Calypso se relaxa au moins une heure après le traitement de Mythilène, caressant du bout des doigts ses cuisses trempées, et les goûtant avec plaisir. Elle resta ainsi, rêveuse, pendant une bonne heure, tandis que, hors de la tête, la Horde vivait tranquillement. Il n’y eut que quelques rares attaques de Skagg à signaler. Il s’agissait de loups chasseurs du désert, des créatures à la peau nue qui attaquaient en bande. Les archères amazones se firent plaisir en les abattant de loin, et leurs carcasses furent ramenées, afin de les dépecer, et de se nourrir de la viande. Alors que le soir approchait, les Amazones commençaient à monter le grand feu de camp commun qui les réchaufferait pendant la nuit. On avait à cet effet de gros chariots remplis de bois, des chariots qu’il fallait renouveler presque toutes les semaines. La Horde, après tout, se composait de plus d’un millier d’âmes, et il n’y avait qu’une infime partie d’Amazones qui pouvaient dormir dans des tentes. L’écrasante majorité de la Horde dormait à même le sol, dans des couvertures, en se blottissant les uns contre les autres. C’était parfois difficile, mais les liens, ainsi, se nouaient et se renforçaient. On cherchait de la chaleur auprès des corps, dans de lentes et langoureuses danses qui duraient une bonne partie de la nuit. La richesse matérielle encourageait l’individualisme et l’égoïsme, selon les Amazones. Elles ne pouvaient donc tolérer cela, elles pour qui la Horde comptait plus que n’importe quoi. On dormait donc à même le sol. Seules les très petites sœurs, les jeunes filles et les bébés, dormaient dans les tentes, à l’abri du froid, ainsi que certaines Amazones guerrières. Avoir un lit de camp était plus une sorte de privilège, de récompense, qu’un droit accessible à toutes. Les jeunes Amazones n’y avaient le droit que si elles avaient du mal à s’acclimater à la température du dehors. Autrement, les enfants dormaient entre les bras des Amazones qui les prenaient. Une Amazone n’avait pas vraiment une mère attitrée. Quand une Amazone accouchait, on ne disait jamais à la jeune Amazone qui étaient ses mères, celle qui avait enfanté celle qui l’avait mis au monde. C’était un secret, mais il arrivait parfois que la mère de l’Amazone se montre plus protectrice envers elle qu’avec les autres. Ce système était voulu et en vigueur depuis des siècles afin de casser la dissociation fondamentale qui régulait toute société civilisée, entre l’intimité et le monde de l’extérieur, le cercle de la famille nucléaire et celui de la société. Au sein de la Horde, tout était confondu.
Un grand feu se mit à brûler pour le peuple. Il était à proximité de l’oasis, et non pas directement dessus. Un incendie n’était nullement souhaité, et, comme à chaque fois, Mythilène et les Chamanes formèrent un cercle autour du feu, récitant une prière magique afin que le feu prenne plus facilement, et que de hautes flammes brûlent dans le ciel. La nourriture, quant à elle, était cuisinée par les Amazones elle-même, sur des grils faisant penser à des espèces de fourneaux rustiques. Le feu central était trop puissant pour cuire la viande. Les ressources alimentaires étaient un problème constant pour la Horde. N’étant pas sédentarisée, elle n’avait pas d’agriculture, mais un troupeau qui suivait les longs et lents voyages des Amazones. Il fallait constamment envoyer des sœurs chercher des fermiers pour obtenir des vaches, des brahmines, des poules, et d’autres animaux comestibles. C’était ce qui, en partie, justifiait le fait que la Horde se repose au sein des forêts, afin de pouvoir plus facilement chasser les biches ou les lapins, ou tout simplement cueillir des fruits.
Calypso avait faim. Cette constatation s’imposa à elle après le rituel du feu, et elle sentit son estomac gargouiller. Elle porta une main à son ventre, mais savait qu’elle allait devoir attendre qu’Andromaque n’ouvre la parole. La Reine se devait de prononcer un discours chaque soir, récapitulant les évènements de la journée, et la direction que la Horde prendrait le lendemain. C’était une coutume, et aucune Reine, de mémoire d’Amazone, n’y avait jamais dérogé. Elle y songeait lorsque le Père revint près d’elle. On lui avait dit qu’il avait passé l’essentiel de sa journée à susciter la curiosité des Amazones en préparant des rituels.
*J’espère qu’il a songé à s’entretenir avec quelques Amazones de notre peuple... Il serait dommage qu’il reparte bredouille...*
Il lui présenta ses excuses, et elle soupira, se sentant également idiote. Calypso secoua la tête, et décida de rapidement dissiper le malentendu :
« Ne vous en faites pas, ce n’est pas grave, répliqua-t-elle doucement. Je n’aurais pas du m’énerver ainsi. »
Calypso était certes une Amazone, mais elle restait aussi une femme... Et rares, très rares, étaient les femmes qui aimaient confier leurs problèmes de cœur. Sur le coup, les Amazones ne risquaient sûrement pas de faire exception, car, dans leur mode de vie, l’instruction des sentiments amoureux était délicate. Aucune mère ou aucun père pour expliquer cela à leur progéniture... Encore qu’il fallait se demander si tous les pères ou les mères veillaient à éduquer leurs enfants. Les Amazones apprenaient probablement comme n’importe quel enfant les choses qu’il y avait à savoir sur le sexe : par la curiosité et la surprise.
« Nous allons bientôt manger... Mais, avant cela, Andromaque doit parler aux Amazones. »
Calypso en profita pour lui parler un peu de son peuple, mais dut s’arrêter dans ses explications lorsqu’Andromaque avança près du feu. Il y avait un cercle autour d’elle, les plus petites Amazones se tenant là, à ses pieds. Calypso également s’approcha. Andromaque se racla la gorge, afin de parler d’une voix forte, et était aidée par Mythilène, qui amplifiait les ondes sonores lointaines émanant de la bouche de la Reine, pour qu’on parvienne à l’entendre.
« Mes sœurs, une journée vient de s’écouler, et aucune des nôtres n’a rejointe la Déesse-mère, commença par annoncer Andromaque, suscitant quelques applaudissements.
- C’est la formule de départ habituelle, commenta Calypso à l’oreille du Père. Le discours commence toujours ainsi, par annoncer s’il y a eu des mortes ou pas.
- Comme vous avez du le remarquer, poursuivit la Reine, nous avons reçu aujourd’hui la visite d’un homme. Ce dernier a prouvé sa valeur, et bénéficie de notre hospitalité. Demain, plusieurs de nos sœurs organiseront une expédition dans une nécropole infestée par les ennemis de la Déesse-mère, des démons qu’il faudra repousser. »
Ce discours reprenait les récentes actualités, afin de tenir l’essentiel de la Horde au courant de ce qui se passait. Andromaque évoqua ensuite le futur du peuple :
« Demain, nous resterons encore dans cet oasis. J’attends le retour de plusieurs éclaireuses pour me conseiller sur la manière d’orienter la Horde, afin de traverser ce désert, et éviter de nouvelles nuits au cœur du désert. »
Dormir dans le désert quand il n’y avait pas d’oasis était quelque chose de terrible. Outre la chaleur de la journée, horrible, les réserves d’eau s’épuisaient drastiquement, et les Chamanes étaient alors d’un intérêt crucial. Elles créaient des sorts d’Eau pour remplir les réserves, mais, pour créer de tels sorts, il fallait supposer qu’il existe au moins quelques gouttes d’eau dans la zone. Si la zone était aride et sèche, impossible de créer un sort d’Eau, à moins d’utiliser sa propre eau, et donc se déshydrater. Andromaque essayait donc d’obtenir une carte précise de la région, sachant que la vitesse de déplacement de la Horde était difficile. Néanmoins, elle s’attendait à devoir passer une ou deux nuits dans ce désert, avant de rejoindre de grandes forêts. Mais, si elles pouvaient se reposer dans des ruines, ce serait toujours ça de pris.
« Sur ce, termina la Reine, je vous souhaite une bonne nuit, mes sœurs. Mangez bien. »
Le discours se termina ainsi, et il y eut des applaudissements, tandis que les Amazones allaient se servir auprès de celles qui avaient cuisiné, dans une ambiance champêtre et rustique. Être au sein de la Horde pour des étrangers était généralement un véritable dépaysement. Les cuisinières elles-mêmes donnaient les écuelles, et on mangeait parfois avec les doigts, ce qui expliquait que les repas étaient sur l’oasis, près du point d’eau, afin de pouvoir se nettoyer ensuite.
« Prenez ce qui vous fait plaisir. Vous êtes notre hôte, tout vous est accessible. »
Andromaque elle-même l’avait dit, ce qui était la source de protection la plus élevée qui soit.