« Ce serait un grand bien que nous arrivions avant la nuit. Les tribus troglodytes qui habitent ces terres ne chassent, dit-on, que lorsque le soleil est bas…
–Ce sont quelques sauvages qui t'effrayaient ? Où est ton cœur ?
–Ne remettez pas en cause mon courage, amie ! Vous savez aussi bien que moi qu'il ne me servira à rien si je tombe dans une embuscade barbare. Tenez, de ce point surélevé, nous devrions apercevoir Locmirail en contrebas. »
Et en effet, lorsque le bretteur eut gravit la butte de terre sèche, ses yeux purent se poser sur sa destination. Locmirail était une petite ville, ou plutôt un bourg, qui ne regroupait guère que deux ou trois centaines d'habitants. Jadis, elle avait été plus grande, lorsque la rumeur avait couru que ses collines recelaient des pierres d'une grande valeur. S'il y en avait jamais eu cependant, les filons avaient été épuisés plus d'un siècle avant, et il n'était resté sur place que quelques viticulteurs, oléiculteurs et bergers. Car en effet, le climat était rude : ça n'était pas la chaleur qui manquait, bien au contraire, mais l'eau. Sans être un absolu désert, le bourg était entouré d'une garrigue se prêtant bien mal à la plupart des formes d'agriculture. Au sud de Nexus, celui-ci n'était même pas réellement situé sur une route commerciale, et les rares marchands qui y passaient ne le faisaient qu'avec une bonne raison d'éviter les axes principaux, plus sûrs et mieux entretenus.
« Voyez mon amie, comme cela rappelle les terres à l'ouest de Castelquisianni… Il ne manqueraient que les rives d'un grand fleuve pour qu'on s'y croît tout-à-fait. »
Le paysage, songea Ozvello alors qu'il contemplait l'horizon, était tout-de-même saisissant. Il n'y avait pas d'eau, mais un ciel bleu pâle, dont la ligne était mangée par d'irréguliers monticules de terre brun clair, presque sablonneuse, recouverte d'une végétation rase d'arbustes aux couleurs pastels. À l'ouest, à une demi-dizaine de kilomètres peut-être, la vision butait en revanche contre une ligne noire. C'était de hautes falaises étroites, au relief tout aussi chaotique, qui donnaient un peu une impression de canyon. On évitait de s'en approcher, car elles étaient le repère d'un peuple farouche de terranides des terres chaudes, qui s'abritaient à l'ombre des nombreuses cavernes creusées dans le roc. Il y avait peu à voir entre les féroces indigènes qui vivaient là et les serviles félins qu'on vendait sur les marchés aux esclaves. Ceux-là étaient des barbares indomptés qui avaient une certaine haine de l'Homme, sans oser jamais s'attaquer directement aux villages.
Le jeune homme marcha encore une dizaine de minutes, sans manquer de conjurer la sécheresse en buvant quelques gorgées d'eau de la gourde qu'il avait au flanc. En arrivant, cependant, celle-ci fut vide. Il était temps que ce voyage de plusieurs jours s'achève. Celui-ci avait commencé depuis Nexus, après une affaire qu'il avait faite avec un vieux mage. Ozvello avait en effet trouvé un grimoire profane sur le corps d'un bandit de grand-chemin, dont il avait défait la bande de pilleurs de caravanes (cf. Terra l’accueillante). Sachant l'ouvrage d'une certaine valeur, il l'avait récupéré, mais l'objet, de piètre qualité, n'avait intéressé aucun sorcier digne de ce nom. Il aurait fallu que l'un d'entre-eux se trouve dans la plus terrible nécessité pour avoir besoin de ces formules d'un niveau inférieur. Contre toute attente, la situation s'était présentée.
À l'auberge de l'Ad Veniat avait accouru un enchanteur désemparé, qui lui avait acheté le livre comme ouvrage de secours. La conversation avait ensuite continué, et le mage réalisant qu'il conversait avec un mercenaire dont les exploits étaient plus impressionnants que l'âge, lui avait alors tout dit des malheurs qui étaient les siens. Comme il était aisé de le deviner, l'homme était un chercheur en magie, menant ses expériences dans une tour isolé, précaution nécessaire lorsqu'on se livre à de telles études. Les sécurités étaient nombreuses pour protéger le lieu où les golems alchimiques et les entités extra-dimensionnelles étaient chose courante. Mais hélas, elles furent toutes déjouées par son apprenti, dont le mage ne pouvait déterminer s'il avait ou non commis l'erreur sciemment… Quoiqu'il en fut, le maladroit avait libéré de son joug un démon puissant, qui, avant de retourner aux enfers d'où il était issu, avait pris plaisir à dérégler tous les instruments de magie, et à ouvrir en grand les portes de l'animalerie expérimentale.
Selon les dires du mage, il n'y avait plus à craindre de ce démon qui était parti… mais les créatures à l'intelligence trop limitée, qui erraient encore, sans parler des enchantements dont la nature s'était altérée, représentaient un danger bien réel. Le sorcier, dans la panique, avait du, pour se sortir vivant, user d'une téléportation de secours l'ayant amené à Nexus. Malheureusement, celle-ci l'avait laissé sans le grimoire où il gardait inventaire de tous ses sorts, et donc sans possibilité de faire usage d'une magie complexe. L'ouvrage, qui était demeuré dans la plus haute pièce de sa tour, s'il l'avait eu en sa possession, aurait certainement permis de tout arranger… et il avait besoin de quelqu'un de courageux pour aller le chercher, car étant vieux et sans pouvoirs, il ne se sentait pas la force d'affronter ses propres sortilèges, et les puissants champs qui s'étaient dressés. Ozvello, se sentant parfait pour ce rôle, et prenant pitié de l'ancien homme, accepta bien vite. De plus, Caracole, jouissant de l'habileté à aspirer la magie qu'on lui connaît, lui avait de suite semblé l'outil idéal.
Pourtant, l'enchanteur lui avait annoncé qu'il ne serait pas seul dans cette quête, et qu'il avait déjà engagé un autre mercenaire. Il l'informa même que leur point de rencontre serait la ville de Locmirail, bourgade la plus proche, située à une quinzaine de kilomètres de sa tour. Voilà donc pourquoi le bretteur avait entrepris ce voyage…
…et voilà donc pourquoi il attendait à présent devant la seule auberge de Locmirail « Chez Pozos ». Comme la plupart des autres bâtiments, elle était ancienne, faite dans un bois massif et sombre, coupé dans une forêt de conifères qui n'existait plus. C'était le soir : le rendez-vous avait été fixé au coucher du soleil. L'adolescent ne savait à quoi ressemblait le mercenaire que le mage avait engagé avec lui, mais il ne doutait pas de pouvoir le reconnaître facilement. Les profils atypiques étaient rares dans un village comme celui-ci. Un guerrier serait aisé à repérer. Lui-même détonnait de façon certaine : son grand chapeau, sa cape, ses vêtements précieux, et sa rapière exotique n'avaient rien de courant. Un pied botté posé sur la partie basse d'une rembarre, Ozvello était presque immobile, non sans ressentir une grande impatience en même temps qu'un grand enthousiasme.
« Peut-être s'agit-il d'un autre magicien de sa connaissance ? Encore que s'il en avait connu un autre lui devant un service, la chose serait peut-être déjà réglée… Un combattant alors ? Une montagne de muscles qui se battrait avec une force titanesque ?
–Il ne serait pas difficile de trouver quelqu'un de plus robuste que toi, c'est certain.
–Comment pouvez-vous… Ma valeur martiale n'a rien à voir avec…
–Allez, je plaisante. »