Mélisandre se laissa glisser confortablement au fond de son siège, contre l’épaisseur molletonnée du dossier. Sa tête reposa en arrière, alors que son regard charbonneux évaluait les personnes présentes d’un œil mi-clos, presque apathique. Du temps où elle n’était pas une entité démoniaque, où l’humanité l’englobait encore en son sein, la jeune femme éveillait déjà des sentiments semblables chez ses pairs mortels. Des émotions puissantes et destructrices, rouges, parfois sanglantes, d’autres fois plus suaves mais toujours passionnelles et incompressibles. Oh, comme la frontière était ténue, entre haine et ferveur, passion charnelle, passion amoureuse, passion violente et fielleuse. A vrai dire, la brunette laissait rarement indifférent. Souvent on la détestait, on l’aimait quelquefois, et occasionnellement, on la maudissait tendrement. En dépit des siècles, certaines choses demeuraient immuables. Et, dans cette pièce, l’hostilité et l’antipathie chancelaient à la lisière d’une haine si excessive qu’elle aurait pu se lever et danser sur l’invariable rengaine de cette… immuabilité. Dont elle avait appris à se foutre éperdument.
Le résumé lapidaire qu’exposa Stephen à sa petite famille quant-aux péripéties d’Ashnard fit apparaître un sourire fade au coin de la bouche indocile. Elle heurta les prunelles orangées sans rien dire. Il ne réclama pas son nom, et il avait raison, car son humeur n’était pas des plus conciliantes. On le devinait aisément, aux puits noirs des pupilles, lesquelles irradiaient la plus fauve des rébellions. La dernière phrase du Duc la fit se redresser lentement, assise. Le col ouvert de la chemise béait subtilement sur la naissance de sa poitrine tandis qu’elle songeait. Puis elle se tînt plus droite, en revenant subitement à Shad, qu’elle couva d’un regard plein d’orgueil.
Son petit manège, effectué à grand renfort d’œillades conniventes avec Stephen, n’avait échappé à personne. Elle ne craignait pas voir le Lord Belmont mettre à exécution ses menaces. L’instinct mâle et possessif de ses mains, que son corps avait eu l’occasion d’éprouver, la poussait à croire que Connor ne la donnerait jamais de son propre chef à quiconque d’autre. Du reste, il semblait étonnant que Shad l’ignorât encore. Après tout, elle-même était passée entre les mains du démon. N’en avait-elle pas tiré les mêmes certitudes ? Cela laissait supposer que l’Okami sous-entendait quelque chose de différent, mais qui lui échappait encore. Quoi donc ? Lentement, elle détourna son attention vers le maître de maison pour percer l’énigme. Les dons dont il disposait n’étaient un secret que pour Silat dans cette demeure –un secret à demi-dévoilé désormais. Mais Mélisandre présentait cet avantage que les siens, de dons, n’étaient connus d’aucun ici. La belle s’adressa paisiblement à la louve, doucereuse :
« Ta rancune, petite Terranide, est comme une sucrerie que je savoure. J’aime te voir aboyer. »
Ses yeux étincelèrent doucement, de sombres étincelles crépitant au fond des orbites. Si elle était passée par tout ce qu’elle était passée ? Un sourire méprisant étira brièvement ses lèvres. Faisant une pause, la diablesse observa le liquide laiteux dans le verre en face d’elle. Si un seul de ces récipients devait figurer une vie, alors, la détestable brunette en avait vécu des centaines comme celui-ci. Bien remplis. D’un breuvage amer et saignant, empoisonné comme le venin d’une vipère. Loin d’elle l’idée de s’en plaindre, cependant, car son vécu était le fruit de sa détermination. Toutes les épreuves endurées avaient été amplement méritées. La Mélisandre d’autrefois avait chèrement payé ses erreurs. Trop, peut-être.
D’une saccade sèche et à l’aide de son pied nu, l’Indocile renversa le lait. Le contenu du verre se répandit aussitôt sur la surface plane du guéridon, puis goutta mollement de son cadre. L’espace d’une seconde, la diablesse s’autorisa à fermer les yeux pour contenir l’émotion passagère. La présence de son petit seigneur, dans la pièce, l’exhortait à la tempérance.
« Evidemment, tu ignores à qui tu t’adresses. Alors je vais faire comme si je n’avais rien entendu. En attendant, je ne veux pas entendre mon nom dans ta bouche. Alors ne m’appelle pas. »
Puis, comme pour mettre fin à cet échange si convivial, Silat s’éclaircit la gorge, forçant l’attention de la diablesse. Son geste, fulgurant et inattendu, ne lui laissa pas l’occasion de réagir. Un frisson et un léger hoquet de surprise plus tard, la belle cligna des yeux, contemplant d’un air incrédule le chakram délicatement niché entre ses cuisses. La coupe était nette et précise sur l’arbalète, dont elle se délesta par terre en se levant, pinçant l’anneau entre le pouce et l’index, le regard fiché dans celui de l’oriental. Décidément, ce garçon était plein de surprises, ce qui n’était pas pour lui déplaire en vérité.
« Casser les jouets de ton maître ne te ressemble pas, Silat. Pas plus que de lui désobéir. Sous ses yeux qui plus est. Elle eut un bref sourire, assorti d’un clin d’oeil. Avec un peu de chance, nous nous retrouverons attachés au même piquet. »
Puis, simulant une moue contrite, elle glissa ostensiblement le bracelet autour de son poignet.
« Bien. Puisqu’apparemment on n’a pas besoin de s’encombrer de la permission de Connor par ici, je vais me retirer. Merci pour le bracelet. Je m’entraînerai sur le prochain qui viendra m’importuner. J’espère ne pas le rater, je n’en ai qu’un. Sur ce… »
Mélisandre se fendit d’une petite révérence, gracieuse mais insolente, puis quitta la pièce avant de subir quelconque remontrance. Elle gravit les marches, sans hâte, et s’enferma dans l’une des chambres. Une fois seule, ses courbes prirent l’apparence d’une ravissante chatte noire, laquelle se lova au milieu des draps. Elle sentait encore l’odeur du démon, sur elle, une odeur familière, bizarrement associée à… un sentiment inexplicable mais guère désagréable. L’or des prunelles se focalisa sur la porte, obsédé par l’idée qu’il puisse la franchir. Puis, comme la somnolence guetta le félin, elle s’étira et égara son regard sur les ombres mouvantes des arbres, derrière les rideaux blancs, pareilles à un ballet de fantômes. La pensée lui vint, que, si la mémoire devait avoir ses propres fantômes, alors, ce serait certainement les regrets. En tout cas, elle n’en aurait pas, demain, en quittant cet endroit aux premières lueurs du jour.