oui, il était sur la liste, il pouvait rentrer. Mais... Dans cette tenue ? Le crépuscule était déjà là, il y avait bien peu de monde, mais l'agitation battait son plein chez les serviteurs, ceux qui dans quelques dizaines de minutes deviendront des invisibles, transparents aux invités à qui ils rendront service avec diligence, et un zèle certain. Pour l'heure, les uns installaient des tables de banquets dans les grands jardins, tandis que d'autres arrangeaient les décorations et les autels sommaires consacrés au dieu de la nuit. Ben oui, il ne fallait pas oublier l'excuse qui justifie cette soirée.
Dans l'espèce de manoir où ils étaient entrés, quelques nobles s'y trouvaient déjà, en grande tenue, mesdames avec leurs robes compliquées et froufroutées, messieurs dans leurs tuniques de soirée. Il y avait un haut militaire en bel uniforme. C'est un grand type, un peu bedonnant, à l'air bonhomme et souriant, qui saluait Law, déposant son verre d'alcool sur le piédestal d'une statue qui traînait par-là pour se précipiter sur lui et le serrer dans ses bras, accolade rendue par l'homme d'affaires.
« -Racaille !
Et il riait, visiblement assez copain avec lui pour... le tutoyer. Oui oui.
-Tu vas me filer mauvaise réputation si tu restes ici. Et, oh... mademoiselle...
Il prenait la main d'Andrea et l'embrassait, avant d'incliner le corps entier, son buste presque à l'horizontale, parfaite révérence qui tranchait avec son aspect un peu bourrin. Un vile rustre avec une haute éducation.
-Andrea, je te présente le comte Loeis Cera Makhno. Comte, voici Andrea. Elle est... Disons... La femme qui partage ma vie. Jusqu'à ce qu'elle en ait marre de moi.
Le noble paraissait impressionné, sifflant longuement.
-Et bien, si l'on m'avait dit un jour que tu te pointerais avec autre chose qu'une femme que tu paies... Pas d'offense, mademoiselle, vous n'avez rien à leur envier. Au contraire. Savez-vous combien d'esclaves rêveraient d'être présentées comme madame Raine, hm ?
Gros coup de coude dans le bras de Law, qui levait les yeux au ciel avec amusement.
-Je suis content de te voir, grand, mais tu es là un peu tôt, tu vas te faire chier ici.
-Je ne viens pas pour faire la fête.
-Ah, c'est ta petite histoire qui te fait des ulcères, hein ?
-Pourquoi j'ai l'impression que ça pue, hein ?
-Entre nous ? Ils veulent ta tête. Je sais pas qui a décidé de ça mais je suis sûr qu'ils pensent être des purs génies pour leur plan, mais entre nous, ça casse pas des briques.
-Alors il y a un plan ?
-Bien sûr ! Comment t'expliques que le juge Briss et son ami le rigolo des procédures criminelles étaient déjà dans le bureau de l'autre enculé lorsque ton homme a été chopé ? … Pardonnez mon langage, damoiselle, je parle mieux en société, en général.
Parce qu'il estime des explications nécessaires, Law se tourne vers Andrea en posant sa main sur l'épaule du noble.
-Ici, le baronnat est offert aux officiers les plus méritants. Le sieur Makhno a gagné ses galons par la force, puis a brillé lors d'un coup d'éclat dont peu de gens auraient été capables. Je te raconterai ça une autre fois. Bref, on lui a donné un baronnat histoire que sa retraite soit tranquille. Après quoi son baronnat fut changé en comté, pour le remercier de ses services rendus.
-Il suffit de rendre service aux bonnes personnes.
-Tu le méritais. Bref, tout ça pour dire que, comme beaucoup, c'est un sacré bourrin qui porte des beaux habits pour faire croire que sa noblesse est naturelle, mais personne n'y croit.
Moment de flottement, pendant lequel le comte s'assombrit.
-Toi aussi, tu mérites ce qui t'arrive.
-Dis pas ça.
-Tyler, tu sais ce qu'il a, l'autre bâtard ? Il est dégoûté parce que tu l'as jamais arrosé. Que dalle. Je te l'ai dis y a quelques temps et tu m'as pas écouté : tu te comportes comme un prince. T'arrive chez les gens, t'exiges, tu soudoies ouvertement, tu le revendiques, et t'en rigoles. T'as humilié le trésor public l'autre fois, pendant une réception officiel. D'accord c'était marrant, mais tu dois te rappeler pourquoi tu fais ça : T'es un hors-la-loi. Y a ça, et y a la jalousie. Quand tu files des putes et de l'or à profusion à ces chiens des ministères et qu'ils s'en vantent parce que tu aimes qu'ils s'en vantent, y en a qui veulent leur part du gâteau.
-Tous des chiens, sans exception, je suis au courant. Mais je m'en fous de tout ça, je veux savoir comment me sortir de là.
-T'as pensé à la Reine ?
-Hors de question. J'aurais du mal à regarder de face quelqu'un que je passe mes journées à dénigrer. J'ai un peu d'honneur, tu sais, je travaille pas pour Nexus, moi, au moins.
-Y a que la Reine qui peut te sauver. De ce que je sais, elle n'est pas au courant de toutes les magouilles qui se trament derrière ton dos. Tu sais, elle est mieux que ses prédécesseurs. T'as pas connu ceux qu'il y avait avant...
-Si, j'étais jeune, mais je m'en souviens. Je me suis toujours juré que si un membre de la famille royale devait avoir un quelconque rapport avec moi, ce serait pour me sucer la queue. Pardon Andrea.
-Hm, c'est pas incompatible. T'es pas mal foutu, et ton charme rustre pourrait lui plaire, elle est en âge de se faire tringler tu sais... Pardon, damoiselle.
-Jamais je ne quémanderai au souverain de Nexus. Elle ou un autre. C'est un principe.
Silence.
-T'as pensé à éliminer ton témoin ?
-Ils ont tout ce qu'il leur faut déjà. Même si je le payais pour dire pendant le procès que tout était une machination, le juge prononcerait quand même ma sentence. Depuis quand les procès sont justes à Nexus ?
-Alors retourne à la criminalité. Terre-toi dans ton casino, mène une guerre civile. La révolution est sourde, mais elle est toujours présente... Il ne tient qu'à toi de la soulever de nouveau.
-Les terranides ont failli brûler mes commerces la dernière fois.
-Peu importe. Les révoltes, ça se manipule, et nous le savons tous les deux. Qui mieux que toi peut faire ça ?
-Je vais me retrouver avec quelque chose d'instable sur les bras alors que je suis sûr qu'il y a une faille dans le système. Il y a toujours une faille. Tout a une faille.
Au passage, il se tourne vers sa belle, avec une arrière-pensée fort négative. Il a une nouvelle faille, à cause d'elle. Il a diligemment couvert les autres, mais celle-ci est un peu trop affichée, il va devoir la masquer pour qu'elle évite de paraître sa faiblesse. Le comte réfléchit à ce que venait de dire Law, retraçant les rouages des procédures de justice à Nexus, des personnes impliquées, et d'un moyen définitif d'étouffer cette conspiration contre l'esclavagiste, pas seulement mettre un dôme dessus, mais l'anéantir pour de bon.
-Menace-les tous.
-Je dois avoir tous leurs noms, et espérer qu'ils tiennent tous, et si je me rate, je serais dans une position autrement pire.
-Fuis.
-C'est mon genre ? Et ils vont démonter tout mon commerce, c'est hors de question, je dois rester et faire front.
Il profite d'un nouveau moment de flottement pour prendre la main d'Andrea et la serrer contre sa chemise, la fixant. De toute ses forces, il prie pour que tu lui donnes l'inspiration. Il faut penser plus loin, voir au-delà des limites habituelles. Quelque chose avec l'amour, l'affection, l'attachement... ting, idée.
-Si je prouve que le mort a un lien avec le juge...
-Tu sais qui est le mort ?
-Peu importe ! Des preuves ça se fabrique. J'ai déjà trente témoins qui pourraient jurer sur l'honneur et les dieux qu'ils ont vu la victime rouler une pelle à la femme du juge, par exemple...
-Et ? Tu le fais changer ?
-Précisément. Ordre signé de la Reine, pour que le procès reste régulier. Je fais marcher le haut conseil pour qu'ils abondent dans mon sens. Parce que tout repose sur Briss, et le tuer ne me rendrai que plus coupable, et les autres magistrats ne me soutiendraient pas. Non, je me contente de l'écarter, et m'arrange pour avoir un juge qui est de mon côté. Cassède, par exemple. Et je l'arrose, et je prend mes garanties auprès de lui. Et je suis même capable de faire tourner le procès à mon avantage et de ridiculiser le pouvoir.
-Pas de vengeance. Essaie simplement de t'en tirer.
-La vengeance est mon motif. C'est ma façon de vivre. Je me venge de tout ce que l'on me fait, et c'est pour cela que l'on me craint. Et, entre nous... Le responsable de la police ne restera pas longtemps en vie.
-Tout le monde saura que tu es derrière.
-Tant mieux. Je le livrerai au baron Susa. Une fois que le procès est clos, je suis tranquille, je fais ce que je veux. Ma prudence s'oblige jusqu'à la fin des hostilités légales. Après, je suis libre. Ca rappellera à tous ces fils de pute de conspirateurs qu'on ne m'atteint pas impunément.
-Tu dois être sûr de ce que tu fais. Réfléchis-y.
-Promis.
Un serveur passe et leur propose des verres d'alcool, de différentes sortes. Law refusant de boire, il fera un signe poli pour l'écarter.
-Tu restes faire la fête avec les pétasses de la Cour ?
-Non, Loeis. Je vais dans la rue. Vous les nobles, vous ne savez pas célébrer la gloire des dieux.
-Nous célébrons uniquement notre propre gloire. Je me tiens au courant de tes petites affaires. Mademoiselle... (il s'incline.) Permettez-moi de vous dire que votre simplicité vous rend somptueuse, et que, même s'il m'a habitué à avoir du goût en matière de femmes, il me montre qu'il sait encore m'étonner par sa clairvoyance. Si jamais il ne vous satisfait plus, sachez qu'aucune de mes amantes ne s'est jamais plainte.
-Elles ne se plaignent que lorsque tu oublies de les payer.»
Trop de problèmes.
Le poids de la fatigue se faisait réellement sentir. Il serrait les dents pour ne rien exprimer clairement de ce qui le tiraille. Il a tellement envie de se lâcher... physiquement. Taper quelqu'un. Lui distribuer tes pains jusqu'à ce que les débris d'os de crâne éparpillés sous la peau du visage lui coupent les phalanges. Torturer un noble, un responsable de ses tourments, le frapper et l'étrangler de ses propres mains, serrer, serrer, jusqu'à ce que les vaisseaux éclatent, que le sang abonde de tous les orifices de sa tête. Il se contentait de serrer ses poings entre eux, longtemps silencieux.
La musique s'élevait de la rue, et plus on s'éloignait vers la grande avenue de tout à l'heure, plus elle était claire. Les tambours battaient à un rythme vif, et de hautes torches étaient dressées. Le soleil était bientôt mort, la soirée est déjà sombre, et les civils ont déjà commencé à faire la fête.
La rue est pleine, noire de monde, mais aussi illuminée qu'en plein jour. Et bien plus chaude, plus vivante. Les nombreuses flammes, les chorégraphies chaotiques et l'alcool réchauffait plus sûrement que l'astre solaire le faisait lui-même. On hurlait pour entraîner les cœurs dans la fête. Sur les peaux de bête tendues, des batteurs frappaient de leurs matraques, marquant le rythme des musiques. On buvait à profusion, et ça coulait de partout. Danseurs – et danseuses, surtout – peu vêtus cheminaient dans les rues avec les sommaires musiciens. De grandes tables étaient dressées devant les commerçants de bouche, l'occasion pour eux de faire du chiffre supplémentaire. Les étals étaient d'ailleurs pour la plupart gardés par des soldats, ce qui n'était normalement pas nécessaire : Quand on célèbre les dieux, les délits sont rares. Et punis plus sévèrement, d'ailleurs, tant l'offense aux divinités est proscrits.
Un mendiant en guenilles porte sur ses épaules une lourde et grossière statue en bois de Dehma, le Nocturne, dont les gravures sur son corps évoquaient le caractère vaporeux de cette entité à forme humaine, accompagné d'un oiseau non-identifiable pour Andrea, et portant dans sa main ce qui semble être une grosse mèche de cheveux.
Au bord de l'avenue, à l'entrée d'une petite rue, sur un amas de tonneau, un couple baise. Les deux ne semblent pas spécialement alcoolisés. La femme assise et l'homme debout, on ne voit rien de leurs parties intimes, par le jeu des vêtements, mais l'action bestiale et les gémissements appuyés ne font aucun doute.
Ah, Nexus...
Hm. Nexus.
En guise de commentaire, il se contente de sourire.
C'est un endroit dix fois plus libre que le tien, tu sais. Enfin... Je ne devrais pas dire ça. Tu es d'ici. Théoriquement. Mais une place à Nexus, ça se gagne.
Sa voix calme était difficilement audible par-dessus la lourde musique. En l'honneur de Dehma, la cour d'une maison avait été couverte d'un drap, pour prévenir une éventuelle pluie, et, dessous, des jeux de foire étaient organisés. Ils débouchaient finalement sur une place, où s'arrêtaient la bruyante fanfare pour se mettre au centre, et redoubler d'effort. À une fenêtre entourant l'endroit, il y a encore un couple qui baise, mais la demoiselle, fort jeune et le cou encerclé, semble être une esclave. Sur une estrade, on avait attaché des condamnés par les mains, suspendus, faisant un numéro d'équilibriste sur leurs orteils. Ils tenaient difficilement debout. Quand ils cessaient de se mettre sur la pointe des pieds, leurs poignets devaient supporter tout leur poids, ce qui devenait tout aussi insupportable : Aussi, ils alternaient entre l'un et l'autre, systématiquement. Des enfants, plus ou moins vieux, leur lançait des petites balles de paille, faiblement lestée de grain gâté, qui éclataient parfois à l'impact. Un genre de tradition.
J'ai entendu dire que tu avais corrigé une esclave. C'est bien. Mais il faut généralement leur glisser un mot. Lui demander gentiment de faire attention la prochaine fois, par exemple. La douceur dans la voix rend tangible le pardon que tu lui accordes. Si la faute est plus dure, il faut au contraire hausser le ton, pour qu'il éprouve un peu plus longtemps sa culpabilité. Les esclaves sont mentalement formatés, vois-tu, et ils finissent par devenir... comment dire... obsédés ? Oui, dans le sens où une chose vient dans leur tête et y trotte pendant des jours jusqu'à avoir une certitude. Quand tu ne prononces aucune parole, l'esclave ne sait pas si tu l'as vraiment pardonné. Auquel cas il peut se monter les nerfs à se demander si tu ne lui en veux pas encore. Ca conduit à être distrait au travail. Et à refaire des erreurs.
Il s'arrête de marcher, entouré par une foule plus ou moins dansante.
Quand on célèbre les dieux, nous sommes libres des lois des hommes. Seuls les dieux te jugent. Et les dieux sont cléments. Éprouve ta liberté. Tu peux rire, jouer, baiser, boire si tu en as envie. Personne, pas même moi, ne t'en tiendra compte. Je te suggère de vivre cette liberté sans moi. Je suis un poids pour toi. Vis, Andrea !