Tout n'est affaire que de grandeur [Aphelandra]

Cette journée s'était passée exactement comme prévu. Il s'était rendu au marché aux esclaves d'Ashnard, et avait libéré une poignée d'esclaves, affrontant au passage un bon paquet de soldats de la ville. Guidant la petite troupe à travers les contrées du Chaos, affrontant brigands, monstres et encore d'autres soldats quasiment toute la journée par le seul maniement de l'épée, il s'était retrouvé dans la crique où le rendez-vous avait lieu. L'objectif avait été de gagner la confiance des esclaves avant de les revendre aux pirates, et tout s'était passé comme prévu.
Oui, comme prévu, le capitaine avait refusé de payer. Donc comme il s'y attendait, il avait dû tuer tout l'équipage, et fouiller la cale pour se servir lui-même.

Redescendant du bateau avec des sacs remplis de richesses, il croisa le regard des esclaves, qui l'attendaient sur la petite plage. Il avait été très sélectif en les libérant, raison pour laquelle la majorité de ses compagnons étaient des terranides lapins. Il déversa le contenu des sacs à leurs pieds, et se garda quelques pièces ainsi qu'une bouteille de rhum:

"En fait, je suis Kyô. Je vous ai mené ici pour vous affranchir, vous êtes libre. Construisez un village côtier ici, et bâtissez un temple. Ensuite, tracez une route jusqu'ici, et mettez des panneaux. Formez des guerriers, et ce port de commerce et de pêche deviendra un havre de paix pour les esclaves en fuite, qui me le rendront bien. Si Ashnard vous attaque, priez-Moi, et je vous aiderai."

Des exclamations de stupeur et des murmures satisfaits s'élevaient de la petite troupe qui comptait à peine une centaine d'anciens esclaves. La crique possédait bois et rochers, et l'endroit avait l'air propice à la pêche. Leur dieu lui-même les avait mené ici, et leur avait donné plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour s'ouvrir aux échanges. La plupart des terranides s'inclinaient devant lui, et les autres le bombardaient de remerciements. Y en avait-il un seul qui se souciait du temps que ça prendrait? Non.

Une aura singulière se manifesta. Pour Kyô, elle était aussi puissante que familière, il l'avait déjà sentie, il s'en souvenait. Sans même rien dire, il s'envola vers la source de cette énergie. Puissante, innocente, et elle avait ce petit quelque chose que dégagent tous ses fidèles. Il accéléra, son bras laissant une trainée noire derrière lui. Il l'avait reconnue:

"Aphy!"

Il s'en approchait, il le savait. Encore un petit kilomètre et elle serait visible. Comme prévu.

Les deux lapins cessèrent leurs ébats et relevèrent la tête en entendant la voix puissante percuter les falaises aux alentours, puis reprirent vite leurs affaires. Au contraire de la spectatrice qui les observait en silence depuis quelques minutes, et qui elle, regardait toujours derrière elle en direction de l'horizon. Elle sursauta en apercevant la silhouette de Kyô voler au-dessus des terres et en oublia le couple d'animaux pour se relever brusquement.
En passant, elle posa un tas de feuilles par-dessus les lapins pour éviter que le divin ne voit ce qu'elle imaginait comme étant un combat. Elle était presque sûre qu'il lui reprocherait de les avoir laissé s'entretuer et si il découvrait qu'elle observait le spectacle depuis le début sans en comprendre la nature, elle serait punie comme une enfant prise en faute.

Il finit par arriver, la voyant assise sur l'herbe, en tailleur, aussi sage qu'une image et qui essayait de cacher du mieux qu'elle pouvait le spectacle malgré que les lapins aient commencé depuis longtemps à émettre de petits bruits aigus. Naïve qu'elle était, elle avait oublié que leurs auras étaient détectables par leur créateur, particulièrement quand ils... batifolaient, dirons-nous.

"Usagi-sama ! Je n'attendais pas votre visite !"

Ce qui était tout à fait vrai cette fois-ci. Mais elle aurait aimé qu'il la prévienne. Elle avait toujours l'impression que Kyô, en la surprenant en train de ne rien faire, pensait qu'elle passait ses journées à glander. Alors qu'en général, c'était plutôt l'inverse. C'était rapide pour une grande fille comme elle de parcourir les régions à grandes enjambées, mais si l'on rajoutait un lapin de même pas un mètre à chercher dans la nature, ça devenait tout de suite plus compliqué. Elle était quand même assez soigneuse pour fouiller les terres au peigne fin... et pour l'instant, pas de Choupi en vue.

"A moins que vous ne m'ayez prévenue, mais que j'ai oublié ? Non, j'espère que ce n'est pas ça, hein ?"

Une goutte de sueur passa sur son crâne en imaginant cette hypothèse. Elle s'imaginait déjà devoir subir la mauvaise humeur de celle dont elle était la fidèle...

La silhouette d'Aphelandra se dessinait enfin. Il accéléra à nouveau en vrillant, et une détonation retentit, comme quand on passe le mur du son. Il s'arrêta net à quelques mètres du visage d'Aphelandra, qui l'accueillait en souriant.

"Usagi-sama ! Je n'attendais pas votre visite !"

Il mit son doigt et son index au niveau de son front, et fit un petit geste en guise de salut, tout souriant sous son masque. C'était une bonne surprise que de la croiser aujourd'hui. Elle continua:


"A moins que vous ne m'ayez prévenue, mais que j'ai oublié ? Non, j'espère que ce n'est pas ça, hein ?"

Il ricana un petit moment devant le stress de sa prêtresse, c'était rare de voir un fidèle avoir des suées devant son Dieu, sauf s'il la châtiait souvent. Quoique, il l'avait déjà frappée avec des branches d'orties une fois, pour une excuse bidon en plus, il était surtout de sale humeur ce jour-là, à cause d'un noble qui avait osé lui filer une pièce dans la rue. Enfin bref, là, il était de bonne humeur, et s'asseyait en tailleur dans les airs, devant les yeux de la titane.

"Non, en fait, j'ai senti ta présence de loin, et je suis passé te dire bonjour en passant! Faudrait que tu essayes de calmer un peu ton énergie, t'es une Géante, ton mana est presque aussi grand que le mien, je te l'ai déjà dit!"

Il sentit l'aura de deux lapins, fort occupés à lui "recruter d'autres fidèles". Son regard se perdit sur le tas de feuilles, plus loin en bas, où avait lieu ce petit miracle de la vie:

"Et sinon, tu faisais quoi, là?"

Il savait bien évidemment que cette question était aussi utile que lui demander l'heure, il s'en foutait royalement, mais comme elle ne saurait quoi répondre, c'était marrant. Il lui lança ensuite son regard-qui-tue-mais-pas-sincère-juste-pour-faire-flipper-Aphy, en s'approchant lentement sans quitter sa position assise. Il appréciait cette prêtresse-là parce qu'elle était aussi utile que mignonne, mais aussi parce que ça l'amusait de jouer un peu avec sa naïveté. Finalement, il s'étira, et alla mollement s'affaler à plat ventre sur l'épaule de la géante. Il prit un ton plaintif:

"J'suis fatiguéé, j'ai passé ma journée à balader des terranides, pour qu'ils me construisent un village dans une crique!"

Il se rappela alors qu'il avait une bouteille de rhum à la main, bouteille qu'il avait instinctivement prise dans les bras pendant le vol, pour qu'elle ne se brise pas à cause de la vitesse. Il la débouchonna avec le pouce en faisant disparaitre son masque et en but une gorgée, tout bien installé qu'il était. Il tendit la bouteille vers la joue de la femme, comme si elle pouvait le voir comme ça, et comme si une bouteille normale pouvait faire autre chose que lui chatouiller la langue de façon presque imperceptible:

"Et toi, quoi de neuf? Tes lectures avancent?"

"Moi ? Ben..."

La titane jeta un coup d’œil (voulu) discret entre les branches en bas, et ne trouva rien de mieux à dire que :

"... En fait, je sais pas... trop."

Ce qui était tout à fait vrai puisqu'elle ne connaissait pas la nature de l'acte qui se passait tout près de ses orteils, et qui d'ailleurs venait de finir.

Quand la jeune femme entendit la remarque à propos de son aura, l'air à la fois triste et étonnée qu'elle avait pris aurait fait fondre n'importe quel homme, mais pas la divinité qui y était habitué depuis le temps que sa prêtresse lui sortait cette tête...

"Mais-mais vous ne m'avez toujours pas montré comment faire ! J'peux pas deviner !.. et vous avez pas le temps de me l'enseigner, je suppose..."

Les deux lapins sortirent du buisson, pas vraiment effrayés par les deux pieds devant eux qui faisaient à eux deux la taille d'un camion de livraison. Aphelandra les sentit se frotter contre sa cheville et se baissa pour les prendre au creux de sa main. Tant pis si elle se prenait des Dark River dans les fesses, il valait mieux être mature et assumer ce qu'elle croyait être sa faute, au moins par respect pour un Dieu tel que Kyô. Avec le temps et les responsabilités, elle avait appris à ne plus faire l'enfant... ou au moins, pas tout le temps...

La blonde vérifia que le couple de lapins ne comportait aucune blessure ou parasite, avant de leur donner un baiser et de les poser ensuite avec précaution sur son épaule gauche, la droite étant occupé par le Divin qui n'avait pas manqué cette occasion de se plaindre pendant quelques minutes. Pour quelqu'un comme Aphy qui avait vu ses ancêtres transporter des tonnes de gravats sur leurs épaules et construire des grottes en s'écorchant les mains jusqu'à l'os, autant dire que ce genre de plainte était assez puérile. Mais elle n'était pas à sa place si elle se mettait à juger.
Outre-mesure, ça ne la dérangeait pas d'écouter : elle avait l'impression d'être utile, un peu comme la gentille femme qui écoute son mari à la sortie du travail en préparant le dîner (ce dernier détail devant être oublié, vu que Kyô n'était pas fan de la soupe qu'Aphy avait mis la matinée à préparer... quand y a des bouts de bois et des mouches mortes dans la casserole, faut dire...).

"Oh, c'est vrai !"

Une seconde plus tard, la géante avait sorti de nulle part un petit livre (dont le coin frôla l'oreille de Kyô et manqua de l'assommer), adapté à sa taille, donc pas si petit que ça. C'était le divin qui le lui avait apporté dans l'espoir de lui apprendre au moins l'alphabet et la faire monter d'un cran par rapport à tous les illettrés présent sur Nexus. C'était un cahier d'aspect rudimentaire, sûrement fabriqué par des fidèles qui avaient fraîchement appris l'imprimerie et qui avaient assez de courage pour faire des pages de cette taille.
En faisant attention à ne rien déchirer, Aphy tourna les pages (un peu rapidement pour les premières qui arboraient des dessins de sa main, qui ressemblaient fortement à des œuvres d'enfants et qui représentaient diverses choses très surprenantes de sa part telles que des lapins, des écureuils, Kyô et ce qui était censé être une Dark River mais qui ressemblait plus à un gros pâté noirâtre, des montagnes...) et finit par arriver à l'alphabet. Comme pour les cahiers de maternelle, il y avait l'original à gauche, et les résultats d'Aphy à droite, qui avait retracé les lettres une par une en tremblant un peu.

"J'ai formé des mots, aussi, la dernière fois !.. mais j'ai perdu la page vers les villages au sud, des fidèles l'ont prise pour une tenture et ont fait des toits avec, alors bon... en tout cas j'arrive à lire la moitié du texte que vous m'avez donné, aussi ! ♪"

Kyô avait eut le temps de distinguer les quelques gribouillis qui ornaient les premières pages du cahier et se renfrogna. C'était pas évident de fabriquer des ouvrages aussi gros, si en plus elle gaspillait les feuilles à dessiner des trucs inutiles. Enfin, c'était en partie pour sa bêtise que le Dieu appréciait Aphelandra, et puis ce n'était pas lui qui s'était cassé le cul à tout faire à la main. Lui, il avait juste demandé à ce que ce soit fait. Alors pas de quoi criser. En plus, ça avait dû faire chier Artémis, il fallait au moins un arbre entier pour faire ne serait-ce que deux pages de ce bouquin. Une sacrée claque pour la protectrice des forêts. Il se calma et regarda les lettres. Bon, il y avait du progrès, mais c'était pas encore ça.

"Aphy, tu es une prêtresse. T'es supposée savoir lire et prêcher mes écrits religieux, c'est dans le B-A BA. Va falloir y travailler avec un peu plus de rigueur..."

Il flotta mollement dans les airs et s'assit au sommet du petit cahier géant, et lança à nouveau son vrai faux regard glacial. Il avait du mal à être foncièrement mauvais avec un minois pareil.

"En parlant de mes écrits, même si tu en trouves pas à ta taille, tu pourrais au moins demander qu'on te les lise. Histoire de te tenir au courant quoi..."

Bon, c'était ses écrits. Parce que ça parlait de lui en fait, il n'avait jamais écrit quoi que ce soit là-dedans, et vérifiait juste de temps en temps si ses fidèles écrivaient pas des conneries qui les arrangeaient, du genre qu'il fallait donner de l'or dans les offrandes, alors qu'il n'en avait rien à cirer. Bon, c'était des textes religieux, exagérés à souhaits dans lesquels on décrivait un Kyô invincible vêtu d'un long manteau et se battant d'égal à égal avec Arès. Pour le manteau, il hésitait encore, pour Arès, il préférait ne pas parler de ses 914 002 défaites contre ledit oncle. Pour zéro victoires. Ouais, fallait rien dire. Il soupira:

"Bon, pour ton aura, je vais t'expliquer vite fait. Il te suffit de te calmer, ne penser qu'à ta propre énergie, la visualiser et te concentrer."

Il tendit sa bouteille de rhum juste sous le nez d'Aphelandra. En fait ce qu'il voulait, c'était lui présenter son bras enflammé. Enfin bon...

"Essaye de visualiser ton énergie comme une flamme tiens. Tu t'imagines une flamme, toute conne, et tu la fais baisser d'intensité. Ça devrait t'aider."

En théorie, c'était facile. D'ailleurs Kyô n'avait jamais eu à visualiser son énergie, puisse qu'elle émanait de tout son bras comme un appendice, une étrange difformité. Mais Hadès avait bien passé trois ans pour l'aider à contrôler son aura. Demander à ce jeune Dieu de rester calme et concentré sur une seule chose, ça revenait à essayer de vaincre Zeus en lui catapultant des miettes de pain avec une cuillère.

Le couple de lapins qui était resté là à contempler leur Dieu se trouva soudain fort impoli à écouter les conversations des autres. Ils décidèrent de partir, oubliant qu'ils étaient perchés sur l'épaule d'une géante aux proportions montagneuses. Ils tombaient en chute libre, et le fils d'Artémis les regardait du coin de l’œil. On l'avait vraiment mis à un poste débile, c'était gaspiller son potentiel. Il observait Aphelandra, sans faire attention au reste. C'était capital pour elle de savoir cacher son aura, elle en serait bien trop repérable par des chasseurs ou autres types aux intentions mal placées quant à ses généreuses mensurations. A quelques centaines de mètres en dessous, deux chaînes attrapaient les lapins au vol et les reposaient doucement sur le sol d'où elles avaient jailli.