Si l’on avait demandé à Saïl de jauger son pouvoir séducteur, au lieu de donner une véritable réponse, il se serait certainement mis à rire, ce qui aurait été suffisamment éloquent sur le sujet : pour lui, il n’en avait pas. Non pas qu’il s’estimât repoussant, que ce fût socialement ou physiquement, mais lorsqu’il lui venait à l’idée d’estimer son charisme par rapport à d’éminentes figures de chic et de charme, le jugement lui apparaissait avec une évidence tellement criante qu’il n’en était même pas blessant ; il ne soutenait nullement la comparaison. S’il s’était essayé à la pratique du flirt, il se serait très rapidement mis à enchaîner les platitudes avec les maladresses, les clichés avec les âneries, tout ça pour ne résulter qu’en un fiasco illuminé par le rouge de la honte donc son visage aurait été marqué.
Il ne lui serait pas venu à l’idée que sa gentillesse, sa prévenance, sa douceur, pouvaient avoir de quoi plaire, et de par cette inconscience, n’en devenait que plus touchant, plus sincère envers les personnes auxquelles il s’adressait. Evidemment, pour une femme qui aurait préféré un homme irradiant virilité et sex-appeal, il était absolument inintéressant, mais cela n’empêchait qu’en toute objectivité, il était aimable, dans tous les sens du terme.
De telles idées étaient toutefois bien absentes de son esprit, car son regard, ses réflexions, ses attentions étaient fixés sur la demoiselle qui avait de la sorte éveillé son intérêt et son affection de manière si forte et si aisée que cela en devenait presque ridicule. Mais le ridicule ne tue pas, et il le prouvait en se sentant à chaque seconde passé en présence de l’adolescente plus vivant, plus vif, plus vivace, comme une fleur autrefois somnolente dans l’ombre et affichant désormais pleinement ses couleurs sous les rayons du soleil.
La comparaison suivante est un immense cliché, mais il faudra bien la souffrir tant elle pouvait bien s’appliquer à la situation présente avec un peu d’indulgence : Saïl était tel un chevalier un genou en terre devant sa princesse ; un chevalier certes incapable de combattre, et une princesse bien peu maniérée, mais pour autant, la dévotion et le courage d’une part et le charme et la beauté d’autre part étaient présents. C’est qu’en parlant de soleil, son âme avait été comme ardée par la vision de l’adorable étrangère, et la chaleur dont elle avait été pénétrée ne cessait de s’entretenir au contact de celle-ci.
Il en était bien conscient, il entretenait des sentiments d’une tendresse certainement démesurée à l’égard de cette inconnue, mais il l’était tout autant que tâcher de les réfréner n’aurait fait que déranger l’enchantement littéralement tangible qui s’était installé et prenait sans cesse plus de force. En vérité, ce qu’il ressentait pour cette jeune fille aurait pu passer pour un attachement semblable à de l’amour fraternel, mais il savait que prétendre le contraire aurait été se mentir à lui-même : il s’agissait de quelque chose de plus fort, plus profond, plus insidieux même, et si cela lui rongeait le cœur, il était manifeste que faire mine de se séparer d’elle l’aurait fendu.
C’était idiot, mais le simple petit remerciement dont elle le gratifia sonna comme une véritable louange à ses oreilles, et le sourire dont elle orna une pareille formule ne fit qu’en rehausser l’effet, le propulsant vers des sommets de félicité. Bien sûr, il avait toujours été du genre à apprécier de telles expressions de gratitude à leur juste valeur, quand bien même elles fussent machinales et n’eussent relevé que de la politesse, mais en l’occurrence, l’entendre de la part de cette jolie brunette lui donna sans qu’il eût pu expliquer pourquoi l’impression d’être exceptionnel. Indubitablement, il y avait dans tout cela une part de délire, mais c’était un agréable délire, de la même essence qu’une extase divine, et si déraisonnable que s’y laisser aller pût être, Saïl n’aurait voulu s’en détacher pour rien au monde.
Pour autant, il n’avait pas perdu le sens des réalités, et lorsque l’adolescente lui demanda si par hasard il n’était pas un ange venu la remettre sur le droit chemin ou un héros de contes de fées, il ne dit rien en retour. D’une part car les questions avaient de toute évidence un caractère rhétorique, et d’autre part car la réponse à de telles interrogations pouvait facilement se lire dans ses doux yeux pénétrés d’amusement de même que dans son demi-sourire sagace : lui, un prince charmant ? Non seulement il ne possédait de son avis pas une once de cette qualité comme il l’a été expliqué, mais il n’avait dans les veines aucune once de sang bleu, la seule noblesse qu’il possédait étant celle de l’âme.
Ou bien alors, s’il pouvait avoir été anobli, ce devait avoir été par le regard de la demoiselle qui se posait sur lui à la manière d’un voile léger, frais et tendre, et dont il ne se lassait pas tant le mouvement de ces beaux iris verdoyants lui était pareil à un ballet de lucioles qu’il prenait plaisir à regarder. Etrangement, là où les extrospections insistantes le mettaient d’habitude dans un état de gêne et de timidité intense, celle qu’observait la jeune fille à son égard ne le dérangeait pas, comme s’il avait existé entre eux une étrange et étroite familiarité, comme s’ils s’étaient reconnus par une indicible intimité intemporelle.
Et s’il aimait être vu, voir ne lui agréait pas moins, le spectacle du moindre mouvement de sa protégée s’imprimant sur sa rétine avec à chaque fois cette même stupide mais irrésistible sensation de trésor. Ses gestes vifs, délicats, gracieux, ses doigts se posant sur la surface du bol, la manière dont la couleur de sa peau semblait s’altérer selon l’angle avec lequel la lumière la frappait, la pression que la surface du récipient exerça sur ses lèvres, les oscillations qui coururent le long de sa gorge au fur et à mesure que le liquide chaud y descendait, ses cheveux se déplaçant doucement au gré du changement de ses postures, la façon dont elle reprit son souffle -presque en un gémissement- en reposant le récipient, l’air contenté et rasséréné qu’elle prit… des mots ne sauraient rendre les émotions qui se saisirent de Saïl en cet instant ; seul le son d’un soupir d’adoration le pourrait.
Comme il l’avait souhaité, autant pour son bien que par espoir de ne pas la contrarier, elle accepta le don de son épais vêtement dans lequel elle se resserra, en appréciant manifestement le contact de cocon au grand soulagement de l’attentionné personnage. Puis elle lui révéla son nom, un lien de plus qui s’établit entre eux tel un nœud invisible, fin, mais tenace, et que son interlocuteur remua mentalement : deux syllabes, simples et presque dérisoires, formant un nom banal en soi mais qui se voyait reluire d’unicité, de signifiance, car il s’appliquait à elle.
Ce fut toujours d’un regard tendre, à peine troublé, qu’il la regarda se rapprocher de lui, mais ce qui se modifia fut son rythme cardiaque, celui-ci reflétant à quel point il était pour lui important, presque exaltant, qu’elle se fît physiquement plus proche, le jeune homme se sentant plus nerveux, comme sous l’effet d’un phénomène chimique. Si près d’elle, il avait envie de l’étreindre, mais son bon sens lui soufflait encore que les bons usages l’interdisaient, aussi se fit-il violence pour se contrôler et rester respectable, gardant une main sur sa table et une autre tenant son verre.
Se faisant de plus en plus aimable –encore une fois dans les deux sens du mot-, elle s’excusa ensuite de son comportement, renforçant encore davantage l’affection de Saïl qui lui avait de toute manière d’ores et déjà pardonné. Elle s’était certes montrée perturbée et irrévérencieuse, mais il ne lui en voulait aucunement pour cela, sa colère allant seulement aux goujats, aux insensibles, aux cruels vauriens qui pouvaient avoir été responsable d’un abattement pareil.
Encore une fois, par l’aménité de ses traits autant que par le haussement d’épaules qu’il exécuta, il répondit sans avoir un mot à dire, mais alors qu’il allait ajouter la parole au geste, Aya ne lui en laissa pas le temps, prenant les devants d’une façon qui le laissa pantois. Quand elle se leva, son sourire se dissipa un tantinet sous la surprise, et alors même qu’elle venait dans sa direction, les battements de son cœur s’accélérèrent encore, semblant se calquer sur l’enchaînement des pas de l’adolescente.
Il l’avait envisagé, espéré même, mais sans vraiment y croire, aussi fut-ce un ébahissement de taille quand il sentit sa bouche voleter comme un papillon pour se poser avec grâce contre sa joue, y imprimant alors cette infime succion que l’on nomme baiser. Immédiatement, pour lui, ce fut comme la propagation d’un choc statique doux mais bien tangible, qui partit de son visage pour aller se propager jusqu’à la racine de ses cheveux, dans sa cage thoracique, jusqu’aux moindres extrémités de son corps pour se résorber en laissant en souvenir une agréable chaleur reflétée par le léger fard qui se peignit sur ses joues.
Ebahi, il la regarda un moment avec un air d’incrédulité sur le visage, bouche bée, une main portée par réflexe à l’endroit du baiser comme pour vérifier s’il n’y avait pas là la trace de quelque sortilège qu’elle lui aurait lancé. Il l’observa, espiègle, jolie, mutine, et sans même qu’il eût besoin d’y penser, il lui vint d’instinct ce par quoi il devait rétorquer à cet acte, mi-signe de reconnaissance, mi-provocation.
Même s’il s’était donné la peine d’y réfléchir, il ne se serait probablement pas empêché de faire ce qu’il fit, et ce fut sans hésitation, sans précipitation, sans incertitude qu’à son tour il se mit debout, s’approcha, puis vint à son contact, l’enveloppant affectueusement, tendrement, de ses grands bras propres à étreindre, pour ensuite se serrer contre elle. Tête contre tête, le nez au niveau de la nuque de la jeune fille, il put apprécier son parfum en même temps que sa chaleur et la souplesse de sa peau. Saïl avait toujours été sensible aux odeurs qui peuvent contenir l’essence même d’une personne, et celle d’Aya était suave, fraîche, vivifiante, presque piquante ; un véritable enchantement.
Ce fut comme s’il avait voulu avérer sa présence, vérifier que cette ravissante adolescente pleine de charme n’était pas qu’une apparition ou quelque être féerique qui se serait volatilisé à la première occasion, et la sérénité ô combien plaisante de cet instant de pleine tendresse se poursuivit jusqu’à ce qu’il se détachât délicatement d’elle avec encore un sourire rêveur sur les lèvres.
« J’espère que vous ne m’en voulez pas. » Murmura-t-il, une infime timidité venant démentir la possibilité d’une assurance aussi complète qu’il aurait pu en donner l’illusion.