Acte 1
Naufragés
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L’ultime frontière ne cessait d’être repoussée et, comme toute conquête de nouvelles terres sauvages et sans foi ni loi, elle attirait tout ce que la société comptait de rebuts et de fugitifs. Les ports de transit desservant les fronts exploratoires étaient des mines d’or pour les chasseurs de primes. Ils étaient nombreux à s’y installer à demeure quand d’autres usaient de leurs vaisseaux pour chasser les individus recherchés au plus profond de l’espace sauvage.
Le Masterclass s’adonnait régulièrement à ce type d’opérations, souvent simples, nombreuses et décemment payées. Pour le moment, néanmoins, le vaisseau lui-même était bloqué pour révision avant de s’engager dans sa mission, et l’équipage avait quartier libre. Après avoir passé un dernier soir très animé à bord, ils s’étaient séparés pour s’occuper d’affaires en attente, parfois très personnelles, et chacun s’adonnait à ses propres plans.
Jack avait passé une journée à se détendre et à flâner avant de commencer à s’ennuyer ferme. Il avait récupéré son appareil personnel pour prendre de l’avance sur le travail et partir patrouiller dans les environs, laissant le hasard mettre, peut-être, du travail sur son chemin, comme un pêcheur lançant sa ligne dans l’étang sans savoir si on allait mordre, ni ce qui allait mordre.
Certains croient qu’il y a des lois magiques à l’univers. Jack n’était pas de ceux-là, même s’il avait eu quelques exemples confondants comme celui qu’il était sur le point d’expérimenter. Car, arrivé dans le système H4o2, en cours d’exploration et presque entièrement sauvage encore, choisi au hasard de surcroît, son esprit dérivait vers les souvenirs de sa compagne, morte depuis des années. Il n’avait jamais réussi à l’oublier ni à panser vraiment les blessures de son départ. Il avait toujours un cadre comptant des photos d’elle comme d’eux deux et leur unité dans sa cabine, mais aussi certains effets personnels qu’il n’avait pas eu le cœur de renvoyer à sa famille. Sa sœur lui avait envoyé un message, à l’époque, pour le remercier, avant que tout contact soit définitivement coupé, à jamais ; ou du moins le pensait-il.
Quel était son nom, déjà ?
Kiralynn !
Il s’était laissé voler jusqu’à Hyperia, la géante gazeuse qui avait donné son nom informel au système, lorsqu’un signal lui arriva. Un SOS, simple, venant d’une balise d’urgence déclenchée à la surface de la lune toute proche : Hyperion IV. Le hasard faisait bien les choses pour les personnes en détresse, puisque peu de vaisseaux passaient ici. En fait, le hasard était peut-être trop beau. Méfiant, Jack sortit des infos sur l’endroit, et fut vite rassuré : la lune tellurique aride et hostile avait été confiée à une corporation, et ces gens payaient très cher pour le sauvetage de leurs collaborateurs.
Le chasseur de primes, rêvant déjà du transfert juteux, remercia sa bonne étoile et descendit droit vers le signal.
L’atmosphère était fine. Il y était entré presque sans friction. C’était bizarre. Comment une atmosphère, respirable de surcroît, pouvait-elle se développer et se maintenir dans de telles conditions ? Son esprit était cependant concentré sur la mission et, approchant à pleine vitesse de l’objectif, il intercepta un signal en clair, une vidéo s’affichant sur son moniteur pour lui glacer le sang. Les deux avaient un air de famille et Jack avait rapidement reconnu Kira sur l’écran. Il n’osait y croire, mais un retour et arrêt sur image le mit face au fait accompli. Encore une étrangeté. Que faisait-elle donc là ?
Toujours pas le temps de penser. Il arrivait sur l’objectif, et il repéra vite le promontoire qu’avait élu la mercenaire pour son baroud d’honneur. Au départ, il ne voyait rien face à elle, jusqu’à ce qu’il réalise que le sol bougeait. Non, c’était une nuée de créatures caparaçonnées de roche. Comment ? Quoi ? Pas le temps d’y penser. Ses réflexes s’activèrent et il déploya ses armes, lançant la chauffe dans le même temps. Une seconde plus tard, il était prêt à tirer et presque sur la cible. Il approchait par la droite de Kira et cibla le front de la masse de créatures. Son index fit sauter la sécurité et effleura la gâchette.
Kira était dans une situation désespérée et semblait perdue. Dans quelques secondes, elle serait à court de munitions et submergée. Pourtant, c’est à cet instant qu’une lame de fond sembla balayer le sol. La poussière s’éleva graduellement autour des insectes de tête, à quelques mètres d’elle. Le bruit des balles explosives thermobariques n’arriva qu’une seconde après, un clignement d’yeux avant que la fumée ne semble se condenser brutalement avant d’exploser violemment, tandis que l’appareil de Jack survolait le carnage en rase-mottes et en hurlant. L’engin volant tourna brutalement pour un autre passage, alignant cette fois un peu plus loin et faisant exploser une autre ligne de crête.
Jack jeta un œil à la caméra tactique et grogna. Il avait entamé le nombre des monstres, mais ils continuaient d’avancer et ses munitions se réduisaient à vue d’œil. Il pouvait passer au laser longuement, mais cette arme de précision n’était pas adaptée. Il avait peu de temps. Un nouveau virage serré l’amena dans la direction du promontoire de Kira et il sortit le train d’atterrissage. Il ralentit brutalement en arrivant près d’elle et se posa rudement et précairement, gardant les propulseurs actifs pour empêcher son appareil de basculer tout en ouvrant une trappe à marchandises.
Il attendit quelques dizaines de secondes, le temps que les insectes rocailleux soient trop proches pour continuer d’attendre, et redécolla pleins gaz en fermant la trappe. Pourvu qu’elle ait embarqué !
Mais, alors qu’il gagnait en altitude et se dirigeait vers la seule colonie répertoriée, un choc le fit trembler. La caméra lui révéla une créature accrochée au fuselage et il parvint à la faire basculer à force d’acrobaties, mais pas avant qu’elle ait réussi à endommager une des tuyères au point qu’il la vit basculer dans le vide à son tour, impuissant. Une fraction de seconde après, l’engin partit en vrille. Il lutta pour le stabiliser et poussa les rétrofusées pour limiter la casse, et il eut à peine le temps de se stabiliser quand il toucha le sol.
Il reprit conscience en geignant. Il avait mal partout. Le choc avait été rude. Depuis combien de temps était-il inconscient ? Quel état l’état du vaisseau ? Sa balise serait-elle intacte dans la trappe à…
« Kiralynn ! »Il se détacha précipitamment et sauta du cockpit sur la roche friable en toussant. Devant la trappe, il fit sauter un panneau d’urgence secret et tira une manette qui la déverrouilla, et il ouvrit, anxieux, le coffre à marchandises où il espérait trouver la sœur de sa défunte aimée saine et sauve. Il ne pourrait se pardonner d’avoir failli à la protéger !