Le Pôle Entreprises était un microcosme au sein des Ventes des Laboratoires Jilin. On sentait clairement que la gestion de clients plus fortunés cristallisait les relations entre les Commerciaux, mais les bénéfices étaient aussi bien plus juteux… Rendant les rapports de force exacerbés. Deux femmes, trois hommes dans son service. Kara pouvait compter sur son enthousiasme naturel et sa grande capacité d’adaptation pour se faire des alliés, mais il y avait clairement des tensions au seins des employés, de la concurrence… Les premiers jours avaient été durs, on la regardait comme un paria qui débarque, d’autant qu’elle avait ramené un joli contrat dès le premier jour. Gagnant, ainsi, le respect de quelques collègues.
Mina et Daisuke étaient les plus sympa à son égard. Mina était vraiment grande, longiligne, vraiment belle… Sa stature surplombant même les hommes en faisait une femme charismatique qui l’impressionnait, la faisant se sentir passablement minuscule et idiote, notamment lorsqu’elle tournait ses yeux noirs vers elle, froide et altière. Elle dégageait quelque chose de glacé qui la pétrifiait, mais son charme était indéniable. Daisuke, lui, était un jeune homme qui sortait de l’école, lunettes et embonpoint, avec un sourire à tomber, et de tous petits yeux très malins. Il avait un humour cinglant qui lui plaisait, et elle avait rapidement découvert qu’il aurait été prêt à tout pour épater Mina.
En un mois, elle s’était énormément rapprochée de ces deux-là, à tel point qu’ils commençaient, comme ses anciens collègues, à blaguer de manière bien plus familière, bien que cela n’ait rien à voir avec les insultes coutumières des lourdauds des ventes aux particuliers. Jusqu’à ce qu’ils lui proposent une sortie après le bureau. Le stress de ce nouveau poste pesait énormément sur les frêles épaules de Kara, il fallait l’avouer, et elle peinait à dormir convenablement, constamment sous pression : celle de ne pas décevoir Phil, d’être à la hauteur de ses collègues plus expérimentés, et prouver à Baku et Tetsu qu’elle avait eu une promotion et pas juste un changement de service classique. C’était ce qui occupait son esprit jour et nuit. Faire ses preuves, en deux mois, pour obtenir cette augmentation promise par le Directeur des Ventes.
Et elle se démenait comme une forcenée. Heures supplémentaires, travail à la maison, avait-on vraiment besoin d’une pause déjeuner ? Le surmenage la guettait dangereusement, et la proposition d’une soirée pour souffler était arrivée à point nommé. Evidemment, cela l’angoissait un peu aussi, elle ne connait pas encore assez bien Daisuke et Mina pour estimer pouvoir être parfaitement naturelle en leur compagnie au bureau, mais en dehors ?
Le soir convenu, ayant abandonné son costume habituel qu’elle tentait de repasser un peu plus depuis qu’elle devait démarcher des entrepreneurs tirés à quatre épingles, Kara Desco portait une robe noire on ne peut plus passe-partout. Stratégiquement, il était délicat de leur exposer sa garde-robe plus originale, ne les connaissant pas suffisamment, et puis le noir, ça va avec tout, non ? Ses lèvres rouges tranchaient avec sa tenue plus sobre, et elle avait tenté de discipliner sa frange irrégulière, en vain. Mina habitait non loin de chez elle, elles avaient le trajet en métro en se racontant des banalités, la grande femme toujours aussi froide en apparence.
Daisuke joua le rôle de médiateur à merveille, une fois dans un bar de nuit aux néons colorés, et pour se permettre de se détendre, il n’y avait aucune limite : l’alcool était directement payé par la charismatique Mina, qui semblait ne pas avoir de problème d’argent, elle. Encore un avantage pour cette femme qui en imposait par sa prestance. Son collègue le remarquait aussi, évidemment, et plus les verres défilaient, plus il se montrait cavalier avec elle… Kara en ricanait, d’abord discrètement, puis plus franchement, une fois ivre.
Ils furent rejoints par un ami de Daisuke, Rama, dans la soirée, qui, à en croire son haleine, avait déjà visité deux ou trois établissements avant, et au timbre élevé de sa voix, commandait des cocktails depuis un sofa dans un faux-cuir crème. L’alcool déridait même Mina, qui souriait largement, envoyait des piques à Daisuke qui les prenait pour des encouragements, et Rama se penchait à l’oreille de Kara pour commenter le match qui se déroulait sous leurs yeux. Hilare, le quatuor était devenu le groupe le plus bruyant de la salle, à tel point qu’on leur ouvrit une petite pièce plus cosy dans le fond du bâtiment, pour ne pas importuner les autres clients… Chose qui fit éclater de rire la petite Commerciale, saisissant la bouteille avant de s’affaler dans une banquette en renversant un peu de son contenu sur ses cuisses.
Dans ce petit endroit plus personnel, Mina et Daisuke semblaient clairement se rapprocher, à tel point que Kara et Rama échangeaient des regards bovins mais complices, se demandant s’il n’était pas plus sage de les laisser seuls… Elle gloussait évoquant qu’ils étaient tout simplement frappés par ‘le démon du sexe’, ce qui les fit tous vraiment marrer.
Rama, qui portait autour du cou et des poignets des perles multicolores, colifichets divers, amulettes bizarres, se leva alors, et hurlait à ses comparses pour couvrir une musique qui semblait de plus en plus forte.
- Okay, okay, attendez. Je vais l’invoquer votre démon, vous vous bouffez des yeux depuis trop longtemps.
Il dut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir finir sa phrase, en titubant, faisant se tordre Kara d’un rire gras.
- Tenez-vous la main, aller, aller quoi ! C’est pour le rituel.
Pendant que Rama tentait de persuader ses amis aux regards totalement embués d’alcool, Kara, elle, ne pouvait se retenir de glousser, au point d’en avoir mal au ventre, se tenant les côtes. Elle avait le cerveau totalement submergé dans la boisson et tout autour d’elle tanguait délicieusement. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ressenti une telle ivresse, et vivait la scène en spectatrice, commentant, encourageant les deux amoureux.
« Aller quoi, juste la main, ça vaaaaa ! » Elle voulut se relever pour accentuer ses mots, tituba, éclata de rire en retombant sur le coussin. « Oh la vache. » Nouveau gloussement. « Merde, faut que j’aille pisser. »
Elle aurait évité ces précisions dans un autre contexte, mais… Mina l’aida à se lever, ce qui la faisait marrer, et ses jambes en spaghettis trop cuits la portèrent difficilement vers les toilettes. Tout bougeait anormalement autour d’elle, et tout était drôle, et tout était agréable. Ce jeu-vidéo laggait un peu, mais c’était plaisant ! Kara avait hâte que Rama réussisse à jouer les entremetteurs pour ces deux-là.