L’intention de Shizuka n’était nullement de vexer Hécate, de la blesser, ou de se moquer d’elle. En réalité, la jeune femme cherchait à engager la conversation, à la connaître un peu plus, et à savoir ce qui avait bien pu conduire Hécate dans une telle situation. Une curiosité toute naturelle, une manière d’en savoir plus sur le métier d’enchanteur... Shizuka ne s’attendait pas à heurter la sensibilité d’Hécate, et un véritable mur hérissé de pointes tranchantes se forma devant elle. Hécate se redressa d’un seul coup, presque debout, posant les deux mains à plat devant Shizuka. Il ne se dégageait plus aucune sympathie dans son regard, qui était dur et fermé. Shizuka se mit à rougir, se ratatinant sur place en comprenant qu’elle avait du faire une bêtise.
« Je te prierais de ne pas reparler de ce qu'il s'est passé à ce moment là. J'ai déjà suffisamment honte comme ça donc inutile d'en rajouter une couche, veux-tu ? » intima-t-elle.
Toute rouge, Shizuka hocha la tête de haut en bas. Ses mains étaient jointes sous la table, se serrant nerveusement, moites.
« D’a... D’accord... Dé... Désolée… »
Elle baissa les yeux craintivement, affreusement gênée. Hécate n’avait pas hurlé, mais le ton était sec, froid, déstabilisant Shizuka. Pour la timide jeune femme, ça lui faisait l’effet d’une douche froide. Elle était déçue, déçue contre elle-même, se fustigeant de l’avoir énervé... Mais pas uniquement. Dans sa tête, une voix mesquine, qui n’aimait pas le ton d’Hécate, son attitude, sifflait, crachait son venin. Cette voix n’était que l’expression de la gêne de Shizuka, et elle baissait les yeux. Son regard se porta sur la coupole remplie de petits pains. Il y a quelques instants, elle aurait volontiers voulu en dévorer un, car ils avaient l’air appétissant. Maintenant, elle ne se sentait plus du tout dans le même état d’esprit : elle voulait partir, revenir en arrière, s’enfermer chez elle et maudire sa bêtise.
*J’ai encore tout gâché… Comme d’habitude…* se lamentait-elle.
Hécate se remit à parler, répondant de manière générale à sa question. De ce qu’elle comprenait, Hécate avait tenté un sort complexe sur un objet, ce qui avait engendré une réaction qu’elle n’avait pas pu contrôler. Shizuka pensait vaguement comprendre. Hécate avait cherché à enchanter un objet, mais avait employé trop de magie, et n’avait pas pu la contrôler. Elle ne voyait pas en quoi il y avait sujet à moqueries. La magie était fréquemment instable, et ce genre d’erreurs arrivait souvent. Tout au plus aurait-on pu reprocher à Hécate de ne pas avoir fait de sorts de protection, mais, même dans ce cas-là, ce n’était pas une raison pour monter ainsi sur ses grands chevaux, et fusiller Shizuka du regard... Car c’était l’impression qu’elle avait eu. Recroquevillée sur elle-même, Shizuka se sentait dans la peau d’un enfant pris en faute, et qui ne savait plus où se mettre.
Elle ne disait rien, et continuait à observer la table. N’importe quel observateur aurait su qu’elle ne se sentait pas bien. Shizuka ne voulait plus parler. Elle ne voulait pas encore énerver Hécate. Un être timide était généralement assez susceptible, les deux sentiments allant souvent de pair, et Shizuka n’y faisait pas exception.
Fort heureusement, le serveur revint avec le vin, avant qu’un silence bien trop pesant ne s’installe.
« Tenez, Madame. »
Il amenait la bouteille et un verre, et remplit le verre sous ses yeux, avant de déposer les deux devant elle.
« Me... Merci. »
Comme Hécate n’avait rien demandé, il n’y avait pas matière à trinquer. Shizuka attrapa le verre, et le trempa dans ses lèvres, buvant une gorgée. Le vin rouge lui fit du bien, réchauffant son cœur, mais même lui ne suffisait pas à enlever la boule qu’il y avait dans son estomac, et ce sentiment persistant qui s’imposait en elle. Ne plus rien dire, attendre que ça passe, s’enfermer chez soi, et oublier cette histoire. C’était ce que ses voix chuchotaient dans sa tête.
*Tu vois bien ce qui se passe, tu énerves les gens dès que tu te mets à trop parler..., Oh, tu n’es que partiellement responsable, rassure-toi sur ce point. Sérieusement, qu’espérais-tu en te rapprochant d’elle ?*
Peu importe ce qu’elle espérait, la seule chose qu’elle souhaitait maintenant était que ce repas se termine vite. Elle se disait que ça lui servirait de leçons. Shizuka était faite pour rester seule, pour agir de manière désintéressée. Elle l’était depuis le jour où elle avait vu le cadavre de sa tutrice sous ses yeux, et où elle avait été incapable de la soigner, assistant, impuissante, à sa mort. C’était depuis ce jour funeste qu’elle s’était jurée de sauver n’importe quelle vie, fût-ce au détriment de la sienne.
Dans tous les cas de figure, ce n’était plus sur Shizuka qu’il fallait compter pour relancer la conversation.
Entre-temps, le serveur leur demanda ce qu’elles comptaient prendre, et Shizuka, d’une petite voix, répondit qu’elle voudrait bien un poulet blanc. Le serveur hocha lentement la tête, ses yeux exprimant sa curiosité à l’égard de cette jeune femme recroquevillée sur elle-même, les épaules voûtées sur elle-même.