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« le: lundi 17 septembre 2018, 01:32:19 »
Je me décomposai depuis l'instant où j'avais entendu le mot "truqué". Ma bouche entrouverte trahissait un air dévasté, ahuri, abasourdi. Mais l'étais-je vraiment?
Vraiment, il m'en fallait plus. Mon réflexe avait été d'analyser. Elle connaissait suffisamment les gens du coin pour prévoir leur réaction, mais d'un autre côté, elle s'en détachait, ils n'étaient jamais que "les glandus du coin". Était-ce par arrogance, ou simplement parce qu'elle n'était pas d'ici, et que le destin, dans sa facétie, l'avait placée là dans le seul but de me pourrir l'existence? Et puis, il y avait cette histoire de plastique "terrien". Il y avait vraiment besoin de préciser, ou était-ce une autre distanciation? N'était-elle pas elle-même terrienne? Mon masque de désespoir reprenait consistance et assurance, pour se muer à nouveau en des traits durs et un regard sec. J'évitai cependant de hausser le ton, me contentant de répondre normalement, de façon à être entendu par quiconque aurait capté notre petite conversation:
"Il n'y a pas de truc. Et je n'ai pas grand chose à craindre, merci du conseil."
La certitude dans ma déclaration ne découlait pas seulement de ma petite période d'immortalité hebdomadaire. J'avais travaillé mon public depuis un petit moment en jouant sur le divertissement et leur état d'ébriété qui faisait la joie du commerce. La plupart d'entre eux ne cherchaient plus vraiment à gagner, ils payaient simplement pour voir des animaux se faire déchiqueter. C'étaient un peu des gladiateurs canins, au final. Pour un poivrot qui voulait voir du sang gicler, une lampe-torche à LED, c'était jamais que du bonus.
En surface, il m'était vital d'avoir l'air sûr de moi. "Je n'ai pas grand chose à craindre" pouvait signifier bien des choses dans un monde où une gamine de huit ans pouvait se révéler être un vampire avec une épée démesurée cachée sous sa robe. Je clamais à bon entendeur que j'étais protégé, par moi ou par un autre, que si j'étais seul contre tous, je n'en étais pas moins intouchable. Le bluff, ce n'était pas un "truc", une astuce, pour gérer une affaire comme celle-ci. C'était un atout, crucial à la survie.
L'espace d'un court instant, d'une micro-expression, je lui révélai un sourire complice, révélateur. Il voulait dire "Oui, bien sûr qu'il y a un truc". Mais sa véritable signification était "Merci". Merci d'entrer dans mon jeu. Merci de rendre la soirée vraiment intéressante. Elle pouvait savourer cette maigre victoire. Après tout, c'était exactement pour ça, que j'étais là.
Elle m'avait chassé de la main d'un geste désinvolte, mais si elle ne m'avait pas obéi, il n'appartenait qu'à moi de la prendre à contrepied. Posant ma chaussure sur le bord de la table, je me hissai d'un bond à son côté, la débarrassant d'un coup de toute impression de supériorité. Elle ne me dominait plus de son perchoir, mais en arrivant à sa hauteur, je me rendais compte que j'étais à peine plus grand qu'elle. Retourner la situation en la dépassant d'une tête, c'eut été bien plus avantageux. Je maudissais intérieurement ma taille, et le fait que les gens étaient tous de plus en plus grands au fil du temps.
La table ne nous laissait que peu d'espace, créant une espèce de proximité menaçante que j'avais créée en envahissant si soudainement son espace vital. Mes traits irrités ne trahissaient en rien l'amusement que je ressentais alors. Et je n'avais pas l'intention de la lâcher de sitôt. Toujours avec ce semblant d'agressivité, je parlai, un peu plus bas, presque sur le ton de la confidence:
"Enfin, je t'en prie, fais tes propres enjeux! Si tu trouves un quelconque truc dans l'heure qui suit, je t'offrirai la récompense d'outre-monde qui te plait! Et je ne te parle pas de mes 'merdouilles en plastique'."
Était-ce là la moitié d'un aveu, ou bien la menace d'un homme qui ne peut pas perdre? Honnêtement, j'adorais jouer sur ce doute. Il était question d'enjeux. Il était question de paris. Elle avait une possibilité de "défaite", une chance de "perdre", et je me plaisai volontiers à ne pas en dire davantage sur ce que je comptais en tirer. Oh bien sûr, elle pouvait tout simplement décliner, mais j'avais bien calculé mon coup. J'avais attaqué son orgueil. J'avais piétiné ses plates-bandes. Refuser de jouer maintenant, c'était comme descendre de la table. C'était accepter que je la regarde de haut. C'était se détourner et baisser la tête alors que je restai sur mon piédestal. Il ne me restait plus qu'à porter le coup de grâce.
Mon bras s'enroula autour de son épaule à la manière d'un ami, et une expression réjouie devint mon nouveau masque. Ma voix se fit plus haute, plus claire, et redevenait celle de l'homme de divertissement:
"Et oui mademoiselle, admirez vous aussi ces guerriers au poil rugueux! Sanzam contre Rufus, deux tornades de griffes et de crocs!"
Je continuais à la manière d'un commentateur sportif, décrivant tout ce qui se passait sous leurs yeux embrumés d'alcool de façon à enjoliver et mystifier cette bagarre de chiens galeux. C'était un rade, aussi tous les hommes qui s'étaient tournés en entendant "mademoiselle" l'avaient aperçue, elle et sa tenue aussi étrangère que la mienne. Si je venais à être accusé de quoi que ce soit de louche, on la présumerait complice. Qu'elle le veuille ou non, si les ivrognes venaient à gronder, on serait dorénavant difficiles à dissocier.