Gerd n'avait aucune idée de ce que pouvait peser l'armure ou de ce que son usage pouvait impliquer. Il avait conscience du fait que magie et technologie se rejoignaient parfois. Il avait conscience de l'existence de Tekhos et de ses Matriarches sans avoir jamais pu véritablement s'y familiariser et prendre en compte l'étendue de leurs savoirs. Alors, il ignorait ce que Lizzy ferait de cette armure
magique.
Lorsqu'elle la fit tout simplement disparaître, il fut d'abord surpris, puis étonné. Cette action d'apparence si anodine pour la guerrière de l'Ordre lui semblait relever de la fiction. Il savait que si on lui avait parlé d'armures capables de disparaître et de réapparaître, comme elle clamait pouvoir le faire, il ne l'aurait pas cru sans le voir. Il était cependant prêt à accepter cet état de fait, quoique sa résolution fut retardée par la considération qu'il avait pour ce qui lui était désormais révélé.
Le corps de la combattante allait effectivement de paire avec ce que son visage pouvait annoncer d'elle. Peut-être dépassait-il même cela ? Bien loin des jeunes paysannes rondouillardes ou des courtisanes menues, Lizzy alliait avec une curieuse sensualité puissance et féminité. Son corps bâti par un entraînement intensif, et sans doute par une vie d'entraînement, n'avait pas été ravi de ses charmes de femme. Elle arborait à la fois le corps musclé et tonique d'une athlète et tout ce qu'un homme pouvait espérer chez une amante, avec ses formes résolument généreuses là où elles devaient l'être.
Il sortit relativement vite de cette contemplation, mais non sans sentir les doigts de la jeune femme se serrer autour de son bras protégé, palper à travers le renfort matelassé la puissance de son propre corps. Et si Lizzy était jeune, le sorceleur avait plus de deux fois l'âge qu'il paraissait avoir. Il n'était pas véritablement dupe de l'effet qu'il avait sur elle, même si elle fit un bon travail pour mettre au moins une partie de son chancèlement sur le compte de sa fatigue, l'empêchant d'évaluer exactement le pouvoir de son corps sur celui de la belle.
Mais il était d'abord temps de se mettre en route. Il fit signe de la tête pour recevoir ses remerciements, les chassant sans considération, exprimant leur inutilité, avant de prendre le temps de s'assurer de leur direction et de se mettre en route.
Il voulait presser le pas et il fit ce qu'il pouvait pour aider sa compagne de marche épuisée. Le danger des monstres persistait, même si la violente explosion et la brutalité de l'engagement semblaient avoir dissuadé la plupart de sortir ; pour l'instant. A la nuit tombée, ils seraient encerclés et le froid s'abattrait sur la jeune guerrière fourbue et en tenue de repos légère. Ils ne réchapperaient pas ensemble à une nuit dans les landes dévastées. Il devrait se résoudre à l'abandonner là si ça devait arriver et cela, il ne pouvait s'y résoudre sans combattre le temps qui passait. Non pas qu'il se soit attaché à Lizzy, mais elle restait un potentiel compagnon face à la Bête qu'ils chassaient et, c'est vrai, il avait d'autres espoirs vis-à-vis d'elle.
« Là ! Nous approchons ! »Ils avaient dépassé la crête d'une colline escarpée et noire et avaient pu apercevoir la pointe d'une bâtisse à quelques obstacles de là. Le soleil descendait sur l'horizon et, déjà, le smog noirâtre de cette contrée maudite et la couverture nuageuse menaçaient de faire baisser dangereusement la luminosité du jour se terminant.
Ils devaient aller vite. Gerd prit le bras de Lizzy à travers ses épaules et passa le sien dans son dos pour l'attraper sous l'aisselle opposée, la garder sur pieds en usant son de propre poids. Il accéléra le pas, alla au trot. Mais même les effets de ses potions se dissipaient, eux aussi. Adrénaline et pulsations baissaient. Son corps se sevrait des mutagènes et commençait à vouloir passer au repos. C'était hors de question ! Il poussa, gravit un escarpement, puis un deuxième.
L'astre solaire était dangereusement bas lorsqu'ils arrivèrent enfin à un large chemin, une ancienne route de caravaniers éprouvée par les temps incertains qui persistaient à mettre le commerce à l'épreuve depuis des siècles. Au bout du chemin, une masse éclairée s'élevait, comme un phare au milieu de la tempête ; une masse relativement étroite, un petit fortin entouré de hauts murs et surmonté d'une fine et haute tour d'observation que le manque d'entretien avait décapité depuis longtemps.
Gerd sentit ses poils se hérisser et son médaillon vibrer doucement contre son col trempé de sueur. Il devait aller vite et Lizzy était éreintée. Il se résolut à la passer au-dessus de ses épaules toute entière sans plus de cérémonie après avoir décalé le baudrier portant ses glaives et à se mettre à courir aussi vite que ses jambes, fourbues et frappées par la lassitude du sevrage, le lui permettraient. Il lui semblait qu'il pouvait entendre les monstres se faufiler derrière lui. Il devait courir. Plus vite ! Encore un peu !
Finalement, il arriva au niveau d'un premier cercle de braseros allumés pour la nuit par les occupants du fort. On le repéra enfin et une voix s'éleva depuis le parapet. Il passa un autre cercle un instant plus tard et, quelques secondes après, entendit une série de sifflements au-dessus de sa tête. Les monstres les suivaient bel et bien ! Vite ! Plus vite !
« Bouge-toi ! » lui cria-t-on depuis le parapet.
Le sorceleur, lesté par son armure, par ses équipements, par la femme sur son dos, fut replongé dans les épreuves de son enfance. La faim. La fatigue. Le froid. Les brimades. Il avait vaincu tout ça. Il se retrouvait plongé dans les émotions de cette époque. La rage. L'envie de vaincre. Il vit rouge. Son cerveau se ferma aux signaux de douleur et de fatigue et, grognant et soufflant, il accéléra, clôt la distance de plus en plus vite, râlant de plus en plus fort contre le traitement qu'il s'infligeait volontairement.
Il approchait de la porte. Il n'était plus qu'à quelques mètres quand on cria. Une lourde porte cochère s'ouvrit et un homme d'armes sortit pour l'attraper et presque le jeter à l'intérieur, le talonnant. Un deuxième homme referma violemment la porte. Ils la barrèrent sans attendre. Il y eut plusieurs coups violents sur le bois massif, des grattements, quelques hurlements de rage animaux. Puis le silence.
« C'est bon ! »Gerd était à bout de forces. Haletant, terrassé, sa vision était de plus en plus couverte par un voile de points noirs et son esprit s'engourdissait. Il tendit la main pour trouver Lizzy près de lui. Elle ne bougeait pas. La dernière chose qu'il vit, ce fut les hommes qui les avaient emporté à l'intérieur le surmontant, semblant s'interroger sur ce qu'ils allaient pouvoir faire d'eux. Qui étaient-ils ? Il n'en savait rien. Il ne savait plus rien.
* * *
Il se réveilla en sursaut. Dans un lit. Dans une petite chambre. Presque une cellule monastique. Il retrouva le chemin de ses pensées : le refuge de la Manticore, la course, les hommes. Ils l'avaient aidé. Pourquoi ? Il ignorait si des motivations annexes les guidait. Et il ignorait ce qui était advenu de Lizzy.
Il retrouva son équipement plié au pied du lit, sur un petit coffre, et considéra les simples braies dans lesquelles il se trouvait. Il n'avait pas le temps de pondérer sur sa situation. Il devait se fixer sur le sort de Lizzy et il s'empara immédiatement de son glaive d'acier avant de sortir, partant à la recherche de la guerrière de l'Ordre.
Qu'était-il advenu d'elle ?