« Ils t’admirent beaucoup et ça me fait peur. Ne nous en veux pas, mais ils ne peuvent prendre exemple sur toi. »
Erika se passait les mots de son frère en boucle en son esprit comme d’un chant rythmant chacun de ses pas. Elle n’avait pas vu ses deux neveux depuis des mois, et à sa seule visite ni Erik ni sa femme – aussi douce et gentille qu’elle pouvait être aux yeux de ses voisins – ne l’avaient lâchée sur l’image qu’elle renvoyait à leurs fils.
- Tu es si téméraire, Erika ! C’est bien, mais pas pour nos deux sucres, Erika ! se répétait-t-elle à voix haute en frappant des bottes sur les quelques grosses pierres sur son passage.
Elle s’était contentée de croiser les bras et d’écouter leurs sermons nappés de politesse sans le moindre commentaire. Qu’aurait-elle pu contester, de toute façon ? S’ils étaient deux à s’y mettre d’accord, à craindre le jour où l’un de leur deux marmot demanderait un petit voyage à leur tante, elle n’aurait son mot à dire. Dans le principe, cela dit, Erika aurait préféré accueillir un peu plus de colère pour au moins les faire taire.
C’était le cœur pincé qu’elle parcourait d’anciens sentiers débraillés par le temps et les rares passages, ne levant les yeux vers l’horizon seulement pour souffler. Il lui était rare de ne pas rester attentive au monde qui l’entoure, mais Erika ruminait un peu de trop pour s’en préoccuper. Pourtant, c’était une amoureuse incontestable de la nature, autant dans sa cruauté que dans sa plus pure tranquillité. En général, elle ne rencontrait que peu de problèmes sur sa route à moins de volontairement les provoquer, alors Erika se disait là qu’elle pourrait se permettre un peu plus d’imprudence que de coutume.
Le coucher du soleil commençait tout juste à diffuser ses chaleureux rayons au travers des feuillages et les ombres engloutissaient progressivement les passages les plus étriqués. Se frottant frénétiquement les avant-bras sous la fraîcheur de la brise naissante, Erika ralentissait le pas et s’étirait à plusieurs reprises, souvent consciemment pour se réveiller l’esprit et reprendre en énergie. Dans son besoin de se dépenser suite à cette petite brimade familiale, elle s’était lancée à l’aveugle sur un chemin qu’elle ne connaissait que de trop peu. « Parfois, je me demande si plutôt que du courage, ce ne sont pas des élans d’appel au suicide », avait ajouté son frère. « Tu cherches le risque à t’en saigner les mains, mais un jour tu ne t’en relèveras pas, tu sais. »
Elle soupirait à l’image d’Erik lui envahir de nouveau l’esprit. La demoiselle réfléchissait fébrilement à ces mots, mais ne trouvait aucun exemple pour appuyer ses propos. La réalité lui paraissait en toute chose différente : ce n’était que la faute à pas de chance. Erika ne prenait aucun goût à provoquer de telles situations pour son pur plaisir, mais cela lui arrivait si souvent qu’on pouvait effectivement commencer à se poser des questions, et à écarter l’hypothèse du hasard.
Elle secoua abruptement la tête pour se reprendre et mettre de côté ces soucis qui, pour l’heure, ne lui paraissaient que superficiels.
Tout au long de la journée, la demoiselle avait entendu quelques animaux se promener et lui tourner autour, sans que cela ne soit suffisamment régulier pour en conclure la moindre prise en chasse. Le climat et la route lui avaient semblé suffisamment cléments pour considérer qu’il n’était pas la peine de s’embêter à trouver un abri à consolider ; elle se contenterait bien d’un banal feu de camps et de sa cape pour se couvrir. Peu de prudence, certes, mais aussi peu d’efforts.
Elle s’était installée au bord d’une petite montée en pierre bordant une montagne. La roche dans le dos et quelques troncs d’arbre lui faisant face, Erika avait érigé son petit feu de bois, qu’elle fixait longuement en se demandant si devait-elle s’embêter à cuir la viande des deux gros rongeurs trouvés un peu plus tôt, ou si pouvait-elle sauter un repas.
La première solution lui paraissait la plus raisonnable.
Une fois dépecés, vidés et placés au bout d’un couteau, leur chaire cuisait rapidement et répandait une odeur forte aux alentours. En avalant une partie de son repas, Erika titillait son feu pour en raviver les flammes à plusieurs reprises. Elle avait pensé, à raison, que ces quelques flammes auraient été suffisante pour repousser quelques créatures téméraires autour d’elle, si elle devait en rencontrer. Pourtant, cela ne l’avait pas empêchée de dresser les oreilles à l’entente de feuillages perturbés par d’inconnus mouvements.
S’efforçant de rester dans une position de détente, Erika se remémorait les paroles de son père concernant ce type de situation. « Fais beaucoup de bruit et utilise le feu. La plupart de ces sales bestioles prendront la fuite. N’autorise jamais à ton corps le moindre sursaut de panique. » Habituellement, elle suivait ces consignes à la lettre, sans tellement se poser d’autres questions, mais il lui arrivait de se laisser s’abandonner à sa curiosité, et à se demander : et si… ?
Sortirent des buissons et se révélèrent à elle cinq têtes curieuses de loups, s’avançant vers elle d’un pas prudent. Leur fourrure dégarnies traduisaient des difficultés récentes de survie, et cette posture abaissée lui montraient autant de frayeur que de détermination. Aucun chef de meute ne semblait répondre présent, si ce n’était une femelle un peu plus mise en avant que les autres. « Un groupe tout juste affaibli », en avait-elle conclu en les observant ainsi.
Auparavant, elle avait déjà échangé quelques regards avec une meute de loups. Ce n’étaient pas les bêtes les plus agressives, au contraire même, ils se contentaient de passer leur chemin, bien qu’ils se laissaient quelques secondes de curiosité, où Erika pouvait laisser libre court à sa contemplation. Au contraire de cela, un loup affamé ou une meute en danger pouvaient amener à la pire des situations pour un humain isolé, elle en avait bien conscience.
Erika respirait, lentement, pour s’aérer l’esprit et réfléchir à la situation. Il ne restait qu’à peine de chaire cuite pour contenter les cinq loups, et d’un élan de bienveillance, elle se serait volontiers laissée cuire pour les contenter, mais il lui fallait rester sérieuse et prendre une décision. L’hésitation de la meute, malgré la volonté de nourrir leur semblable, ne durerait pas bien longtemps.
Elle avait tentée de faire rouler sa nourriture restante jusqu’à eux, mais n’avait seulement réussi qu’à leur faire faire un léger bond de chat surprit, alors que leurs yeux luisant ne se décrochaient pas des siens.
Erika s’était élancée sur la roche pour en escalader de quoi passer à la plateforme supérieure la plus proche. Cinq loups affaiblis, peut-être. Mais cinq loups tout de même. Son équipement pendait faiblement au bout de sa ceinture, elle n’eut que quelques secondes pour les remettre plus ou moins bien en place après s’être relevée sur un chemin terreux bordant la montagne un peu plus plat. En jetant un rapide coup d’œil en contre-bas, elle perdit de vu la meute, mais avait capté, du coin de l’œil, du mouvement faire le tour du flanc pour la rejoindre.
Elle repéra un chemin plus étroit par lequel pouvait-elle tester une vieille stratégie qui fonctionne toujours à merveille contre un groupe conséquent d’humains. Pouvait-elle en dire autant de loups ? C’était à voir. Elle s’y aventurait prudemment mais non sans rapidité lorsqu’elle les entendit approcher.
Seuls deux d’entre eux arrivaient à tenir l’un à côté de l’autre sur ce chemin, mais se séparaient rapidement de peur de glisser. Ce n’était pas bien haut, mais suffisamment pour ne pas en apprécier la chute. Erika progressait en marche arrière, une main au derrière de son dos pour prévenir de tout obstacle, l’autre brandissant son épée. Le pas ralentissant, Erika laissa la bête à la tête de fil s’approcher d’autant plus, et attendit l’attaque.
Comme elle l’avait espéré, le loup avait attaqué d’un bond, et celui au derrière dû perdre quelques secondes de temps pour lui laisser la place de prendre de l’élan. Tout ne se jouait que de patience et de bons réflexes, Mais Erika ne l’avait pas lâché des yeux et pouvait se décentrer des autres aisément. Un coup rapide fendant l’air par le bas avait suffit à sa lame à se planter en plein dans le flanc de l’agresseur, à perdre l’équilibre et à achever sa blessure dans sa chute. Reprenant contenance et accrochant son regard dans celui du suivant, Erika espéra qu’elle pourrait s’occuper ainsi d’eux, les uns à la suite des autres.
Le second fut également un succès, mais à partir du troisième, la chose se compliquait. Le chemin gagnait progressivement en largeur, et lui retirait de cet avantage. Quand au reste de la meute, bien qu’étonnement, elle ne se décidait pas à fuir, elle commençait à s’adapter aux mouvements de l’humaine et à se positionner autrement.
- Merde… s’était-elle permise de jurer en murmures, les jambes qui commençaient à fatiguer.