Le démon répondit en l’étouffant. Une poigne féroce. Rhian se mit à éructer à et gémir en se tortillant faiblement quand il enfonça son doigt dans sa bouche, dans sa gorge. Un sentiment de vertige la saisit, de même qu’un haut-le-cœur foudroyant. Papillonnant des yeux, Rhian répondit en mordant, mais la constitution d’un démon était forte, plus forte que celle d’un humain. Elle sentit un voile noir la saisir, et sa tête bascula faiblement en arrière. Une furieuse envie de vomir la tiraillait, remontant dans ses tripes, mais rien ne venait, si ce n’est des soupirs, des gémissements… Et des larmes. Des larmes de frustration. De colère. De
souffrance. Toute l’injustice de la situation lui explosait au visage. Elle, la pauvre jeune Princesse, dont, il y a encore quelques mois, le seul souci était de pouvoir trouver un mari qui ne soit pas trop insupportable. Elle, la fille gâtée vivant dans son Palais, entourée de draperies et de soieries, s’était lancée à l’aventure, à la recherche de son frère, et n’avait trouvé que la mort et la désolation. Herebos mort, et elle bientôt, probablement, Papua sombrerait. Son peuple, sa vie… Et Rhian ne pouvait rien faire, prisonnière de l’étreinte de cet abominable démon, avec, dans la tête, le souvenir de toutes les personnes mortes.
Sa vision défaillit, et elle partit en arrière, ses yeux se révulsant dans ses orbites... Elle espérait se réveiller dans son lit, et découvrir que tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve, le plus sinistre des cauchemars. Herebos ne pouvait pas être mort, le Warlock ne pouvait pas être revenu, ces gens ne pouvaient pas avoir massacré ses sujets… Non, tout cela ne pouvait être que faux… Et, surtout, elle ne pouvait pas être entre
leurs mains. Lors de ces dernières secondes de conscience, elle pria pour se réveiller ailleurs…
…Mais son calvaire ne faisait que commencer.
«
Les espions sont formels… Solku est en flammes. -
Mon Dieu… »
Fermant les yeux en soupirant,
Tomeyrus, Roi de Papua, reposa sur la table le parchemin que ses espions venaient de lui transmettre. Ils avaient perdu la trace de Rhian à
Solku, une ville provinciale à l’Ouest de Papua, près d’El-Nolom. C’est dans cette ville qu’Herebos s’était rendu, et Tomeyrus savait que sa fille était partie là-bas.
Khaora, Reine de Papua, et mère de Rhian et d’Herebos, avait, elle aussi, eu un affreux pressentiment concernant Herebos. Il était parti avec une troupe dans la région de Solku, afin de repousser les hordes de bandits attaquant les hameaux locaux. Mais, maintenant… Rhian avait fugué, avec l’aide d’Ashaard de Corvenin pour guide et garde du corps. Khaora savait que c’était un bretteur efficace, mais… Et bien, une mère était toujours inquiète pour ses fils.
Ses mains se rapprochèrent des épaules de Tomeyrus, venant caresser le corps robuste et bâti de son mari.
«
Ce ne sont pas de simples brigands… -
Je devrais m’y rendre… M’y rendre, plutôt que me cloîtrer dans ce Palais ! »
Ah, qu’il était difficile de restreindre les velléités guerrières de son mari ! Khaora secoua la tête en se déplaçant.
«
Le royaume a besoin de toi… Si l’Ouest s’enflamme, tu dois rester à l’Est pour rappeler les familles des Trois Cités à l’ordre. »
Tomeyrus grommela encore.
«
Tu me demandes de rester là, alors que nos enfants sont en danger ?! »
Khaora ferma les yeux en se mordillant les lèvres.
«
Tout ce que j’aimerais, c’est te voir y aller, Tomeyrus… Comme toi, mes nuits sont courtes, quand elles ne sont pas nulles. Nos enfants sont en danger, je le sais… »
Khaora avait été éduquée par une grande famille ashnardienne. De cette éducation, elle avait retenu toute l’importance qu’il y avait à gouverner son sang-froid quand il fallait gouverner. C’était quelque chose que Tomeyrus, en tant que pur Papuan, avait du mal à assimiler. L’Est de Papua était remplie de nobles et de bourgeois n’ayant qu’une allégeance réduite envers la Couronne. Or, leur soutien était indispensable.
Une ville provinciale avait été assiégée… La Couronne n’en savait pour l’heure pas plus… Mais la Reine était convaincue que quelque chose de grave était en train de se passer ailleurs.
*
Pourquoi faut-il que tu sois aussi têtue que ton père, Rhian ? Reviens-moi, mon ange…*
L’instinct d’une mère ne pouvait pas la tromper.
Rhian et Herebos souffraient en ce moment.
Épuisée. Brisée physiquement. Un moral proche du néant… Rhian s’avançait dans des environnements hostiles et rocailleux, au sud de Papua… Elle savait que cet endroit était aride et sec, et qu’il n’y avait rien d’autre que de la roche, des montagnes, des canyons, de la végétation sauvage, et des créatures dangereuses. Les Papuans gardaient les frontières, mais ils avaient dépassé ces dernières depuis longtemps. Il n’y avait aucun véritable temps mort, si ce n’est pour manger, où Rhian ne pouvait s’arrêter que pendant cinq minutes. Une marche lente, mais sans fin. Ses bras mangeaient des ronces, ses jambes se frottaient à des cailloux pointus. La belle Rhian ne ressemblait plus à rien. Elle marchait depuis des jours, sans se laver. Elle était sale, ses cheveux étaient crasseux, de la poussière filait le long de son corps, sans parler des ecchymoses, des boursouflures, de ses pieds en sang, remplis de cloques. Plusieurs ongles avaient éclaté. Les démons ne la battaient pas, mais c’était tout comme. Quand elle traînait trop, ils tiraient sur la chaîne l’empêchant de fuir, et, si elle s’effondrait sur le sol, l’un des démons la soulevait, la portant sur l’une de ses épaules.
Les premiers jours, Rhian avait essayé de s’enfuir pendant la nuit, voire d’étrangler son geôlier avec ses chaînes. Le démon avait rigolé, car Rhian était affamée, épuisée, et n’avait aucun muscle dans les bras. Il avait retiré la chaîne de son cou, et l’avait jeté au sol, en venant lécher son dos, posant une main sur ses fesses.
«
Je m’occuperais bientôt de toi bien comme il faut, petite chérie… » rigolait le démon d’une voix grasse.
Rhian était trop faible pour se battre, et cette marche semblait sans fin. Impossible de laisser le moindre indice, les démons ne bivouaquaient guère. Ils ne voulaient surtout pas laisser le temps aux Papuans de les retrouver, et, chaque jour qui passe, alors que le froid nocturne la transperçait, que la souffrance se faisait ressentir sur tout son corps, que le soleil de la journée tapait sur ses épaules, la Princesse de Papua ne pouvait s’empêcher de penser à son peuple, à la souffrance que ce dernier ressentait…
Ils se retrouvèrent ainsi dans une sorte de cratère au sommet d’une colline, et Malk l’attacha à la carcasse d’un arbre. Rhian peinait à rester éveillée. Ses lèvres étaient gercées, déshydratées. Qu’avait-elle de majestueuse, en ce moment, Rhian ? Elle avait la fierté du lion, mais son corps était celui d’une gazelle, pas d’un ours. Et son corps n’en pouvait plus. Ses jambes lui faisaient mal, ses bras aussi, et elle s’effondra sur ses chaînes, ses jambes ressemblant à des papiers de coton. Malk, son geôlier, parlait à trois espèces de créatures infernales, avec un dos rond et épais. Les créatures s’approchèrent d’elle, et une main osseuse souleva son menton.
Rhian avait chaud, et elle sentit une main se poser sur son front.
« <
Une insolation…> s’exprima l’un des gloutons dans une langue démoniaque.
- <
Le Seigneur oublie parfois à quel point ces humains sont fragiles… Quatre jours… Ce sera peu.>
- <
Oh, ils sont fragiles, oui, mais ils résistent bien… Et puis… Si nous voulons notre récompense, mieux vaut ne pas traîner…> »
Les gloutons se regardèrent entre eux, avec un sourire entendu. Leur Maître avait été clair : une fois Rhian remise sur pied, ils pourraient en faire ce qu’ils voudraient… Et, si les humains étaient fragiles, il était aussi vrai qu’ils étaient très beaux… Et que cette femme, clairement, l’était.
Il faudrait être fou pour ne pas en profiter, n’est-ce pas ?