Alors qu’il écartait avec délicatesse la branche imposante d’un vénérable cormier épargné par cette orgie de déprédations, l’œil d’or de Vittorio foudroya ce qui se tramait devant lui. Un campement, de fortune, avec, en son centre, les carcasses de cinq pintades dévorées, au préalable cuites par un feu mal régulé, dont les flammèches débordèrent vers quelques buissons voisins, dont les manteaux printaniers étaient à présent calcinés. Quoiqu’il se retint de proférer une bordée d’injures, le Demi-Dieu avoua une moue de dégoût alors qu’il enjamba le brasier précité d’un ou deux coups de bottes, produisant un craquement audible. La faune, outragée par toutes ces rapines, s’enfuit alors aussitôt. Vittorio le sentit. Sa colère, redoublée, lui indiqua de suivre la piste ; tout, tout semblait concourir pour accréditer l’hypothèse d’un départ abrupt, précipité, de la part de ces brigands.
Le domaine sylvestre de Sinaque était cossu, riche, prospère, un fleuron régional authentique. Historiquement un conservatoire naturel où prospéraient des espèces végétales et animales rarissimes, préservées de la frénésie technique et dominatrice des races dotées de conscience qui s’adjugeaient le droit d’aménager comme bon leur semble les espaces attenants, il fut aujourd’hui la victime d’un viol, purement et simplement. Pourtant, aujourd’hui et à la stupeur des autochtones, en totale violation des contrats signés avec les communes paysannes voisines, des chasseurs, non, des braconniers, faisaient leurs ce qui ne leur appartenait pas ! Contacté par une devineresse cinq lunes plus tôt par le biais d’un songe nocturne, le Néréide résolut d’interrompre ses vacances loin de la Citta dei Fiori pour honorer la doléance à venir. D’un point de vue financier, la récompense promise était sans doute dérisoire au regard des maigres ressources dont disposaient les patelins alentours, mais d’un point de vue psychologique et moral, le profit potentiel valait la peine du déplacement. Largement. Sans regret aucun, tant sa haine du mépris du sacré lui dictait de répondre à l’appel et châtier ces gredins.
Des minces rayons de lumière que l’astre solaire concédaient à darder dans ce lieu dévolu à la plus dense des végétations forestières, nous distinguâmes des actes ignobles de braconnage, des actes sacrilèges. Renards dépiautés, castors écorchés, cerfs dépouillés de leurs royales ramures, sangliers trucidés, barrals abattus en vue d’en extraire la sève réputée savoureuse et dotée de vertus médicales… Et ce n’était que l’entrée de ce menu profanatoire, comme le prouvaient les évènements à venir.
Des cris se firent entendre. Il était question de malédiction, d’ordre sexuelle, jetée sur ces lazzaroni de carnaval. Le Néréide sourit alors fiévreusement et malicieusement.
En effet, Sis à l’Autel de cette sainte réserve, des cris d’hommes et le rire – mélodieux – d’une femme espiègle, dont il aperçut l’agilité, elle qui sautillait d’un roc à un autre comme s’il s’agissait d’obstacles insignifiants avec la grâce et la frivolité commune… aux satyres. Elle lui paraissait jeune, pleine de vie, quoique très spontanée comme le prouvait l’exclamation dont elle le régalait lorsqu’elle le percuta. Et elle put sentir autour de son poignet l’étreinte délicate, tendre, des doigts blancs du Demi-Dieu. Un beau sourire, plus gai, fendit son visage ; juste ciel, elle semblait intacte, saine, sauve, gardant tout de sa joie et de sa bonne humeur essentielle ; si la déité titulaire de ce domaine avait été blessée ou lourdement affectée dans son âme, les conséquences sur la saine régulation des biomes locaux présageaient de catastrophes en gestation. Le tutoiement lui va naturellement. Son intuition lui indiqua d’aller droit au but avec cette déesse malmenée par des médiocres individus – et assez répugnants pour se regrouper contre une seule personne, et sacrée en l’occurrence. « Ne t’écarte pas de moi, je viens te prêter mains fortes. Ces gens-là se sont comportés comme des salauds. Ils doivent payer. Ce n’est pas à toi de quitter les lieux de ta maison. » Il redressa immédiatement le chef. Son puis toisa la bande d’un regard circulaire, chaque homme fut regardé dans les yeux, examiné, jugé puis, in fine, condamné par ce jugement lapidaire. En valaient-ils la peine ? « Dégagez tout de suite. » L’ordre était donné, Vittorio arma son bras dont la main s’offrit le luxe d’une extension végétale pas piquée des hannetons ; un pilon boisé s’apprêtait à fondre sur eux, bien que cela lui déplut d’éclabousser le Temple de la Satyre du sang de ces minables.
Toutefois, une pincée de bon sens atteignit la raison de cette association de malfaiteurs et l’un d’eux s’écria : « Mais ça devait être simple comme bonjour ! Fuyons, bordel ! » Première défection qui en entraîna une autre. Une bourrasque de panique souffla vers leur petite bande qui n’avait nullement le vent en poupe face à une déesse du bouc et un magicien certifié. Il valait mieux en rester là et prendre les jambes à son cou. Maudissant leur impuissance sexuelle à grand renfort de jurons que nous ne prendrons pas la peine d’énumérer ici, les rats quittèrent vite le navire. Notre homme lâcha en conséquence un soupir de soulagement. « Ils partent mais ils seront vite cueillis par la maréchaussée du coin. » Il se détacha, doucement, de la Satyre, puis marqua une courte distance avec elle, eu égard à leur différence de statut. Quoique les ressortissants de son espèce divine gardaient leurs distances vis-à-vis des minauderies d’usage en la présence d’une entité de rang supérieur, Vittorio préférait jeter son dévolu sur la prudence. Victime d’une agression et du saccage de sa maison, la déesse pouvait se montrer brusque, même face à l’un de ses bienfaiteurs. Pourtant, il ne put s’empêcher d’opposer une courte présentation de sa personne tout en légèreté. « Quel soulagement. Je suis enchanté de te rencontrer, noble déesse. Je m’appelle Vittorio Vulcano ; j’ai été guidé jusqu’ici par une devineresse qui se faisait un sang d’encre pour toi et tes gens. Je suis assez navré de ne pas être intervenu plus tôt, mais je tâcherai de t’offrir réparations pour la suite. »
Il retira son pardessus, dévoilant une simple chemise dont il ôtait les premiers boutons, révélant la naissance de son poitrail altier et les lignes contigues et régulières de sa musculature sèche et ciselée. D’un pas décidé, il se dirigea ensuite vers l’autel qui représentait un homme vêtu dans le plus simple des appareils, posant à ses pieds une modeste rangée d’abricots avant d’en proposer un à la jolie femme à la voix chevrotante. Ce n’était là que les prémisses des faveurs dont le damoiseau était prêt à lui offrir. Des prémisses, oui. Oh que oui.