Sire Dolan entra, et, fidèle à lui-même, commença par inspecter les lieux. Cherchait-il des pièges quelconques ? Un trou discret dans le mur par lequel on pourrait lui injecter une fléchette empoisonnée ? Alice le laissa faire, comprenant amplement sa méfiance. Elle aurait agi de même, si elle s’était trouvée à Nexus. Son regard vert était hypnotique, mais elle ne comptait pas se laisser abuser. A dire vrai, elle trouvait déjà avoir été trop familière avec cet homme, notamment au regard de leur nocturne conversation. Elle ne devait pas se laisser tromper. Cet homme était un froid calculateur, aussi cynique qu’imbu de sa propre personne. Elle ignorait quelles pouvaient être ses réelles motivations, mais le bien-être de l’Empire d’Ashnard n’en faisait pas partie. Et elle ne le croyait pas suffisamment altruiste pour chercher la résolution de ce confit en favorisant la victoire d’un des deux camps. La paix entre Nexus et Ashnard avait déjà été envisagée, même par les Ashnardiens, mais n’avait jamais été retenue. Beaucoup de gens prétendaient que l’argent était le nerf de la guerre.
Pour Alice, et pour Ashnard, c’était plutôt le contraire. La guerre était le nerf de l’argent. C’était une tragédie sur le plan humain, mais, sur le plan socioéconomique, une guerre était ce qu’il y avait de mieux. Lors d’une guerre, les gouvernants pouvaient librement écarter les libertés publiques, développer la propagande, et chaque concitoyen d’un État se sentait naturellement plus solidaire de son pays. Si l’Empire d’Ashnard était perpétuellement en guerre, que ce soit contre Nexus, ou contre d’autres ennemis, ses habitants se sentaient toujours plus proches des dirigeants, car ces derniers les protégeaient. Chaque citoyen était appelé à être volontairement plus productif, conscient que le laxisme pouvait être une forme de trahison, et provoquait la mort de soldats. Le jour où la Princesse lirait l’un des livres qu’on lui avait rapporté de la Terre, elle verrait probablement de grands rapprochements entre la guerre entre Nexus et Ashnard, et celle entre l’Océania, l’Eurasia, et l’Estasia dans 1984. La guerre, c’est la paix. Pour les penseurs ashnardiens, c’était exactement cette idée.
Elle sortit de sa solitaire réflexion quand William évoqua son livre. Elle jeta un bref regard vers ce dernier. Visiblement, il avait apprécié cette lecture. Alice aussi aimait bien le livre. Encore une fois, elle garda pour elle ses réflexions. De manière cynique, William interprétait le concept de « liberté » à sa façon. Un proverbe ashnardien résumait plutôt bien ce qu’on pensait de la liberté, en érigeant une contrepensée : « La loi est ce que nous faisons ». Alice, elle, considérait avec dédain les libertés publiques, politiques. Le droit de se rassembler, d’émettre des contestations sociales pouvant dégénérer en émeutes... Tout cela l’effrayait un peu. Elle préférait protéger les libertés individuelles, comme le droit de propriété, et restreindre les autres.
Finalement, William en vint assez rapidement à son sujet. Son offre. Sa fameuse offre que l’Empire soutienne financièrement un coup d’État que lui mènerait, en laissant, bien naturellement, un noble fidèle aux idées ashnardiennes prendre le pouvoir.
*Après avoir affronté le Maréchal, voilà que je me tape maintenant le noble nexusien... Mais où est donc ma femme ?!*
La Princesse peinait à croire que les Nexusiens laisseraient un pro-Ashnardien prendre le pouvoir sans sourciller. L’Empire n’était pas très populaire, par chez eux. Elle fit donc la moue. Si ça se passait comme ça, l’Empire enverrait sûrement ses troupes, et brandirait le drapeau ashnardien au cœur de la capitale, sur la célèbre place publique centrale de Nexus, où se tenait le plus grand marché de tout Terra.
« Et bien... Commencez par vous asseoir, mon cher. On discute mieux en étant assis, de mon point de vue. »
Elle baissa ensuite la tête, se mordillant les lèvres, avant de poursuivre, décidant de ne pas répondre directement à sa question :
« Je pense que je peux vous dire comment ça va se passer, maintenant... A la fin de cet entretien, le Maréchal Coehoorn et moi enverrons chacun deux lettres. Ces lettres contiendront nos impressions et nos remarques à ce projet, à votre... Offre. Ces lettres arriveront entre la main d’un Conseiller impérial, le frère du Maréchal, Emhyr Van Emreis, qui utilisera nos deux avis pour savoir s’il peut financer votre projet. »
Le Maréchal n’étant pas là pour le moment, la Princesse pouvait s’exprimer un peu plus librement, et c’est ce qu’elle fit, décidée à suivre son idée :
« Et, plus je vous observe, plus je suis... Non pas sceptique, mais... Troublée. Je me demande ce qui peut vous motiver à agir ainsi. Bien que je puisse me tromper, vous n’avez pas l’air de porter un grand intérêt envers le peuple. Je vous vois donc mal devenir Roi de Nexus. Pour être honnête, j’ignore si je peux vous faire confiance. »
Une petite pause, le temps que William comprenne ce qu’elle disait, et, surtout, ce que ça impliquait. Il avait trahi un membre de sa famille, après tout. Et, à Sylvandell, la famille avait quelque chose de sacrée.
« Vous devez bien comprendre que les Emreis ressortent d’une forte déchéance depuis leur allégeance, il y a plusieurs siècles, à un Empereur dément. Emhyr caresse secrètement le rêve de devenir Empereur, et réussir à mettre fin à la guerre contre Nexus, et à s’emparer de Nexus, ne serait pas pour lui déplaire dans ses motivations. Quant à moi et à mon royaume, la fin de cette guerre nous permettrait de panser nos plaies, et de ne plus perdre de dragons ou de soldats pour une guerre dont ne nous sommes concernés que par allégeance. En revanche, si Emhyr se trompe sur votre compte, et si l’argent que nous sommes susceptibles de vous fournir sert à alimenter la machine de guerre nexusienne, il pourrait perdre son poste de Conseiller, et Coehoorn devenir un simple lieutenant sans aucun espoir de promotion militaire. »
Ce serait un coup terrible pour la fierté des Emreis et leurs espoirs d’une vie meilleure. William devait comprendre qu’il n’était pas le seul à jouer gros. Sylvandell était plus ou moins la seule partie dans ce jeu qui ne risquait pas de perdre grand-chose. Quoiqu’il arrive, l’Empire aurait toujours de ses dragons dorés pour soutenir leurs assauts. Alice n’ajouta rien. Elle exposait les enjeux progressivement, au fur et à mesure qu’elle-même comprenait ce qui se passait. Elle aussi ne savait pas tout. Emhyr était par nature un manipulateur, et savoir que cet homme s’intéressait à vous était autant un compliment qu’un problème... Surtout quand on avait en tête le passé tumultueux qui avait opposé les Emreis et les Korvander lors de la guerre civile.