Aux Enfers
Cela devait faire l'équivalent d'une petite semaine Terrienne qu'il était de retour à la maison. Nostalgie, priorités, mal du pays, les raisons qui le poussèrent à revoir son palais ne lui manquèrent pas quand fut venu le temps de se décider. Mais avait-il seulement eu envie de s'éloigner de Terre et de Terra ? Ah, sûr que non ! S'il avait pu, l'Incube se serait emparé de ces deux plans de la réalité pour les ramener chez lui ; ils auraient constitués des attractions de choix.
Des attractions de choix... Rien que d'imaginer tout l'amusement qu'il manquait à chaque seconde, Vaelh gronda. Sous ses pieds nus, les dalles vivantes de son palais frémirent, craignant de devenir son l’exutoire.
Au début, son esprit avait bien été occupé par les priorités qu'il devait accomplir telles que diverses célébrations, deux ou trois délicieuses trahisons et déclencher malicieusement une guerre entre deux de ses rivaux tendus l'un envers l'autre, mais maintenant que les tâches qui l'accaparaient devenaient de plus en plus dérisoires, il ne pensait plus qu'à retourner sur Terre. Ou Terra, peut importait.
Dans un soupir, le Démon s'approcha de l'une des fenêtres gigantesques de son palais pour contempler le chaos sans nom au dehors. Ci-bas grouillaient d'improbables masses d'êtres qui mettaient toute leur énergie à copuler furieusement pour la seul distraction de Vaelh ; et lorsqu'un groupe faiblissait, des Démons avaient tôt fait de les punir pour leur mollesse. Un tel spectacle se déroulait sur des étendues rougeâtres couvertes par un ciel noir d'encre qui, malgré ses ténèbres, dispensait une affreuse lumière crue. La scène ne captiva le Monarque qu'une poignée de seconde avant qu'il ne s'en détourne.
Dans un soupir las, il se traîna d'un pas découragé jusqu'au hall des audiences où Skoern, un Démon majeur effroyable qui ne se complaisait que dans la violence, le sang et la peur, l'attendait. Très honnêtement, Vaelh ne savait même plus pourquoi il avait invité un individu si grossier que celui-ci. Peut être pour forger quelque alliance ? Ou pour rire de lui ? Plus aucune idée.
Pour aller jusqu'au hall d'audience, Vaelh devait passer par sa galerie favorite, celle où il gardait un florilège de souvenirs de ses escapades. On y trouvait différents types de cornes, toutes volées à des rivaux vaincues sur leurs propres terres lors de quelques batailles infernales, des gemmes offertes par des divinités... Il y avait même cette merveilleuse artefact magique à la forme indéfinissable. Vaelh se rappelait l'avoir gagné suite à une confrontation avec une prétendue Déesse mineure qui selon ses dires, était l'incarnation même du plaisir. Evidemment Vaelh lui avait prouvé l'inverse, et depuis elle venait pitoyablement quémander ses caresses.
Et tout au bout de cet incroyable étalage d'objets fantastiques... On trouvait un petit rosier rouge, un trio de tulipes, et un bonsaï. Des plantes d'outre-monde, banales pour Terriens et Terranides ; mais tellement, tellement, tellement précieuses en enfer... Ici bas, les fleurs ne voyaient jamais le jour, pas plus que la verdure en général. La seul vie végétale aux enfers se limitait à des entités carnassières hautement agressives et bien souvent de grande taille. Du point de vue de Vaelh, la valeur de ces trois adorables plantes colorées étaient mille fois supérieur à tous les trésors contenus dans cette galerie. Il fit halte vers les petits végétaux et s'accroupit vers eux pour les arroser amoureusement à l'aide d'un arrosoir d'obsidienne laissé à disposition.
Il resta là, planté devant ses fleurs et son arbre malgré qu'il entendait Skoern enrager dans sa salle d'audience. Au vacarme, Vaelh pu deviner que cette brute saccageait allègrement son mobilier en beuglant quelque chose comme "qu'on m'apporte le petit vermisseau qui ose me faire attendre". Mais l'Incube s'en fichait, pour l'instant ses plantes étaient plus importantes. Quelques instants plus tard, des bruits de combats résonnaient dans le hall, sans doute l'autre andouille avait-il perdu patience et s'attaquait à la garde, mais ça n'empêcha pas le monarque de poursuivre l'inspection minutieuse des feuilles du bonsaï, ses gestes emprunts d'un inquiétude paternelle.
Et puis merde, pensa-t-il subitement. Il n'avait pas envie d'accorder d'audience, pas envie d'avoir à s'occuper de ce qui devait être fait. N'était-il pas un Monarque ? Un tel titre n'accordait-il pas de faire ce qu'on voulait, quand on le voulait ? Dans un sourire de pure insouciance, Vaelh s'accorda à penser qu'en effet, puisqu'il n'avait pas envie de faire l'effort d'écouter l'autre crétin, eh bien il ne le ferait pas !
Il se redressa et fit demi-tour pour retraverser sa galerie, direction sa bibliothèque principale. Rien que d'avoir décidé de tout laisser de côté, il se sentait libre, léger... Si bien que plutôt que de marcher, il s'était mis à courire, laissant derrière lui la bataille qui devait faire rage dans la salle d'audience.
Il poussa les portes de la bibliothèque pour y pénétrer à toute vitesse. C'était un lieu fantastique, même selon des standard démoniaque, puisque on ne pouvait jamais vraiment savoir où étaient les murs, le sol et le plafonds, la faute aux centaines d'escaliers qui zébraient l'espace en se retournant sur eux même, en se vrillant, en s'inversant. Malgré ce chaos visuel, l'Incube fusa d'un pas habitué à travers la pièce titanesque jusqu'à atteindre le centre du plus colossale des rayonnage. Il fit courir ses mains sur la tranche de tomes de sorcellerie tous plus terribles les uns que les autres avant de s'arrêter sur une couverture tiède, légèrement palpitante, comme vivante. Avec une soudaine délicatesse, il s'empara de cette chimère mi-vie mi-livre pour flatter sa couverture d'une caresse aimante. Il souffla :
Emporte-moi...Et il laissa tomber le livre de ses mains, par dessus l'escalier. Il chuta dans les ténèbres de la bibliothèque sans jamais qu'aucun bruit ne suggère qu'il ait pu toucher le sol.
Vaelh sourit. Il n'y avait plus qu'à patienter.
Sur Terre
Un bourgeon lumière rosâtre aux nuances rouges passion éclata dans une rue déserte des alentours de la ville, non loin d'un grand parc. Le phénomène fut discret et insonore, si bien qu'il n'attira l’œil d'aucun curieux. Les flammes irréelles refluèrent pour laisser place à un livre étrange protégé par une couverture de cuir fin et tiède. L'ouvrage reposait debout, en équilibre, en plein milieu de cette petite ruelle comme s'il attendait son propriétaire. Mais les heures passèrent et rien ne vint. Alors, comme un nourrisson qui se réveille doucement, le livre s'agita très subtilement. Il se réchauffa et, aussi étonnant que cela puisse paraître, se mit à murmure. Ses mots étaient informes, dénués de toutes cohérences. Pourtant; quiconque les entendrait pourrait comprendre
"Ramasse moi... Emporte moi...". La "voix" du livre avait quelque chose ... Qui était à la fois infiniment doux, tendre, alanguissant, mais avec une effrayante note d'autorité.
Et il murmurait, encore et encore, jusqu'à ce qu'on daigne l'emporter. D'impatience, il s'agitait un peu plus à chaque seconde qui passait, secouant les étranges caractères qui devaient constituer son titre à la surface de sa couverture.